Comment les personnes qui ont recours à une aide alimentaire perçoivent-elles cette aide, la manière concrète dont elle s’organise, les rapports humains qu’elle occasionne ? Que disent-elles de tout cela ? La rencontre avec les bénéficiaires permet d’affiner les pratiques au plus près des besoins et sensibilités.
L’aide alimentaire est un secteur mouvant confronté à un nombre croissant de demandes. S’y intéresser et chercher à le comprendre nécessite d’accroître les connaissances disponibles sur les bénéficiaires de l’aide alimentaire et leurs besoins. Dans cette perspective, la cellule recherch’action de la Fédération des services sociaux a mené une étude qualitative visant à recueillir et à analyser les témoignages d’une trentaine d’usagers, rencontrés dans six organisations d’aide alimentaire (deux organismes de distribution de colis alimentaire, deux restaurants sociaux et deux épiceries sociales).
Cinq groupes de travail d’une demi-journée ont été constitués, réunissant des acteurs de terrain (professionnels et bénévoles de l’aide alimentaire du secteur associatif et du secteur public) sur différentes thématiques, parmi lesquelles : « l’accueil dans les organismes d’aide alimentaire : des choix organisationnels aux philosophies défendues », « les regards des usagers sur l’aide alimentaire octroyée : le contenu de l’aide alimentaire en quantité et en qualité », « l’anticipation de la fin de l’aide et l’accompagnement social parallèle à l’aide alimentaire ».
Alimentés par les points de vue d’intervenants de l’aide alimentaire issus de CPAS ou du monde associatif, ces récits d’expériences vécues ouvrent plusieurs pistes de réflexions et d’actions sur les enjeux de l’accueil (humains et matériels), les conditions d’accès à l’aide (enquête sociale, prix, durée limitée,…) ou encore les formes d’accompagnement social parallèle.
En filigrane de ces témoignages, se dessinent les contours du secteur de l’aide alimentaire et de ses réalités contrastées. Certains services d’aide alimentaire dépendent de CPAS, d’autres sont des initiatives du secteur associatif professionnel. D’autres enfin sont des initiatives entièrement bénévoles. Les moyens dont disposent ces organisations pour réaliser leurs missions sont inégaux. Les contraintes administratives, organisationnelles, financières ou encore éthiques qui pèsent sur elles les conduisent à répondre du mieux qu’elles peuvent aux nombreuses demandes qui leurs sont adressées.
En résumé, l’insuffisance et l’instabilité des ressources dont disposent les organisations d’aide alimentaire limitent grandement leur capacité à garantir aux personnes un service adéquat que ce soit en matière de qualité de l’accueil, d’offre d’un accompagnement social, de qualité et de diversité des vivres, etc.
Pour réaliser leurs missions beaucoup de restaurants sociaux, épiceries sociales et services de distribution de colis alimentaire comptent sur l’implication de bénévoles. Ceux-ci, souvent pensionnés et âgés, ne sont pas formés pour accueillir et accompagner la détresse des personnes qu’ils seront amenés à aider. Ils devront également dans bien des cas utiliser leurs ressources personnelles pour remplir leur mission. Ainsi, il n’est pas rare de rencontrer des bénévoles allant chercher des nvendus à la banque alimentaire avec leurs voitures personnelles. Ces bénévoles restent un temps, puis quittent le secteur.
Pour ce qui est de l’approvisionnement, les organisations d’aide alimentaire reçoivent des denrées de base dans le cadre du Fonds européen d’aide aux plus démunis. Ces produits arrivent par palettes et en conditionnement qu’il n’est pas toujours aisé de manipuler et de stocker sans outillage adapté. Pour le reste elles doivent compter sur les vivres distribués par les banques alimentaires, sur les dons financiers ou en nature (denrées) reçus de la sphère civile.
Témoins et, par la force des choses, victimes collatérales de ce contexte, les bénéficiaires rencontrés développent une certaine empathie et indulgence à l’égard des intervenants de l’aide alimentaire, mesurant les moyens limités avec lesquels ces derniers doivent composer compte tenu de l’affluence : « Ils font de leur mieux » ou « Ils font ce qu’ils peuvent » sont des propos fréquemment recueillis.
