Ses patients l’appellent Sakal docteur, docteur barbu en turc. Sa pratique durant quarante ans en maison médicale dans le quartier Nord de Bruxelles a certes nécessité un stéthoscope, mais aussi de bonnes oreilles.
Ce qui nous importait avant tout c’était les réunions de réflexion sur la santé du quartier. J’ai eu beaucoup de chance au début parce qu’il y avait un leader, une personne influente de la communauté turque, qui était tout content qu’un médecin s’installe dans le quartier. Pendant une journée j’ai fait le tour de la communauté, dans les cafés, dans les mosquées, avec lui. Il m’a présenté simplement, dit que je m’installais comme médecin généraliste, qu’on était une équipe et qu’on travaillait pour la bonne santé des gens.
La maison médicale Quartiers Nord n’a adopté le paiement au forfait qu’en 2000. Il se souvient d’une époque où les patients payaient les consultations à l’acte et parler d’argent n’a pas toujours été facile. Je regarde une oreille d’un enfant. Je ne vois rien d’anormal. Au niveau médical, ce que je dois dire c’est « revenez dans trois jours que je revoie l’oreille ». Si je dis ça, je culpabilise déjà un peu : est-ce que je fais ça pour lui ou pour moi ? Ça va me faire un revenu supplémentaire entre guillemets… Et puis quand la personne revient, je regarde l’oreille et tout va bien. « Je vous dois quelque chose docteur ? » « Euh… non. » Je dis non et je râle parce que j’ai dit non, en me disant que ce n’est pas normal de dire non… Un pourcentage de nos actes était versé à la maison médicale. C’était avec ça qu’on finançait l’accueillante, le bâtiment. Quand on décide d’engager une assistante sociale, c’est les soignants qui vont la payer et donc je vais voir mon revenu diminuer… Au niveau du travail d’équipe, c’est porteur de soucis possibles. Le forfait, c’est confortable parce qu’on ne doit pas faire de compte tout le temps. On sait ce qu’on va avoir comme argent dans les trois mois qui viennent, et donc qu’on ne prend pas de nouveaux patients parce que notre structure est complète. Il n’y a aucun souci : les revenus sont stables. Quand je travaillais à l’acte, on faisait beaucoup de tiers payant évidemment avec le quartier où on se trouvait, et il fallait attendre que les mutualités nous paient pour payer nos factures. Pour moi, travailler au forfait, c’est garantir le bien-être des soignants. A posteriori, je me dis qu’en première ligne de soins il vaut beaucoup mieux travailler au forfait parce qu’il y a une implication – je dirais psychosociale – majeure des soins de santé. Je peux beaucoup plus facilement me libérer pour les réunions avec la population, pour avoir une activité extérieure de promotion de la santé, dans les écoles comme de l’éducation à la vie affective et sexuelle, pour participer à des actions de santé publique dans un quartier. À l’acte on n’était pas payé pour ça. Passer de l’acte au forfait, c’est passer d’un pouvoir que j’ai — c’est moi qui ai l’argent — à laisser le pouvoir à la structure – c’est elle qui reçoit l’argent. Le pouvoir est quelque chose de fondamental.
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...