Dans leur pratique, les travailleurs de maisons médicales sont aussi en première ligne pour observer et affronter les questions de discrimination et de racisme. Que ce soit entre patients dans la salle d’attente, dans la relation de soin qu’ils construisent avec chaque patient, dans les relations d’équipes entre travailleurs, la présence des signes conventionnels et les différences culturelles posent des questions épineuses qui mettent en contradiction certaines de nos valeurs. Est-il possible de travailler l’accessibilité à nos services en étant ouverts à l’affirmation d’une appartenance religieuse ? Comment recevoir une demande de certificat de virginité quand on est en faveur de l’égalité pour tous ?...
Des travailleurs de maisons médicales et de centres de planning liégeois ont rencontré Edouard Delruelle, philosophe, directeur francophone du Centre pour l’Égalité des Chances et de Lutte Contre le Racisme. S’appuyant sur son expérience au Centre, il a apporté un éclairage analytique sur ces questions.
Le Centre pour l’Égalité des Chances est une institution publique indépendante, ni une ONG, ni une organisation gouvernementale. Ses deux missions principales sont d’une part la lutte contre toutes les formes de discrimination (sauf hommes/femmes) en utilisant les instruments légaux à disposition, et d’autre part la défense des droits fondamentaux des étrangers, l’analyse des flux migratoires et la lutte contre la traite des êtres humains.
Ces deux missions, quand on les croise, mettent le Centre face au problème du racisme : il y a une connexion entre la question migratoire et la question des discriminations que peuvent subir les descendants des migrants de la première ou deuxième génération. Et puis la question de l’intégration. Sur la question de l’intégration, le Centre n’a pas de mission légale. Mais c’est une question qui y est traitée.
En 2004-2005, j’ai été rapporteur de la Commission du Dialogue Interculturel qui fut mise en place par le Gouvernement Fédéral suite à plusieurs événements : la question du foulard en France, l’assassinat de Théo Vangogh aux Pays Bas, le 11 septembre 2001, et les émeutes dites « ethniques » dans certains quartiers de Bruxelles. Une Commission est donc mise en place qui fait une série de propositions. Aucune de ces recommandations n’a été suivie d’effet. Quatre ans plus tard, quand Joëlle Milquet arrive comme Ministre Fédérale de l’Egalité des Chances, elle met en place les Assises de l’Inter culturalité. C’était la troisième opération sur ces questions-là. Il y avait eu avant, fin des années 80 (89-93), le Commissariat Royal à la Politique des Immigrés qui avait déjà rendu un premier rapport.
Quand on voit ces trois rapports, on observe que le rapport du Commissariat Royal à la Politique des Immigrés identifie un défi majeur : l’intégration des populations d’origine immigrée en Belgique. Et pour réussir cette intégration, il y a trois chantiers : l’emploi, l’enseignement, le logement. Dans ce rapport il n’est pas question du foulard, de culture, de religion, mais de problèmes matériels et concrets des gens.
A la Commission du Dialogue Interculturel on demande ce qu’il faut faire avec le foulard à l’école et une série de choses de ce genre. La commission y répond peu. Elle n’est pas composée avec des représentants des communautés. Elle se concentre sur la lutte contre les discriminations et sur une série de propositions pour faire sentir à certaines populations, tout en étant extrêmement ferme sur les valeurs, qu’ils sont des citoyens belges, qu’ils soient de nationalité belge ou pas. Une des dispositions toute simple, symbolique, c’est la rédaction d’une charte du citoyen à remettre à tout primo-arrivant. Elle pourrait se trouver dans les administrations, être discutée en classe… Une proposition en 10 points avait été rédigée, sorte d’ADN politico-culturel. On y retrouvait l’égalité femmes/hommes, la culture de la négociation sociale, mais aussi des choses typiquement belges comme le droit de mourir dans la dignité, l’avortement,… Le pouvoir politique n’a jamais réussi à se mettre d’accord sur le texte de cette charte.