A la lumière de ces observations, nous retraçons ici le parcours de bénéficiaires, depuis la demande d’aide alimentaire jusqu’à sa réception en passant par l’accompagnement social proposé. Nous exposons également les questionnements que peut soulever chacune de ces étapes.
Confrontés à un nombre de demandes qui excède leur capacité d’accueil et d’offre, les organismes d’aide alimentaire sont le plus souvent contraints de fixer certaines conditions d’accès à leurs services, notamment des critères liés au public visé (personnes âgées, personnes sans-abri, personnes étrangères, etc.) ou, plus souvent, des critères territoriaux (accès limité aux habitants d’un quartier, par exemple). Le critère le plus fréquemment mobilisé est d’ordre financier : on tient compte soit du revenu net de la personne/ménage (sans tenir compte de ses dépenses), soit de son revenu disponible, le montant mensuel restant après déduction des frais fixes comme le loyer et la facture d’énergie et, le cas échéant, les frais récurrents de santé, le remboursement d’une dette, le versement d’une pension alimentaire, etc.
Il n’est pas rare de rencontrer des situations où plusieurs de ces critères se cumulent. Dans les deux épiceries sociales analysées, par exemple, une personne devait à la fois fournir la preuve qu’elle était domiciliée dans une commune spécifique tout en démontrant que son revenu net ne dépassait pas un certain plafond. Précisons enfin qu’en quelques rares endroits, le plus souvent des restaurants sociaux, aucun critère n’est imposé [1].
Dans le cadre de notre recherche, nous n’avons pas interrogé de personnes ayant essuyé un refus : nous n’avons mené nos entretiens qu’avec des personnes à qui l’aide alimentaire a été octroyée et qui, donc, remplissent de fait les conditions d’accès. Elles s’expriment peu sur ce thème et n’en font pas une problématique. Pour elles, les critères d’accès paraissent le plus souvent justifiés, peut-être parce que, dans leur situation, ils n’ont pas fait obstacle à leur demande d’aide.
Régulièrement, lorsque le bénéficiaire satisfait aux conditions, l’accès à l’aide alimentaire lui est octroyé pour une durée déterminée et parfois avec une fréquence définie. Dans les organisations de distribution de colis étudiées, par exemple, l’aide est accordée pour une durée d’un an, renouvelable après une nouvelle évaluation de la situation de la personne.
Toutefois, dans quelques organisations, principalement de distribution de colis, les usagers doivent, à chaque fois qu’ils souhaitent bénéficier d’un colis, réitérer leur demande et exposer (même brièvement) leur situation. Les organismes qui font ce choix le justifient en considérant que l’aide alimentaire ne peut qu’être ponctuelle, un caractère durable risquant d’entretenir les personnes dans l’assistance. Les bénéficiaires que nous avons rencontrés se montrent extrêmement critiques à l’égard de ce modèle.
« Dans un service social qui distribue des colis, j’ai appris que je pouvais pas venir toutes les semaines, que c’était des colis une fois de temps en temps et que c’était au bon vouloir de l’assistant social. Il fallait d’abord passer chez lui, il vous disait oui ou non, et puis vous receviez oui ou non un colis. C’est des heures d’attente. Alors qu’ici [autre organisation qui distribue des colis], on étudie votre dossier et on vous dit : « Voilà, vous avez droit, vous êtes dans les conditions, vous pouvez passer tous les 15 jours ». […] »
(O., usagère, 53ans, 27/04/2015).
Une telle option itérative de traitement des demandes n’est pas sans conséquences pour les bénéficiaires. Elle entretient non seulement leur insécurité mais aussi leur sentiment de honte à devoir quémander chaque fois de quoi se nourrir et à devoir avouer pour la Xème fois leurs manques. Par ailleurs, d’un point de vue opérationnel, cette option alourdit les procédures et accroît les temps que les usagers doivent consacrer à attendre.
