Comment les outils de gestion peuvent-ils contribuer à analyser et diversifier les ressources de nos organisations ? Peuvent-ils être mobilisés afin de contribuer à leur finalité de transformation sociale ?
La gestion d’une entreprise consiste à mobiliser les ressources de ladite entreprise pour atteindre son objectif. Pour ce faire, elle vise toujours à répondre aux besoins et aux attentes des gens, qu’ils s’expriment en termes de produits ou de services. Les outils de gestion sont là pour soutenir la prise de décision. Ce qui va être déterminant de la décision d’augmenter, diversifier ou même diminuer l’activité, c’est d’une part la confiance que l’entrepreneur a dans la consommation ou l’utilisation qui va être faite de ce qu’il produit et d’autre part la quantité de ressources disponibles pour réaliser l’activité de l’entreprise. Jusque-là, rien de surprenant.
Observons de plus près ce que sont les ressources nécessaires à mener l’activité. Elles sont de trois types : les ressources matérielles, immatérielles et les ressources humaines. Toutes ont une traduction financière dans le plan financier de l’entreprise (notons au passage que cet outil de gestion ne s’appelle pas « plan des ressources de l’entreprise »). Dans ce plan, les différentes sources de financement traditionnellement répertoriées sont : les fonds propres, le crédit (fonds empruntés), et accessoirement les dons. A cela, en fonction du type d’entreprise, on peut ajouter les subsides et le crowdfunding (financement participatif).
Il suffit de faire une recherche internet pour rencontrer l’évidence : la gestion de l’entreprise ne s’envisage le plus souvent que sur deux axes, le premier permet d’augmenter le capital, le second (intrinsèquement au service du premier au point qu’ils sont régulièrement confondus) vise à faire travailler les travailleurs de manière plus rentable. Or nous avons vu dans l’article « L’économie peut-elle ouvrir la voie pour le changement social » qu’il existe d’autres types d’entreprises que les entreprises capitalistes [1]. Ce sont les entreprises d’économie sociale.
Le secteur de l’économie sociale est en développement. Il recouvre des réalités parfois diverses, ce qui le rend difficile à cerner. Notamment, on y trouve des entreprises relevant du secteur marchand et non-marchand. Le Décret Région Wallonne du 20 novembre 2008 [2] la défini comme suit : « L’économie sociale se compose d’activités économiques, productrices de biens ou de services, exercées par des sociétés, principalement coopératives et/ou à finalité sociale, des associations, des mutuelles ou des fondations, dont l’éthique se traduit par l’ensemble des principes suivants : finalité de service à la collectivité ou aux membres, plutôt que finalité de profit ; autonomie de gestion ; processus de décision démocratique ; primauté des personnes et du travail sur le capital dans la répartition des revenus. »
Il y a ressources et ressources
Si l’on considère qu’un outil est pensé en fonction de l’objectif qu’on lui donne, on peut se demander s’il est possible pour les entreprises de l’économie sociale de s’approprier les outils de gestion de l’entreprise capitaliste ?
C’est Arnaud Henry [3] qui nous aide à fournir une réponse à cette question. Dans le livre référence de Sybille Mertens [4] « La gestion des entreprises sociales » (2010, Editions Edipro), il développe un cadre logique qui permet l’identification la plus adaptée possible des ressources de l’entreprise sociale. Car contrairement aux entreprises capitalistes, la gestion des entreprises sociales ne peut s’appuyer sur le seul indicateur du profit pour orienter les choix [5].
Il commence par préciser que les entreprises d’économie sociale, qu’elles soient marchandes ou non-marchandes, produisent des biens et services indispensables à la société. Pour réaliser leurs activités, elles sont confrontées aux mêmes exigences que les entreprises capitalistes : elles doivent disposer de ressources pour financer leurs opérations courantes, elles doivent trouver les moyens de réaliser les investissements nécessaires à la poursuite de leur mission, elles doivent gérer leurs flux de trésorerie et disposer de fonds pour compenser d’éventuels découverts de caisse [6]. Cependant, Arnaud Henry identifie trois difficultés : en raison de leur finalité sociale, elles ne peuvent pas financer leurs dépenses courantes uniquement par la vente de biens et services qu’elles veulent rendre accessibles à leurs usagers/clients. Cela implique que la fixation de leurs prix sort de la logique de l’offre et de la demande. De plus, les circuits qui permettent aux entreprises d’accéder à des fonds pour financer les investissements ne sont pas adaptés à leurs spécificités [7]. Et enfin, elles ont des besoins en trésorerie parfois importants étant donné les délais de paiement de certains subsides. Elles ne peuvent donc pas simplement utiliser les outils de gestion de l’entreprise capitaliste.