Lors des Assises de l’Interculturalité on ne parle plus de chômage, on ne parle plus de problèmes d’urbanisme et de logement qui sont gigantesques dans une ville comme Bruxelles, ni de la paupérisation terrible de certains quartiers, des écoles ghetto,… On parle du foulard, d’accommodements raisonnables, de toute une série de choses qu’il faudrait faire en matière culturelle pour que le dialogue soit plus facile avec ces populations, y compris dans le secteur de la santé. Même s’il y avait là beaucoup de bonnes propositions, on assiste à un déplacement du problème. Il s’agit d’une culturalisation du problème.
Si on regarde l’évolution sur ces 10-15 dernières années il y a d’une part une montée en puissance du discours contre les discriminations et la mise en place d’instruments légaux anti-discrimination [1]. On assiste à une promotion de la diversité, notamment les entreprises font des plans « diversité », c’est très à la mode. Et d’autre part, il faut noter que ce discours « anti-discrimination, égalité des chances, diversités culturelle », apparaît au moment où on cesse les politiques de soutien aux populations les plus précarisées, au moment où s’affirme un discours de compétitivité économique et de rentabilité, ainsi qu’une critique de l’assistanat.
Dans petit livre qui s’intitule « Les places et les chances » [2], François Dubet définit deux grands modèles de justice sociale : le modèle de l’égalité des places, c’est-à-dire la justice sociale. La hiérarchie existe dans une société capitaliste, il y a toujours des différences entre le capital et le travail, entre les cadres les employés les ouvriers, mais on travaille à la cohésion de l’ensemble de la société en resserrant ces écarts. On imprime un mouvement centripète.
Le second modèle est celui de l’égalité des chances, qui consiste à dire que la vie est une compétition mais qu’il faut que tout le monde parte sur la même ligne. S’il y a dans la vie sociale 50% de femmes et 30% d’émigrés (par ex), il faut retrouver dans les CA et les ministères 50% de femmes et 30% d’émigrés. Ce modèle de l’égalité des chances avalise l’idée que la vie sociale est une compétition, qu’à la fin il n’y en aura que quelques-uns qui s’en sortiront et d’autres qui resteront sur le carreau. Et c’est cela le contexte idéologique dans lequel les instruments qui sont à la disposition du Centre ont été mis en place.
C’est aussi dans ce contexte que se situe le débat, que je considère comme le mauvais débat dont il faut sortir, entre les universalistes et les multiculturalistes. Les universalistes prônent le color-blind [3], c’est-à-dire qu’il ne faut pas tenir compte des différences notamment culturelles, qu’il faut traiter tout le monde à égalité. Ce qui justifie le refus, voir l’interdiction des signes convictionels à l’école, la neutralité des fonctionnaires de l’Etat, le refus des statistiques ethniques, le refus des politiques d’action positive. De leur côté, les multiculturalistes affirment que la seule manière de lutter contre les discriminations c’est d’être color-conscious [4], parce que les « couleurs » sont une réalité. Il faut donc faire de la neutralité inclusive et non pas exclusive. Ils préconisent des actions positives (qui en gros n’existent pas en Belgique), des accommodements raisonnables, et d’accepter les signes convictionels à peu près partout. Dans cette fausse opposition que les média entretiennent, chacun s’accuse de racisme. Les multiculturalistes accusent les universalistes de soutenir l’hégémonie culturelle occidentale et, derrière leur universalisme, de cacher un franc et massif racisme. Et les universalistes accusent les multiculturalistes de communautariser et d’enfermer les populations dans leurs identités culturelles, ce qui entretient le racisme à leur égard.