Dans Les sources de la honte, Vincent De Gaulejac2 pointe trois caractéristiques des systèmes d’aide qui méritent d’être continuellement mises au travail tant elles peuvent renforcer le sentiment d’humiliation vécu par les personnes en situation de pauvreté. Il s’agit du « contrôle », de « l’attente » et du « mécanisme de la porte tournante ».
La dimension de contrôle met en jeu la question du mérite. Vérifier si la personne entre dans les conditions de l’aide qu’elle sollicite, peut revenir à vérifier si elle mérite bien cette aide. En l’occurrence, « en matière d’aide alimentaire, le mérite est un critère particulièrement retors parce qu’il met en jeu deux dimensions qui peuvent s’avérer contradictoires :
d’un côté, sera jugé méritant celui qui souffre réellement de faim, c’est-à-dire celui qui montrera le plus de signes de dégradation, de découragement, de décrochage, de désintégration, bref de dépendance ;
de l’autre, sera jugé méritant celui qui s’active pour s’en sortir, c’est-à-dire celui qui montrera le plus de signes d’amélioration, de volonté, d’effort d’intégration, d’émancipation, bref, d’autonomie. » [2].
Quoi qu’il en soit, lorsque la personne doit essuyer le refus d’octroi d’une aide, c’est la légitimité même de sa demande qui est remise en question. Et, plus profondément, la personne peut vivre ce refus comme un déni de reconnaissance de sa condition, de sa dignité, voire de son existence. C’est dire combien cette étape du contrôle est un enjeu fondamental et une source d’anxiété pour les usagers.
Il est important aussi de s’interroger sur le temps souvent long que les usagers doivent consacrer dans les files ou salles d’attente des services sociaux : « Moi, ça m’embête parce qu’il faut attendre des heures debout » (R., usager, 43 ans, 06/05/2015). Ce temps investi par l’usager est le prix qu’il lui faut payer en contrepartie de l’aide [3]. Pour certains, cet investissement apparait trop coûteux, trop contraignant à un point tel qu’ils en arrivent à renoncer à une aide dont ils auraient besoin et à laquelle ils auraient droit. Pour une bénéficiaire [4], par exemple, l’incompatibilité entre les horaires d’un organisme et ses obligations familiales la conduit à renoncer aux colis alimentaires, pourtant nécessaires compte tenu de la précarité de sa situation :
« A cet endroit, c’est à partir de 15h pour avoir un ticket. Et mon fils, je le mets à l’école des devoirs à 15h. A 17h, je le prends. Je ne peux pas attendre. J’ai vécu le stress. Je suis coincée. »
(S. usagère, 52 ans, 02/12/2013)
Une autre dame explique, à propos d’un organisme où les personnes doivent attendre de nombreuses minutes dehors avant de réceptionner leur colis : « parfois des gens n’attendent pas et partent sans leur dû » (I., usagère, 49 ans, 6/05/2015).
Aux contraintes liées au temps, De Gaulejac ajoute le « mécanisme de la porte tournante ». On demande aux bénéficiaires d’effectuer plusieurs démarches ou encore de répéter cent fois la même démarche pour obtenir une aide. Cette complexité des procédures administratives contribue elle aussi à une forme d’auto-sélection un peu sauvage, en générant le découragement de certains qui préféreront renoncer à l’aide dont ils ont besoin plutôt que de subir les contraintes liées à la demande.
« Quand je suis arrivée, au début, j’étais un petit peu mal dans ma peau parce que je me dis : « Dans quoi je tombe ? ». Et ben, au bout de huit jours, c’était fini parce que j’ai entendu des « Bonjour, ça va ? ». Même si c’est qu’un bonjour, je trouve quand même que c’est bien. Parce que ça montre quand même qu’on est là. Parce que quand on nous regarde, sans rien nous dire, on se sent perdu, hein. »
(Y., usagère, 60 ans, restaurant social, 10/03/2015).
« Mal dans sa peau », « mal à l’aise », « perdu »,… Fréquenter pour la première fois un restaurant social, une épicerie sociale ou un lieu de distribution de colis représente, pour la majorité des usagers interrogés, une démarche difficile, génératrice de certaines craintes et souvent aussi, d’un sentiment de honte.
