Les défis de la prise en charge des usagers de drogue n’ont jamais été aussi durs à relever. Les patients vivent des situations de plus en plus difficiles, ils sont touchés de plein fouet par la dualisation de la société, incapables de répondre aux exigences de l’Etat social actif, toujours plus désaffiliés, parfois clandestins. Et leur avenir paraît irrémédiablement bouché. Pour les accompagner, les professionnels, déjà absorbés par la complexité croissante de leur travail, sont confrontés à une insuffisance de leurs moyens, notamment humains, et à la saturation des services à tous niveaux. Les institutions ont dès lors à revisiter leurs modes d’intervention et à continuer à faire exister la possibilité d’un « Après ». Mais il y a aussi dans cette problématique une dimension politique qu’il faut se réapproprier.
Le Projet Lama à Anderlecht est un centre ambulatoire thérapeutique conventionné par l’INAMI ; dans le jargon technique, c’est un « centre de session ». Le Lama Anderlecht a ouvert ses portes il y a 13 ans dans une localité peu desservie alors en matière d’aide institutionnelle pour les usagers de drogues. Nous avons bénéficié d’une aide de la commune pour nous y installer. Nous recevions en ce temps les patients dans un local unique, où se trouvaient nos trois bureaux et la salle d’attente. A ce jour, nous sommes 14 travailleurs mitemps pratiquement tous avec un autre temps partiel dans le secteur. L’équipe est composée d’un panel d’intervenants psycho-médicosociaux somme toute assez classique, en place depuis longtemps pour les plus anciens.
L’institution où je travaille, est une institution à bas seuil d’accès. Nous aimons à Anderlecht encore accoler à ce qualificatif la notion de « haute ambition thérapeutique ». Nous pensons en effet qu’il ne suffit pas d’accueillir. Encore faut-il se donner les moyens de proposer aussi une offre de qualité aux gens que l’on reçoit. Nous veillons donc à offrir par l’intermédiaire d’un espace de parole, de soins et d’élaboration clinique un travail de qualité. Notre ambition est de co-construire avec les patients les conditions et les moyens d’améliorer leur qualité de vie, de se distancier des produits, de s’assurer d’une meilleure sécurité d’existence, de reprendre confiance en soi, ou simplement de se poser avant de repartir, libre de revenir.
Notre pratique, qui s’est construite au fil des années, se distingue par le travail à plusieurs, notamment par l’intermédiaire des co-consultations dans un espace ouvert. Notre équipe reçoit, en effet, les patients sur un plateau, il n’y a pas de bureaux fermés. Seules des petites cloisons séparent emblématiquement les bureaux. Un espace fermé est néanmoins à disposition des patients qui souhaitent plus de confidentialité. Ce type de disposition permet beaucoup de créativité et de dynamiques dans le travail clinique, mais il est exigeant car il impose aux travailleurs de veiller en permanence à la régulation, l’utilisation conviviale et clinique de ce cadre de travail collectif.
Nous avons aussi mis en avant-plan la pratique de l’ « alternance » c’est-à-dire la gestion d’un traitement médical au long cours et la remise déléguée de l’ordonnance par les travailleurs infirmiers et psycho-sociaux. Le collègue médecin reste évidemment superviseur des traitements et des modalités de délivrance, il rencontre les patients à intervalles réguliers, assurant le reste du temps, sous bonne supervision, une « continuité des soins » grâce à la prescription de l’alternance.
Pour le non-médecin et pour le patient, la pratique de l’alternance est l’occasion de se rencontrer dans le cadre d’un entretien, d’échanger, d’écouter, de faire offre... Enfin, à cette pratique s’articule aussi la possibilité selon nous de répondre efficacement et pragmatiquement à la forte hausse des demandes de prise en charge dans le cadre du réseau d’institutions bas seuil ; demandes issues en majorité des franges très précarisées de la population de Bruxelles et de ses alentours.
Actuellement, à Anderlecht, nous avons entre 250 et 300 patients en file active. L’ensemble des patients du Lama tourne autour de 900, si nous prenons les autres entités du Lama (l’autre convention INAMI du Lama Ixelles et l’Antenne de Molenbeek et Schaerbeek subsidiées par la Commission communautaire française). Pour donner un aperçu du volume de travail, les deux conventions INAMI ont produit 15.000 contacts en 2010, ce qui est énorme.