Il s’agit d’un dialogue de sourds. Pourquoi ? Parce que chacun regarde la question uniquement par rapport à la culture sans la réintégrer dans les questions matérielles telles que l’emploi, l’enseignement, le logement, la santé. Il faut partir des problèmes concrets des gens et seulement après remonter vers les problèmes de principes éventuellement
De ce point de vue, le Commissariat Royal avait anthropologiquement et philosophiquement raison. Les problèmes essentiels structurant pour l’être humain, c’est ce que j’appelle « vie-travail-langage ». C’est-à-dire la vie affective, la manière dont on se structure à travers les rapports de parenté et de sociabilité. Le travail, c’est-à-dire comment on s’intègre dans les rapports socio-économiques de production et de consommation. Et le langage, c’est-à-dire comment le savoir se produit et comment il se transmet. C’est la question de l’école, des média au sens le plus large du terme.
Mon hypothèse est que là où on a une cohésion sociale forte [5], l’être humain a beaucoup moins besoin d’identification communautaire et religieuse pour se construire sur le plan personnel. Par contre, lorsque cette cohésion sociale se délite par manque d’emploi, dans des quartiers dévastés, sans rapports entre voisins et entre proches, avec des problèmes de ghettoïsation et de discrimination au niveau des écoles, à ce moment-là les individus ont tendance à chercher dans les identifications communautaires des réponses concrètes. Ces réponses sont d’une part au niveau psychologique, en terme d’affirmation et de dignité de soi (Au moins j’ai la dignité d’être musulman, d’être croyant évangélique ou d’être congolais…), d’autre part au niveau de la vie quotidienne, parce que l’accès au savoir va se trouver dans les associations proches des mosquées, parce que les familles élargies permettent une plus grande solidarité, mais cela suppose une communautarisation plus forte… Je fais donc cette hypothèse d’un jeu de vases communiquant quand la cohésion sociale se délite le besoin d’identification augmente et inversement.
Une fois qu’on replace les problèmes de discrimination et les questions culturelles dans leur contexte concret et qu’on pense en termes de « vie-travail-langage », je pense que très vite on s’aperçoit qu’on est à la fois universaliste et multiculturaliste. C’est ça le modèle idéal. C’est d’être à la fois universaliste et intransigeant sur certaines valeurs fondamentales, et être ouvert à la plus grande différence.
Il y a 50 ans, les notions de multiculturalisme et d’universalisme n’existaient pas, ni dans la littérature philosophique ni dans le débat public. Au contraire, on avait le sentiment d’une convergence parce que assez naturellement le progrès social et culturel fonctionnaient ensemble et que l’intégration se faisait par le travail et par des choses qui étaient communautaristes (le poids des églises, des associations communautaires, des clubs de football monoculturels,...). C’était un passage, et tout le monde savait que ce n’était qu’un passage vers quelque chose d’universaliste : une intégration. C’était possible parce qu’il y avait un modèle social centripète qui faisait cohésion.
Historiquement, ce qu’on appelle les 30 glorieuses c’est une dynamique égalitaire qui n’a pas supprimé les inégalités mais c’était une dynamique qui allait dans ce sens. Tant qu’on ne retrouvera pas une telle dynamique, il n’y aura pas de solution à toutes les questions dont nous parlons ici.
Quelles sont les difficultés réelles que l’on a avec les populations issues de l’immigration ?
Quand on prend la variable religieuse, on pense évidemment en premier à l’islam. Je pense que l’islam en tant que tel est très peu un problème. Les textes et les croyances religieuses sont indissociables des pratiques (religieuses, cultuelles, de la vie sociale). Il est parfaitement possible d’avoir un islam d’Europe, moderne. Il y a d’ailleurs des tas de musulmans dont on ne parle jamais, qui sont parfaitement intégrés, qui vivent de façon tout à fait pacifique leur religion. Je pense donc que le problème n’est pas l’islam.
Ensuite on pense à l’islamisme. Mais c’est un problème politique. Il vient de ce que des groupes politiques se servent de l’islam pour provoquer sur le plan politique (ex le groupe Charia 4Belgium). Ce problème est lié à la géopolitique, aux média, à la capacité d’internet. Etant un problème politique, il revient à la sûreté de l’état et à la police notamment d’y trouver des solutions. Ce n’est pas dans les règles de fonctionnement entre citoyens que le problème va se régler.