Ainsi, les lieux, en particulier les files d’attente de distributions de colis et les tablées des restaurants sociaux (un peu moins les épiceries sociales), sont souvent largement fréquentés. Il s’agit de trouver sa place parmi plusieurs dizaines de bénéficiaires. Dans ce contexte, certains usagers témoignent s’être senti intimidés, peu rassurés, lors de cette première rencontre avec l’aide alimentaire et les différents publics qui y recourent.
D’autres encore peuvent éprouver la crainte de se voir associés à une catégorie sociale dont ils souhaiteraient rester distincts. Comme cet usager, formé au métier d’assistant social, actuellement sans emploi qui, dans la file d’attente pour obtenir son colis alimentaire, ne se sent « pas dans [sa] classe sociale ou culturelle » et affirme : « quelque part je ne suis pas à ma place, je suis là parce que je dois bouffer » (K., usager, 30 ans, 24/04/2015). Ce sentiment peut par ailleurs être partagé, voire entretenu par des proches. La crainte d’être identifié comme bénéficiaire de l’aide alimentaire est aussi celle de la stigmatisation, d’être mal jugé, pointé du doigt, méprisé. Une dame de 84 ans qui mange régulièrement dans un restaurant social expliquait combien sa famille exprimait des inquiétudes à la voir fréquenter un tel lieu.
« Leur monde, c’est un autre monde. Je crois que des gens jeunes, beaux, bien portants et riches ne viendraient pas ici. Donc c’est que ou vous êtes âgé, ou vous avez des problèmes financiers ».
(H., usagère, 84 ans, 31/03/2015).
Franchir la porte d’un organisme d’aide alimentaire implique aussi la découverte d’une organisation, de son mode de fonctionnement et de ses règles. Une mauvaise lisibilité des lieux, tout comme un manque de clarté de la marche à suivre, peuvent ajouter aux craintes déjà exposées d’autres inquiétudes, liées cette fois à la découverte de l’inconnu. Sur le terrain, nous avons nous-mêmes parfois été confrontés aux tâtonnements, à l’incertitude d’être au bon endroit, à l’incompréhension du fonctionnement de l’institution.
« L’organisme est un bâtiment imposant, situé derrière une église. On le repère grâce à un grand écriteau indiquant son nom sur la façade. A première vue, il semble vide, inoccupé. La porte d’entrée est verrouillée. Les rideaux sont tirés. Rien n’indique qu’il s’agit d’un lieu de distribution de colis. Seule une flèche bleue en papier plastifié, collée sur la façade, invite à longer le côté droit du bâtiment, sans pour autant que l’on sache vers quelle destination elle mène. Le fléchage se poursuit sur toute la longueur du grand bâtiment et se termine devant une porte verrouillée. Instinctivement, on se permet d’appuyer sur une sonnette en mauvais état (elle ne tient plus qu’à un câble électrique). Là, un bénévole ouvre la porte et donne un ticket sur lequel est inscrit un numéro d’ordre de passage. Les usagers doivent attendre dehors. »
(Extrait de compte-rendu d’observation, avril 2015).
De manière générale, le bouche-à-oreille est une source d’information importante pour les bénéficiaires de l’aide alimentaire. Mais il arrive aussi que certains entrent en contact avec un organisme d’aide alimentaire par le biais d’un CPAS ou d’une association qui, pour tout renseignement, ne leur communique qu’une adresse et un horaire d’ouverture. Ils débarquent alors parfois sans aucune idée de ce qui les attend, du fonctionnement de l’organisation. Une jeune femme que nous avons rencontrée évoquait les difficultés auxquelles elle s’est heurtée lors de sa première distribution de colis où elle avait été envoyée par l’assistante sociale d’un CPAS :
« La toute première fois que je suis arrivée, j’ai rien compris ! J’ai été comme une paumée. Je suis arrivée. J’ai demandé comment ça fonctionnait, personne ne m’a répondu. Je me suis fait engueuler parce que je pensais qu’en fait, on pouvait prendre des colis jusque 16h. Donc, venir jusque 16h. Moi j’avais débarqué à 16h. Tu dois venir avant pour récupérer le ticket. […] J’ai un peu gueulé. Je suis partie. Et le vendredi d’après, je suis venue à 15h. »
(M., usagère, 28 ans, 10/03/2015).