Dans notre jargon ambulatoire, nous parlons de « flux de patients ». Lorsque nous échangeons avec nos collègues de première ligne de la Maison d’accueil socio-sanitaire - MASS et de Transit, nous constatons ces dernières années une forte augmentation de la demande de prise en charge dans nos services. Les institutions MASS et Lama représentent à ce jour en moyenne trois nouvelles demandes par jour, c’est-à-dire trois personnes qui n’ont jamais été en contact préalable avec ces mêmes institutions. Lors de la « Concertation Bas Seuil » qui eut lieu cette année entre les trois institutions partenaires, il a été évoqué pour 2010 le chiffre de 50.000 contacts avec des personnes en demande. La question de l’« Après », pour se resituer dans le thème de l’atelier, concerne un nombre croissant de patients ces dix dernières années.
C’est clair, le public a changé, a évolué et ne cesse de se diversifier. Nous pouvons aisément constater qu’au niveau de notre patientèle de nouveaux profils d’usagers émergent. D’autres que nous connaissions habituellement se précarisent, se désaffilient et se déclassent complètement du monde du travail ou des espaces de socialisation. Cette évolution reflète évidemment une profonde crise économique et sociale engagée bien avant 2008.
Notre public, s’il est assez diversifié en termes de profils sociaux, se trouve inégalement segmenté et réparti : une majorité de nos consultants sont exclus du marché du travail et sont en situation de précarité ou de désarrimage social majeur. Dans notre public, le lien entre précarité et santé mentale est important.
Notons l’émergence des nouveaux usagers qui sont issus de la clandestinité et de l’exil. Ces nouveaux patients présentent des situations particulièrement complexes à appréhender pour les équipes. Cependant, voilà sociologiquement un public non affilié, vulnérable, sans sécurité ontologique, qui n’a que peu de déclinaisons de « l’Après » à mobiliser. Au niveau de la consommation, ils cumulent les risques : prohibition des drogues, produits frelatés, partage de matériel, hépatite C, tuberculose, prostitution de rue… Sur le plan de la santé physique et psychique en général, ces hommes et ces femmes sont abîmés par des situations d’errance et de grande précarité. Ce public nous rappelle que le XIXème siècle n’est pas si loin : conditions de vie non conformes à la dignité humaine, travail non protégé sans assurance sociale ni logement fixe.
L’« Après » des « usagers de drogues » est extrêmement concerné par le contexte de crise économique et sociale qui est actuellement très peu favorable à l’établissement stable et durable de points d’appuis sociaux. La situation socio-économique actuelle sape les acquis sociaux et les protections et garantit de moins en moins le minimum de sécurité d’existence. Ces points d’ancrages dans le social sont pourtant souvent utiles pour réenvisager autrement le rapport aux produits et les multiples « trajectoires de sorties de la toxicomanie ».
l’« Après » évoque aussi indéniablement la notion de « projet », qui articule le travail autour des perspectives que se donne le patient dans le cadre de son projet de prise en charge thérapeutique. Qui n’a jamais demandé à un usager « que veux-tu faire après, où vas-tu aller après… » ? Force est de constater que parallèlement à la dégradation des conditions de vie de nombreux patients, nous assistons à un appauvrissement des perspectives de mobilité sociale. L’expérimentation de l’« Après » est faite, pour beaucoup de nos patients, de déceptions et de désenchantements.
Par exemple, la durée que mettent certains de nos patients à retrouver un logement, même à un loyer tout à fait indécent, s’allonge. L’accès au logement s’est considérablement durci. Les patients en recherche de logement doivent donc tenir parfois des mois dans des conditions très précaires : à la rue, dans centres d’urgence et des maisons d’accueil trop souvent saturés, des squats plus ou moins organisés, chez des amis, parfois chez eux… jusqu’à l’expulsion. De nombreux patients, comme d’autres, vivent dans des chancres, des caves, des lieux insalubres ou non conformes en matière sanitaire et de sécurité. Le logement social offre, certes, encore une certaine qualité à un prix raisonnable, mais il faut attendre cette aubaine parfois des années tant il manque de nouvelles infrastructures. Une bonne part du travail social sur les questions de logement relève de situations conflictuelles en matière de baux et d’abus de pouvoir de la part des propriétaires.
Autre exemple d’incertitude pour l’« Après », mais aussi pour le « ici et maintenant », la question centrale de l’emploi. Quelles sont les possibilités de retrouver ou de garder un emploi « après » une longue période de chômage, d’incapacité de travail ou de détention ? Nos patients sont évidemment des usagers de produits illégaux, ce qui peut entraîner des condamnations et stigmatiser durablement le certificat de bonne vie et moeurs pourtant nécessaire à l’employeur. Que dire encore de ces nombreux paradoxes comme celui que soulève l’activation des chômeurs dans un contexte de récession économique marqué par un fort recul de l’emploi ?