Il y a des questions de discrimination dont 50% sont des discriminations raciales. Mais de plus en plus les discriminations se basent sur les religions. Religion et racisme sont maintenant tout à fait liés. Dans la question de la discrimination, il y a deux faces : celle de l’exploitation et celle de l’exclusion.
Au niveau de l’exclusion, on observe une exclusion objective. C’est par exemple, en tant que patron, faire en sorte de ne pas engager d’arabes dans son entreprise (consciemment ou inconsciemment). Et une exclusion subjective, qui est la stigmatisation des populations. Elle va croissant avec les années.
Les responsables du FOREM le confirment, des employeurs leur disent qu’ils ne veulent pas de jeunes marocains, pas d’immigrés. Le FOREM n’accède pas à ces demandes mais doit tenir compte du fait que les employeurs ont ce barrage. Tant les responsables que les placeurs et les formateurs du FOREM disent qu’il y a une part de la population des jeunes belges qui sont de la deuxième ou de la troisième génération, dont ils ne savent rien faire. Ici, ce n’est plus de la discrimination. Ils ont subi de la discrimination au départ, mais aujourd’hui ils sont désaffiliés. Ce concept a été forgé par un sociologue, spécialiste de la psychanalyse qui s’appelle Robert Castel [6]. Il a créé le concept de désaffiliation en réaction au concept d’exclusion qui ne lui semblait pas opérationnel. Les populations dont on parle ne sont pas exclues. Les gens ont de moins en moins de repères et d’attache à la société avec le travail, l’école, etc, mais ils sont là, ils ne sont pas ghettoïsés. Ils sont distanciés et ils se distancient par rapport au centre de la société. Le concept de « désaffiliation » marque une dynamique à la fois individuelle et collective. Ces dizaines de milliers de jeunes à qui (se) sont désaffiliés par rapport au monde du travail et par rapport au monde plus globalement, constituent une bombe à retardement, un véritable trou noir social qui représente une aubaine pour les communautarismes et l’intégrisme. Ce problème est plus fondamental que la question du foulard.
Au-delà des questions de discrimination et des problèmes structurels et massifs qu’elles génèrent et il y a un problème de type anthropologique ou sociologique. Il n’est pas religieux même s’il laisse à le penser. Dans certaines diasporas de l’immigration, on voit la réinvention d’une forme de « patriarcat ». Il ne s’agit pas de la survivance d’un « patriarcat » d’origine, qui disparaît en général après une ou deux générations, par la mixité des mariages et le mélange de la vie sociale. Il s’agit d’une réinvention en contexte diasporique, de la part de gens qui sont nés ici, qui sont de la deuxième ou de la troisième génération d’immigrés, et qui réinventent des formes « post-modernes » de patriarcat.
Quand on observe les problèmes réels pour lesquels il est difficile de trouver des solutions avec ces populations, ils sont liés à la question de genre ou à celle de la sexualité, c’est-à-dire des questions liées au patriarcat. Face à la question des jours de congé pour fêter le ramadan ou à celle du local de prière, on trouve assez facilement des solutions. Par contre le foulard, le refus pour un homme de se faire soigner ou de servir sous l’autorité d’une femme, les réfections d’hymen, les mariages arrangés ou forcés, on ne trouve pas de solutions. Et là je pense qu’on a un vrai problème parce qu’on est dans la vie privée des gens, et le législateur ne peut pas facilement imposer les modes de vie de famille. Or cette réinvention du patriarcat ici, par les jeunes nés ici, est inquiétante parce que si on n’y prend pas garde il va se structurer. Ce qui se met en place dans les familles et dans la sociabilité primaire se structure et devient permanent. Je pense que l’Etat, la société, peut intervenir dans les familles, nous interdisons la polygamie, l’inceste,... Mais s’attaquer à ce problème est difficile et on voit que l’école n’y parvient déjà pas.