Pour comprendre cette situation, M. pointe le manque de communication entre le CPAS et l’organisme d’aide alimentaire : « Mon assistante sociale elle ne savait rien. Ils ne communiquent pas entre eux. Une fois, je lui ai demandé : « Le restaurant social est fermé là ? » Parce que c’était les vacances... Elle n’avait pas de réponse. » (Id.). Dépourvue d’informations préalables sur l’organisme, l’usagère se plaint par ailleurs de l’absence d’un accueil systématique des nouveaux venus dans l’organisme d’aide alimentaire.
Comme de nombreux autres usagers, c’est par l’expérience, par essais et erreurs, que M. a trouvé ses marques, s’est située dans l’espace et par rapport aux autres (bénéficiaires, intervenants, bénévoles ou travailleurs sociaux), a décrypté les modes de fonctionnement : « Ça m’a pris quand même trois fois avant de commencer à comprendre un petit peu comment ça fonctionne et de demander un peu à droite à gauche... » (Id.).
Sur le terrain, le manque de temps et de moyens empêche le plus souvent l’organisation d’accueillir systématiquement les nouveaux venus. A défaut, certains organismes contribuent à améliorer la lisibilité du lieu et de son fonctionnement grâce à une signalétique claire présente à l’intérieur et à l’extérieur de l’organisme d’aide alimentaire. Ainsi, des fléchages clairs et des affiches reprenant les démarches à suivre (horaire de distribution, étapes de la distribution,…) et les règles à respecter (limitation des produits à acheter dans les épiceries sociales, notamment) peuvent permettre à l’usager de trouver les repères qui lui seront nécessaires pour s’orienter au sein de l’établissement, se sentir à sa place, comprendre le fonctionnement de l’organisation, ses règles, etc.
Pour les usagers interrogés, le travail social mené en parallèle à l’aide alimentaire reçue est avant tout associé à l’enquête sociale et à l’évaluation périodique de leur dossier. La majorité d’entre eux rencontrent l’assistant social uniquement au moment de l’introduction de leur demande et du renouvellement de celle-ci. Au-delà de ces rendez-vous ponctuels, quelques rares usagers fréquentent des services spécialisés au sein de l’organisation d’aide alimentaire ou en dehors de celle-ci afin de bénéficier d’un soutien administratif, d’un suivi en médiation de dettes, etc.
Cependant, la plupart des personnes interrogées ne sont pas inscrites dans un suivi social régulier. Pour cause : plusieurs bénéficiaires ne voient pas d’intérêt à recevoir un accompagnement social régulier. Seule la réception de l’aide alimentaire leur importe.
C’est le cas en particulier de personnes sans emploi depuis peu ou de travailleurs à temps partiel dont les revenus ne permettent pas d’assurer la fin du mois. L’aide alimentaire intervient comme un soutien matériel temporaire permettant d’alléger leurs dépenses, le temps de stabiliser leur situation. Ainsi, exclue du chômage suite aux dernières réformes, S., jeune femme de 27 ans, a obtenu l’accès à une épicerie sociale après avoir formulé une demande de revenu d’intégration sociale qui lui a été refusée. Les ressources du ménage, correspondant au salaire du mari, étaient supérieures au plafond légal.
« Moi j’avais le chômage, puis après, ils ont arrêté. Et pour le moment j’ai un bébé, je ne peux pas travailler et tout. Et au CPAS je n’ai pas droit parce qu’il y a mon mari qui touche 1200 €. Il ne faut pas dépasser 1100 € en fait. »
(S., usagère, 27 ans 08/04/2015).
S. multiplie les candidatures de technicienne de surface afin de se sortir au plus vite de cette situation. Si elle a besoin d’un coup de pouce financier et matériel, elle ne ressent pas pour autant le besoin de s’investir dans un accompagnement social régulier. La seule ressource dont elle manque, c’est un revenu.