Si la mobilité des statuts sociaux pour nos patients reste très faible, en revanche, il n’est pas rare de perdre les protections de son statut en guise de sanction lorsqu’ils ou elles ne répondent pas aux nombreuses exigences des politiques d’activation. Nombre de nos patients sont en rupture d’assurabilité. Le travail de réaffiliation est une des premières orientations du travail social réalisé par les intervenants sociaux. On constate par ailleurs dans le chef de nos patients une forte recherche de statuts sociaux plus protecteurs. De nombreux patients cherchent à s’abriter du féroce de l’activation, signant dans bien des cas le grand retour en scène de la « maladie » ou du « handicap ».
Enfin l’« Après » pour les demandeurs d’emploi et les travailleurs sera vraisemblablement encore plus dur, au vu des dernières négociations dans le cadre de la formation du Gouvernement. Pour 24.000 d’entre eux, selon la FGTB, l’« Après » ce sera simplement l’exclusion du chômage allant grossir les rangs des CPAS et rencontrer encore plus de pauvreté.
Cet atelier se centrait aussi sur la continuité des soins. C’est pourtant plutôt la « discontinuité » des soins qui est au coeur du travail ambulatoire. Le soin, l’aide, le soutien, sont offerts de manière discontinue, non permanente. Les intervenants se succèdent au fil de la semaine, changent au fil du temps, mais paradoxalement l’histoire du patient s’écrit et s’inscrit dans l’institution. Ensuite, il s’agit de discontinuité car l’institution ambulatoire est à la croisée des différents lieux de prise en charge. L’institution ambulatoire permet aux patients de rester inscrits dans la vie de la cité et de mobiliser les points d’appuis, les supports psychiques et sociaux suffisants pour s’y maintenir dans la continuité et dans les meilleures conditions possibles.
Lorsqu’un patient quitte l’institution, quelle qu’en soit la raison, cette « continuité symbolique » qui s’est instaurée peut parfois se défaire. Idéalement lorsqu’un patient nous manifeste le souhait de se séparer de nous, ou lorsque nous interrompons la prise en charge pour diverses raisons, nous accompagnons ce passage de notre institution vers une autre, soucieux de préserver dans la séparation cette forme de continuité.
Cette pratique est en fait devenue dans certains cas de moins en moins facile. Ce sont évidemment les patients les plus précarisés ou les plus démunis que la perte du point d’appui institutionnel, sorte de répétition du désarrimage social, peut faire vaciller. C’est parfois un passage périlleux, mais qui est souvent fécond pour redonner au patient les possibilités de reprendre pied et d’ouvrir de nouvelles pistes de travail dans un nouvel espace, au sein d’une nouvelle structure.
Alors que pour de nombreux patients, le « ici et maintenant » est de plus en plus précaire et émaillé d’urgences sociales, l’« Après » devient lui de plus en plus incertain et anxiogène. A titre d’exemple : deux de nos patients de longue date à qui nous avions demandé de prendre un peu de distance de l’institution, pour que le travail puisse se ré-envisager autrement, nous sont revenus. Quelle n’a pas été notre surprise de les voir revenir après quelques semaines pour demander la prolongation de leur médication, jusqu’à ce qu’ils trouvent un autre centre ou un médecin généraliste susceptible de les accueillir. Ce n’était pas faute d’avoir essayer de trouver un repreneur, pourtant nous dûmes constater avec eux la complète saturation du réseau.
En effet, si les demandes de prise en charge vont en augmentant, nous peinons dans nos institutions à remplir les cadres médicaux pour assurer nos missions. Comment expliquer ce désintérêt pour nos secteurs ? Nos patients ne sont-ils plus assez séduisants ? Avons-nous manqué de communication sur nos savoir-faire et nos pratiques ? L’idée d’une médecine dans un cadre pluridisciplinaire qui parle du « corps et de l’âme » n’est-elle plus au goût du jour ?
Nos équipes et celles des dispositifs partenaires rencontrent depuis ces dernières années un nombre de demandes en hausse. Cependant, les cadres du personnel n’ont pas été ajustés à cette surcharge de travail. Il faut donc faire plus avec des moyens en insuffisance. Au même titre que nos partenaires, il nous arrive de ne plus pouvoir accueillir parce que l’arrivée de nouvelles situations nécessite notre attention et représente une surcharge de travail pour induire la prise en charge dans ses différents aspects. A ce titre, en rétrécissant notre capacité d’accueil, nous participons aussi à la saturation du réseau pour nombre de nouvelles demandes. Ce décalage entre nos vieilles logiques de réduction des risques et cette incapacité de répondre aux demandes nous remet malgré nous en position de différer la mise en place du traitement de substitution. Par ailleurs, ce n’est pas uniquement le réseau spécialisé en toxicomanie qui est saturé. C’est l’ensemble des dispositifs sociaux et de première ligne bruxellois qui connaît une situation identique.