C’est en partant de l’observation des pratiques du secteur que les théoriciens de l’économie sociale ont développé un outil alternatif. En effet, en vertu de leur finalité sociale, les coopératives, les entreprises d’insertion, les asbl non-marchandes peuvent mobiliser des ressources que l’entreprise capitaliste ne mobilise pas.
Il y a bénéfices et bénéfices
Arnaud Henry s’appuie sur l’observation de terrain pour montrer qu’un lien existe entre la diversité des ressources mobilisables et différents types de bénéfices qui y sont liés. Chaque type de bénéfice renvoie à une catégorie de financeur, susceptible de représenter une source de financement particulière.
Les bénéfices privés sont les effets ressentis par les consommateurs directs d’un bien ou d’un service pour lequel il est théoriquement possible de demander un paiement en contrepartie. En théorie, car une crèche, une maison de repos ou un musée ne demandent pas toujours un prix en rapport avec le coût de production. Quand pour des raisons d’équité l’entreprise ne souhaite exclure personne de la consommation de ses biens ou services, elle pratique une politique de prix réduits (et parfois nul) ou de prix différenciés.
Les bénéfices publics sont les effets positifs ressentis par l’ensemble de la collectivité et reconnus comme tels par les pouvoirs publics (ex : protection de l’environnement, action sociale, …). Certaines de ces activités produisent un bénéfice direct pour les personnes mais également pour le budget de la collectivité, ou sur l’amélioration du marché du travail,… De ce fait, les pouvoirs publics ont défini par décret les critères qui permettent à des entreprises d’obtenir des moyens financiers (agréments et subsides) à conditions d’atteindre les bénéfices escomptés. Sous certaines conditions, les pouvoirs publics soutiennent également l’emploi des entreprises qui concourent à des finalités publiques. Une autre forme de financement public consiste à rendre la demande solvable. Pour ce faire, les pouvoirs publics interviennent dans le prix de vente du produit ou du service. C’est le cas par exemple, du tiers payant en matière de soins de santé.
Les bénéfices indirects sont les effets positifs ressentis par des personnes ou des organisations autres que les bénéficiaires directs de ce bien ou service. Toute personne peut faire un don à une association parce qu’elle juge que son action est bénéfique, même si elle n’en bénéficie pas directement. Ce don peut se faire sous plusieurs formes : en nature (matériel, bâtiment,…) ou en temps (volontariat, mise à disposition de personnes qualifiées,…). Ces dons peuvent nécessiter une contrepartie, notamment en termes de reconnaissance, tout comme l’emprunt requiert une contrepartie en termes d’intérêts. Cette contrepartie se traduira différemment s’il s’agit d’un don d’une personne privée ou d’une entreprise (marchande ou non). Ce qui semble évident et clair pour la contrepartie liée à l’emprunt mérite d’être mesuré et pris en compte en ce qui concerne les dons, car la contrepartie attendue peut parfois peser lourd dans le quotidien de l’association.
Le cadre logique proposé par Arnaud Henry propose d’expliquer d’un point de vue économique pourquoi et dans quel cas il est rationnel, pour les entreprises sociales, de recourir à plusieurs sources de financement en fonction des bénéfices donnés et perçus.
Pour procéder à une estimation fine des ressources nécessaires et disponibles de l’entreprise, A. Henry invite à une évaluation en termes de risques : l’indépendance et la pérennité sont-elles misent en danger par les ressources et leurs modes de mobilisation ? Un regard pragmatique permettra d’évaluer la réelle possibilité d’accéder aux ressources identifiées et si c’est ressources ne menacent pas la cohérence dans la réalisation de la mission sociale de l’entreprise.
L’économie sociale s’inscrit dans le mouvement de l’économie solidaire [8]. A la base des initiatives d’économie solidaire se trouve l’impulsion réciprocitaire que Jean-Louis Laville [9] décrit comme la « prédominance initiale de la réciprocité à travers un engagement mutuel « réciprocitaire » où les rapports sociaux de solidarité priment sur l’intérêt individuel ou le projet matériel ». Ce disant, il signifie que le lien social fait émerger des pratiques d’ordre économiques. Et c’est ce que l’hybridation des ressources (monétaires et non-monétaires) nous permet d’objectiver et même de valoriser dans la réflexion qui prévaut à l’orientation de l’activité économique « dans le sens non-capitaliste du terme ».