Pour les personnes âgées rencontrées dans les restaurants sociaux également, l’accompagnement social individuel n’apparait pas toujours nécessaire. Le recours à l’aide alimentaire, sous cette forme, permet évidemment de gérer leurs dépenses quand leur pension est faible mais il répond aussi à la nécessité de créer du lien et de sortir de la solitude. Lorsque le restaurant social offre ces deux possibilités, il satisfait les attentes principales des personnes.
A côté de ces cas de figure, des usagers nous ont confié éprouver des difficultés à entreprendre seuls telles ou telles démarches (recherche d’emploi, recherche de logement,…) et ne pas savoir à qui s’adresser pour obtenir de l’aide. Leur connaissance de l’offre sociale à Bruxelles est extrêmement réduite et se limite parfois à l’organisme d’aide alimentaire qu’ils fréquentent et au CPAS auprès duquel ils ont introduit une demande.
Lorsque le premier n’offre pas de service social, certains usagers vont chercher à obtenir un soutien auprès du second. Mais les assistants sociaux des CPAS sont parfois décrits comme débordés et donc peu disponibles : « Au CPAS, je demande parfois à être reçue en urgence, dans des délais assez rapides… Ben elle n’a pas de place avant un mois. Mais, il y a des fois où je me retrouve avec du courrier, des choses qui me viennent dessus, et je ne peux pas attendre un mois. » (I., usagère, 49 ans, 6/05/2015).
On pourrait s’attendre à ce qu’au contact des intervenants de l’aide alimentaire (qu’ils soient bénévoles ou professionnels), les bénéficiaires trouvent des informations pour mieux connaître l’offre de services. En effet, il se dit couramment parmi les organisations du secteur que l’aide alimentaire, en offrant de la nourriture et en répondant à un besoin fondamental, constitue une première accroche pour amener les usagers à intégrer le champ de l’aide et de l’accompagnement social. Les témoignages récoltés lors de notre étude révèlent plutôt l’inverse. En effet, dans la plupart des cas, le contact avec un service social précède l’accès à l’aide alimentaire. Les premières demandes formulées par les usagers concernent le plus souvent un soutien financier, une guidance budgétaire, la recherche d’un logement ou d’un emploi… L’aide alimentaire ne survient qu’après coup, soit comme pis-aller, soit comme complément à un autre type d’aide.
« En fait pour moi, l’épicerie sociale a permis de m’aider comme j’avais beaucoup de dettes. Je n’arrivais pas à terminer la fin du mois. C’est difficile pour moi. Donc, c’est mon médiateur de dettes qui m’a envoyée ici. Il m’a donné un plan, parce qu’on ne termine pas bien le mois, à cause de mes dettes et mon mari maintenant il est au CPAS. Il a été au chômage, maintenant il n’est plus au chômage. En fait c’est difficile à la fin du mois. Le 15 ou le 20 du mois, il n’y a plus rien. S’il n’y a pas l’épicerie... Le médiateur de dettes a dit qu’il faut pour la nourriture pour sept personnes 800 euros, plus ou moins. Donc, c’est trop. Comme on fait les courses ici, c’est déjà beaucoup moins cher. C’est quand même une grande aide, quand on a beaucoup de dettes... » (T., usagère, 33 ans, 03/04/2015).
En l’exprimant de façon un peu provocante : on pensait que l’aide sociale était un moyen nécessaire pour sortir les personnes de l’aide alimentaire ; mais on constate à l’inverse que l’aide alimentaire apparaît plutôt comme un moyen nécessaire pour compléter ou pallier les insuffisances de l’aide et de l’accompagnement social.
Pour les populations confrontées à des difficultés socio-économiques, l’accès durable à une alimentation de qualité demeure très aléatoire : le poids des contraintes financières auquel s’ajoute le poids des évidences - « Quand tu as faim, tu manges même de la pierre ! Tu ne fais pas le difficile », affirmait, par exemple, W. (usager, 40 ans, 11/04/2015) - réduisent les capacités d’accès à une alimentation diversifiée et les possibilités d’usages variés des aliments. Pour ces personnes, l’aide alimentaire constitue un complément structurel et nécessaire, voire indispensable, à l’insuffisance de revenus, qu’il s’agisse des revenus du travail ou des allocations sociales.