Le patriarcat
Nous avons nous-même dans nos sociétés, des restes de patriarcat. On ne peut pas dire que l’égalité femmes/hommes soit totalement réalisée, l’écart salarial est encore important, les violences conjugales sont une réalité. Ensuite en anthropologie, le terme « patriarcat » regroupe des systèmes de parenté qui peuvent être extrêmement différents. Parfois ça signifie « le pouvoir d’un patriarche », et quasiment que ça, sur la famille. D’autres fois il s’agit d’un partage des rôles différencié » entre le père et la mère... Normalement le patriarcat, ce sont des familles élargies, des « fonctionnements par clan ». Et en ayant une assiette sociale plus large, il existe des solidarités plus larges. Ce patriarcat répond à une nécessité presque matérielle.
En voici notamment trois :
Les gens en marge d’origine belge partagent un peu les mêmes quartiers que les personnes d’origine immigrée. C’est ce qu’on observe chez nos patients. Est-ce que le fait de voir comment vit la population belge d’origine ne pousse pas les personnes d’origine étrangère à un repli identitaire ?
Le repli identitaire est d’abord psychologique pour garder la dignité. Nous avons tous besoin de croyance et d’identification, et si on ne peut pas s’identifier à la société qui nous entoure parce qu’on n’a pas de travail, on se replie sur des croyances.
C’est aussi dans ce contexte qu’on a la chance de trouver un peu de solidarité. Les mosquées offrent des services sociaux et culturels (comme nos églises avant).
Et effectivement on voit chez pas mal de jeunes se construire sur le contre-modèle. C’est-à-dire qu’ils considèrent qu’ils sont plus purs, plus corrects et vivent mieux que ces belges alcooliques, homosexuels,... et donc ils construisent une identité par rejet. C’est ce qui explique le succès du discours de quelqu’un comme Dieudonné auprès de ces jeunes. Son discours est antisémite et homophobe mais complètement construit sur le contre-modèle : « ce n’est pas nous qui sommes à la périphérie avec nos problèmes, c’est eux qui sont pourris au centre de cette civilisation occidentale pourrie ». Ce discours fonctionne à la fois chez des jeunes qui ont des problèmes mais aussi chez ceux qui ont du travail ou qui sont à l’université.
Quand une jeune fille demande un certificat de virginité, je me sens divisée sur la réponse à apporter, je pense qu’il n’y a pas une bonne réponse.
Dans ce cas, le modèle universaliste et le modèle multiculturaliste auraient chacun une réponse différente. Les uns disant que c’est culturel, les autres disant que c’est scandaleux pour l’égalité et l’émancipation de la femme. Je pense que ces modèles sont totalement inopérants. Donc il faut qu’on les construise nous-même à partir des pratiques elles-mêmes. En tant que soignant, dans votre travail vous êtes soucieuse du bien-être de la personne. Vous avez une approche individualisée du bien-être et allez répondre oui ou non selon la personne que vous avez en face de vous. Je pense que c’est le type de problème sur lequel on n’a pas assez de connaissance. Il serait utile d’accumuler les expériences pour vous donner un peu de moyens de sortir de l’arbitraire. Ici les chiffres ne me semblent pas intéressants. Il me semblerait plus intéressant de travailler par focus group entre intervenants socio-médicaux qui ont eu le cas. Quelles réponses ont-ils apporté ? Qu’est-ce que ces jeunes filles deviennent après un an, après deux ans ? Essayer d’aller retrouver ce qu’elles sont devenues et de voir ce qu’on appelle les variables médiatrices pour voir entre le moment où elles sont venues et un ou deux ans plus tard ce qui s’est passé. Je vous invite à mieux mutualiser les connaissances et les expériences pour, à un moment donné, dégager des guidelines.
Je travaille dans un planning familial. On y vérifie au quotidien que les questions de genre et de sexualité sont très délicates. On l’observe tant dans la relation avec les personnes qui viennent en consultation qu’en animation dans les écoles où nous allons.