Pour tenter, à leur niveau, de répondre à cette crise, le Projet Lama et d’autres institutions partenaires comme la MASS de Bruxelles et Transit cherchent des solutions transversales, notamment dans le cadre de la « Concertation bas seuil ». L’idée est, entre autre, de mieux répondre à la hausse de la demande de prise en charge en privilégiant le développement du travail en réseau, l’échange de savoirs et de pratiques, la réflexion commune.
Dans nos secteurs saturés, pour une partie du public, nécessitant une prise en charge plus contenante, les délais d’attente pour les centres résidentiels et pour les hospitalisations sont trop longs. Les procédures de pré-admission sont parfois données dans des échéances telles qu’elles en deviennent souvent irréalisables et irréalistes. Alors comment composer ? A un certain niveau, il serait, par exemple, intéressant d’explorer les perspectives de conventionner des lits hospitaliers qu’il serait possible d’utiliser au besoin, en simplifiant les procédures et en assurant par exemple une collaboration tripartite entre le patient et les différentes structures de soins. Sur un autre plan, une proposition bienvenue serait aussi de renforcer les équipes d’accompagnateurs sociaux pour permettre plus de mobilité et de soutien, entre le patient et les différents lieux de soins et de support, ou à domicile.
Pour certains patients en situation illégale sur le territoire, aujourd’hui sans doute les plus vulnérables, les plus exposés aux risques sociaux et souvent les plus « abîmés », les réseaux de soins habituels sont plus que réduits. Ces nouveaux profils d’usagers bénéficient d’un accès limité et temporaire au réseau traditionnel de soins. Ils mobilisent pourtant des registres d’aides d’un nouveau type qui appellent à la construction et à la mise en place de partenariats différents. Leurs situations ne permettent pas de déployer les contours et les leviers habituels de l’offre de soins, ce qui peut évidemment mettre le consultant et les équipes en difficulté. Pourtant, ces hommes et ces femmes ont bien une parole, des demandes, des besoins, et bénéficient aussi des droits fondamentaux.
Ce public cosmopolite qui déstabilise et désarçonne les cadres normatifs de l’aide sociale, ouvre, à notre sens, le débat sur des questions fondamentales dans le secteur. Comment traiter en effet la question de l’inclusivité et de la perméabilité de nos institutions à l’égard de ces publics émergents et en difficulté, de l’évolution et de l’ajustement de l’offre institutionnelle en fonction de la demande sociale, de nos capacités à fonctionner et à travailler en réseau… C’est sans compter encore les questions inhérentes aux modifications du métier et de la clinique, aux orientations de santé publique, à nos responsabilités citoyennes et professionnelles dans le cade d’une société ouverte… Nous plaidons évidemment pour le plus grand accès et la plus grande inclusivité de ce public dans un réseau de soins le plus élargi possible.
En la matière, mobiliser de l’« Après » dans le travail, et cela tout au long de la continuité des soins, signifie sans doute et toujours rester tourné vers une vision un peu « idéaliste » du travail social de transformabilité et d’émancipation, en renonçant à se situer dans une vision et une approche « palliative » de gestion du social.
Cette approche de travail pragmatique viserait à éviter l’empirement social et la désaffiliation, dans un contexte où une part grandissante de nos publics n’est plus à même, pour des raisons multiples, de répondre aux exigences de l’Etat social actif.
Travailler et malgré tout entendre et faire exister la dimension d’un « Après » pour nos usagers, c’est leur reconnaître aussi la capacité et le droit d’aspirer à passer d’un destin subi à celui d’un destin mieux maîtrisé. C’est du moins une perspective que nous laissent encore les paradigmes en vigueur d’une société de plus en plus inégalitaire et individualisée. Cette évolution de la question sociale, ce renouvellement des profils et l’appauvrissement des perspectives, nous invitent à revisiter régulièrement la clinique et à inventer de nouvelles manières d’intervenir, pour espérer être à la hauteur de ce que requiert la situation de nombre de nos patients en demande d’aide et de soutien.
Enfin, mobiliser de l’« Après » cela signifiera aussi indiscutablement la réappropriation de la dimension politique de nos institutions et le redéploiement des synergies transversales et créatives pour se saisir de nos responsabilités associatives et citoyennes et aussi tenter de répondre, à notre niveau, aux enjeux de la crise sociale.
n° 59 - janvier 2012
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...