« Parce que je n’ai pas assez, avec les factures, avec les dettes que je dois payer et tout, je n’ai pas assez d’argent pour pouvoir faire des courses vraiment comme je le souhaite. La seule fois où j’ai acheté à l’extérieur c’est quand je travaillais. »
(T., usager, 32 ans, 04/04/2015).
De leur côté, les organismes d’aide alimentaire se heurtent eux aussi à de nombreux obstacles (insuffisance des moyens financiers et humains, problèmes logistiques, infrastructures inadaptées,…) qui réduisent considérablement leur possibilité d’offrir aux bénéficiaires des denrées alimentaires suffisamment qualitatives et diversifiées ou encore, de leur proposer un accompagnement régulier afin d’explorer avec eux les ressources sur lesquelles ils pourront compter au terme de leur accès à l’aide.
Au quotidien, à la mesure de leurs moyens, des organismes d’aide alimentaire bricolent, font preuve de créativité et de débrouille pour, entre autres, améliorer la qualité nutritionnelle de l’aide alimentaire et tenter d’élargir les possibilités de choix de denrées. Ainsi, on a notamment vu fleurir un groupe d’achat en commun - GAC [5] au sein d’un service social généraliste, proposant entre autres un restaurant social et des colis alimentaires. Il a pour objectif d’offrir des alternatives aux modes de consommation classique, hors de l’aide alimentaire. L’accès aux légumes et fruits frais leur est facilité et ils ont un plus grand pouvoir d’achat. Si les usagers sont acteurs du processus de création du projet, ils en retirent par ailleurs, la satisfaction de s’inscrire dans une démarche et dans des réflexions collectives sur les produits et leur provenance ainsi que sur les systèmes économiques alternatifs.
Au regard de la croissance importante du nombre de personnes qui recourent à l’aide alimentaire, le renfort des moyens dont dispose le secteur est une nécessité vitale pour améliorer les modalités de son action (qualité de l’accueil, des services, qualité et diversité des vivres, etc.) ; non pas pour en faire un système idéal – le véritable idéal étant sa disparition – mais pour garantir et rétablir le respect des personnes tant que reste bafoué leur droit fondamental d’accéder durablement à une alimentation adéquate et de qualité. Si ce type de projet démontre la créativité, l’efficacité et l’humanité dont font preuve certains acteurs de terrain, il révèle également l’absence des pouvoirs publics qui auraient, pourtant, un rôle essentiel à jouer en apportant au secteur de l’aide alimentaire les moyens nécessaires à son amélioration.
[1] Encore faut-il relativiser le propos car, même s’ils sont effectivement ouverts à tous, 1) ces restaurants pratiquent souvent des tarifs différenciés en fonction des statuts des personnes et 2) lorsque la personne ne se reconnait pas dans le type de bénéficiaires majoritairement accueillis par l’organisme, des processus d’auto-exclusion sont à l’œuvre, produisant des effets d’homogénéisation du public.
[2] HUBERT, H-O, NIEUWENHUYS, C., 2009, L’aide alimentaire au Cœur des inégalités, L’Harmattan, p. 104.sont à l’œuvre, produisant des effets d’homogénéisation du public.
[3] A ce propos : SERRE, A. et VLEMINCKX, J., 2015, « Les enjeux de l’accueil », Cahiers de la recherch’action (FdSS), n°1, janv., 23 p.
[4] Ce témoignage est issu de la recherche« Regards croisés : usagers et travailleurs sociaux », précédemment menée par la Fédération des services sociaux. Voir notamment : SERRE, A. et VLEMINCKX, J., 2015, « Connaissance du secteur et orientation dans les services existants l’accueil », Cahiers de la recherch’action (FdSS), n°4, Oct-Nov, 23 p.
[5] « Un GAC (Groupe d’achat en commun) est un groupe de personnes qui se mettent ensemble afin d›acheter leurs produits, souvent des fruits et légumes, directement chez des producteurs locaux. » Pour plus d’informations, consulter notamment le site : http://www.asblrcr.be/gac
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