L’hybridation nous permet de travailler deux conditions essentielles au changement social :
La pluralité des ressources permettrait d’éviter, d’une part, le basculement dans la seule logique de marché (« isomorphisme marchand ») et, d’autre part, l’instrumentalisation par les politiques publiques (isomorphisme non-marchand » (Laville et Nyssen, 2001). Ce serait donc une condition d’indépendance.
Par la mobilisation des bénéficiaires, elle ouvre des perspectives intéressantes à la question de la participation tant des usagers que des travailleurs des entreprises. Cette réflexion nous ramène à celle développée par Isabelle Ferreras dans son livre « Gouverner le capitalisme » [10]. Elle distingue deux logiques radicalement différentes dans leurs finalités. La première consiste à faire participer le travailleur (ou l’usager) à la gestion de l’entreprise et l’autre, qu’elle défend, vise à faire peser les travailleurs (et les usagers) sur le gouvernement de l’entreprise. Dans la délibération sur le gouvernement de l’entreprise, les termes de l’échange sont politiques, « ils touchent aux conceptions de la justice et portent sur les finalités et les moyens de l’activité. »
L’analyse des ressources plurielles de l’entreprise ou de l’organisation nous semble représenter une belle opportunité pour le développement des maisons médicales. Elle ouvre à la possibilité concrète d’aborder les questions de gestion plus largement que par la logique financière, dans une perspective politique. Il nous semble que cette perspective est créatrice de nouvelles pratiques sur lesquelles appuyer une dynamique de changement social convergeant avec les valeurs portées par le mouvement des maisons médicales.
L’économie solidaire se défini comme « l’ensemble des activités économiques soumis à la volonté d’un agir démocratique où les rapports sociaux de solidarité priment sur l’intérêt individuel ou le profit matériel ; elle contribue ainsi à la démocratisation de l’économie à partir d’engagements citoyens. […] cette perspective a pour caractéristique d’aborder ces activités, non par leur statut (associatif, coopératif, mutualiste…), mais par leur double dimension, économique et politique, qui leur confère leur originalité. »
Eme B. et Laville J.-L. (2006) « Economie solidaire (2) » in Laville J.-L. et Cattani A.D (dir) Dictionnaire de l’autre économie, Paris, Gallimard.
L’économie sociale « désigne les activités économiques réalisées par des personnes privées mais poursuivant un intérêt collectif. C’est en ce sens qu’on parle souvent du tiers-secteur, car il se distingue du secteur public, mais également du secteur privé. » . L’économie sociale rassemble des entreprises et des organisations qui se donnent des modes de gestion dont la finalité n’est pas centrée sur le profit. Elles se sont données des formes juridiques pour cela, ce sont les coopératives, les mutuelles, les associations. La dimension démocratique s’y décline de manières diverses.
L’économie sociale fait exister la pluralité dans le modèle socio-économique européen. L’économie solidaire articule la dimension politique à la dimension économique. Jean-Louis Laville et Bernard Eme soulignent que cette articulation est rendue possible par la mise en œuvre du principe de réciprocité, qui met en relation les citoyens. Pour eux, c’est de cette mise en relation que peuvent naître de nouveaux espaces publics (au sens d’espaces de débats entre citoyens) favorables à la démocratie contre la logique de marché.
Les autres analyses pour cette année...
[1] Ne voyez pas dans ce terme un quelconque jugement de valeur. C’est comme ça que se nomme une entreprise dont la finalité est l’accumulation du capital (richesse destinée à produire un revenu ou un nouveau bien, selon le dictionnaire Robert).
[3] chercheur au Centre d’Economie Sociale de l’ULg
[4] Économiste, chargée de cours à la Haute Ecole de Commerce de l’ULg, spécialisée en économie sociale et solidaire.
[5] P. 125
[6] P. 124
[7] Les taux d’intérêt des prêts accordés aux entreprises sont calculés en fonction de la « fiabilité » de l’entreprise à assurer le remboursement du prêt, de ses réserves financières (vues comme des garanties), de la rapidité avec laquelle elle va rembourser l’emprunt. Or, les entreprises d’économie sociale répondent moins bien aux critères de fiabilité qui sont adaptés au fonctionnement des entreprises capitalistes. Cela conditionne des coûts financiers plus importants.
[8] Voir article « L’économie peut-elle ouvrir une voie pour le changement social ? », SC …
[9] Economiste, notamment professeur du Conservatoire national des arts et métiers à Paris (CNAM), où il est titulaire de la chaire « Economie Solidaire ».
[10] Voir Santé Conjuguée n°63 « Gouverner le capitalisme ? », Ch. Legrève.