Ce que nous pouvons faire, c’est alerter la société sur le fait que ces problèmes existent mais qu’ils ne sont pas ce qu’on croit. Ce ne sont pas des problèmes de religion, de politique d’islamisme, ce n’est pas du racisme... C’est à la fois plus grave et moins grave que ça. C’est plus grave en ce sens que ce sont des vrais problèmes. Et il faut le dire, notamment à ceux qui sont iréniques [7] sur la diversité culturelle. Il y a là des réalités qui nous posent à tous des problèmes tout à fait concrets. Mais d’autre part, et c’est pour ça que je parle de (réinvention du) patriarcat et non pas religion, ce n’est pas la religion en soi et l’islam qui est un problème, c’est une certaine façon de structurer les relations familiales. Il y a des musulmans qui ne sont pas dans des schémas de type patriarcaux. Le souci que nous avons n’est pas avec les immigrés ou avec les musulmans, c’est un souci avec des concitoyens, avec une réalité qui est en train de se construire et dont nous sentons qu’elle est grosse de conflits potentiels et d’évolution négative pour la société. Alors on peut bien sûr essayer de trouver des solutions concrètes pour savoir comment faire dans les plannings et les maisons médicales, il faut cependant que la question soit posée intelligemment au niveau des responsables politiques, au niveau de la société, des médias... Toutes ces réalités que vous percevez, mais aussi les travailleurs du FOREM, dans les logements sociaux... sont actuellement situées en dessous du radar, elles ne sont pas connues. Cela fait que la seule perception possible est qu’on a un problème avec l’islam. Il faut donc, pour les mouvements d’émancipation, faire remonter ces réalités pour faire émerger une connaissance du social qui permet soit de trouver certaines solutions soit de passer à une forme qui est d’avantage politique.
Dans le même ordre d’idée, il y a les certificats pour ne pas aller à la piscine, il n’y a pas de consensus en équipe.
Là je pense qu’on a une base un peu plus solide parce que c’est par rapport à un milieu bien précis, lui-même institutionnalisé qu’est l’Ecole. Et normalement l’école a une règle. En même temps on sait que ce sont des adolescentes et qu’il y a dix mille autres choses que strictement la religion ou la culture qui peuvent intervenir dans le fait de ne pas vouloir aller à la piscine. Je pense qu’il faut très fort relativiser et je ne considère pas que ce soit un problème absolument central, mais là au moins on a une institution et des règles sur lesquelles s’appuyer. Mais j’admets que c’est plus compliqué que ça, que ça doit être beaucoup plus compliqué que ça sur le terrain.
Le foulard est très clairement identifié comme signe religieux dans ce que vous dites. Le débat est plus complexe que ça.
Sur le plan juridique c’est comme ça qu’il est traité à travers toute l’Europe. Lorsqu’il y a des procès, c’est pour discrimination sur base de la religion. Les associations musulmanes qui revendiquent des droits pour le foulard le font au nom de la religion. Si un jour une loi interdit les signes religieux le foulard sera considéré comme tel, même s’il n’est pas vécu comme tel par les personnes. Si une loi autorise les signes religieux, les personnes pourront s’en prévaloir pour faire valoir leurs droits. Le foulard est un signe religieux au sens juridique du terme.
Maintenant, ce qui se passe à l’intérieur de la tête sur laquelle se trouve le foulard, ses motivations profondes, c’est impossible à dire. Je pense principalement que ça devient surtout aujourd’hui un marqueur identitaire et ne pas le porter c’est parfois s’exclure de toute une sociabilité informelle. Ça ne suppose pas du tout d’aller à la mosquée, de prier, de croire sincèrement, c’est devenu un marqueur identitaire de type religieux.
Le niqab est interdit dans les lieux publics, cela vaut-il pour nos salles d’attente ?
Vous êtes tout à fait fondée à inviter les personnes à enlever leur niqab. La loi « anti burqua » l’interdit dans tous les lieux publics, cela vaut pour les salles d’attente. Une seconde justification objective et raisonnable c’est que vous devez, dès la salle d’attente, pouvoir identifier la personne et savoir à qui vous avez affaire. Cela se justifie parce que vous êtes une structure d’accueil.
La burqua me pose un réel problème qui n’est pas tellement la question des femmes. Notre morale et notre droit est un droit de l’individu, nous nous assumons et nous avons des droits en tant que personne identifiée. La burqua est la négation de ça. C’est une façon d’affirmer qu’on n’a pas d’existence juridique puisqu’en tant que personne, j’appartiens juridiquement à mon mari. La burqua est donc en totale contradiction avec le fondement-même de notre droit. Ce qui n’est pas le cas du foulard. Les droits de l’homme sont des droits subjectifs (du sujet). Et donc nous avons les devoirs minimum afférents à ces droits, à savoir de s’assumer comme personne chaque fois qu’on peut le faire.
La deuxième justification contre la burqua est qu’elle crée une asymétrie, car la personne qui la porte nous voit. Les relations de citoyens sont des relations d’égalité au départ. Cela crée une inégalité inacceptable.
Les maisons médicales se sont créées avec une charte d’ouverture, de tolérance, de non-discrimination. Depuis peu de temps nous sommes confrontés à Liège, à l’emploi de jeunes (futures) médecins voilées. Cela pose question à nos équipes notamment parce qu’à l’accueil des patients ne veulent pas consulter pour des raisons de genre ou de religion. En discutant avec mes collègues des autres maisons médicales je me rends compte qu’on résout la question de manière différente.
En ce qui concerne le personnel, il n’y a pas de règle. Aujourd’hui 90-95 % des écoles interdisent les signes religieux sans véritable base. Personnellement je suis partisan de l’interdiction des signes convictionels dans les services publics parce que je suis attaché à la neutralité et que je pense que c’est bien pour la société que quelle que soit la population elle s’habitue à ce que le religieux n’est pas partout et n’est pas un droit absolu. Pour le service public je suis partisan de la neutralité pour les fonctions d’autorité (un enseignant, un directeur du centre pour l’égalité des chances,...). Mais dans ce cas-là, il faut que ce soit tous les signes convictionels. Pour les autres fonctions, ça ne pose pas de problème.
Dans votre cas, d’un point de vue juridique, il y a deux options. Soit vous vous considérez comme service public parce que vous dépendez directement d’organismes publics, que vous êtes financés par de l’argent public, et que vous avez peut-être reçu une injonction de l’institution publique (par exemple un hôpital public ou le FOREM qui exige la neutralité).
Soit vous êtes constitués en asbl ou en association qui a une orientation politique particulière et vous êtes une entreprise de tendance qui a des convictions, par exemple l’égalité femmes/hommes. Dans ce cas les employés doivent respecter ces convictions (donc ne portent pas le foulard, les hommes travaillent sous l’autorité d’une femme, etc.). Ça vaut pour le personnel, pas pour le public.
Concernant le public, du strict point de vue légal, interdire l’expression des convictions religieuses constitue une discrimination.
Concernant le refus des patients de se faire soigner par quelqu’un d’un autre sexe il y a également deux logiques. La première consiste à ne pas accepter le refus et argumenter que le patient est face à un médecin et pas à une femme ou un homme ». La seconde logique consiste à considérer qu’il suffit que la personne aille ailleurs. On est dans l’exercice de la médecine libérale, dans le shopping. Et donc on pourrait considérer que chaque maison médicale fait comme elle veut mais ce n’est pas au nom de la diversité culturelle, ce serait plutôt au nom du shopping.
Notre équipe a dû se positionner sur la candidature d’une médecin portant le voile. Il y avait une ligne de fracture assez importante dans l’équipe. Les « pour » et les « contre » se positionnaient en référence à la même charte.
Il est toujours possible d’invoquer un texte sous deux angles différents. Par exemple, dans les discussions sur la loi sur l’euthanasie, les pour et les contres se prévalaient de la Déclaration des Droits de l’Homme pour tirer des conclusions totalement différentes. C’est pour ça qu’une charte doit vivre et être discutée. Cela permet de réduire les interprétations ou de clarifier qu’on n’est pas d’accord et d’anticiper un différend. Par ailleurs, les chartes, les règles, les processus qu’on peut mettre en place sont des espaces de dialogue qu’on ouvre. Il ne faut pas attendre des normes qu’elles règlent tout. Elles balisent et elles ouvrent des espaces, surtout les soft-law comme on dit, qui n’est pas la loi de l’Etat. C’est d’ailleurs pour ça que je pense qu’il faut parfois de la hard-law, une loi verticale. Je crois un peu à l’Etat et je ne crois pas que l’Etat doit être géré comme une asbl. A un moment donné il faut un peu d’autorité.
Je vais vous donner un exemple avec ce que nous avons mis en place au Centre, où nous avons les mêmes problèmes. Quand nous avons des candidates voilées, que fait-on ? Nous avons un Règlement d’Ordre Intérieur qui dit : Tout collaborateur a droit de demander un accommodement raisonnable pour raison culturelle ou religieuse. Tout supérieur (chez nous il y a des supérieurs) a le droit de dire à un employé qu’il y a un problème par rapport à la neutralité du Centre pour l’Egalité des Chances.
C’est un droit réciproque. L’un a le droit de dire qu’il souhaite un local de prière, porter le foulard,… Et il faut que le chef de service puisse dire que cela pose un problème. Cela ouvre un espace de dialogue, qui pourra être conflictuel, mais il est ouvert et normé.
Par ailleurs, quand des solutions se négocient au sein de l’entreprise, nous suggérons de ne pas les culturaliser, il est préférable de mettre en œuvre des solutions générales. Par exemple concernant un temps de prière, on peut accorder des temps de repos qui peuvent aussi servir à quelqu’un pour aller fumer sa cigarette. Si on fait un local de prière, il va vite devenir le local des musulmans dans lequel les non-musulmans ne peuvent plus entrer. Mais on peut très bien dire qu’il s’agit d’un local de silence. Ainsi certains peuvent y méditer, d’autres prier, lire, dormir, etc. C’est une négociation à avoir, et la personne musulmane doit accepter qu’il y ait négociation sur ses pratiques culturelles et que l’espace soit partagé. En général, sur ce genre de question, les solutions sont trouvées très vite. Parce que tout simplement l’employeur veut garder son employé, l’employé veut garder son boulot et qu’il n’y a rien qui touche à la sexualité ou des choses tout à fait fondamentales.
Mon universalisme et les positions un peu normatives que je peux prendre sont des instruments, il faut les réintégrer dans un discours global de l’émancipation. La neutralité de l’Etat n’est pas une fin en soi, c’est un instrument pour que l’Etat ait l’autorité, l’impartialité, l’ouverture à tout le monde pour le bien des gens.
Comme le philosophe Etienne Balibar, je pense que l’égalité et la liberté c’est la même chose, il n’y a pas contradiction entre les deux. La contradiction entre universaliste et multiculturaliste ne peut se résoudre qu’à un niveau politique. En attendant, il n’y a pas de solution à nos problèmes. Il faut qu’on apprenne à vivre avec.
[1] les lois de 2003 revues en 2007, qui interdisent toute forme de discrimination directe ou indirecte.
[2] Ed. du Seuil/La République des Idées, 2010
[3] Aveugle aux couleurs
[4] Conscient des couleurs
[5] C’est-à-dire de l’emploi, des rapports de voisinage qui sont vifs et riches, sans trop d’insécurité, où l’école fonctionne correctement, où l’accès au savoir est relativement facile,...
[6] « La discrimination négative »
[7] Qui recherche l’œcuménisme, l’entente entre personnes dont les opinions religieuses divergent.