Le vieillissement de la population et l’augmentation de la prévalence des maladies chroniques rendent impérative une meilleure collaboration entre les différents soignants. La formation interprofessionnelle est un des moyens de l’améliorer. Elle favorise une meilleure connaissance des compétences et limites des uns et des autres et promeut un respect mutuel des contributions de chacun. Peu d’écoles de médecine ou d’autres filières de santé proposent ces formations ; la formation postgraduée ou continue n’est pas davantage axée sur ces dimensions. Une volonté politique est nécessaire pour les développer dans les filières de formation. Une mission commune, une responsabilité partagée entre soignants, une répartition claire des tâches et un partage régulier d’informations représentent les autres facteurs clés de succès.
M. B, 58 ans présente un diabète de type 2, une hypertension artérielle, une dyslipidémie ainsi qu’une cardiopathie rythmique.
Il présente par ailleurs des lombosciatalgies sur un canal lombaire étroit, une arthrose et une neuropathie des membres inférieurs pour lesquelles il consulte occasionnellement un acupuncteur. OEnologue de métier, il est au chômage depuis 23 mois. Par ailleurs, il s’est récemment séparé de sa femme et, dans ce contexte, vit une exacerbation d’un trouble dépressif récurrent.
En raison de valeurs de glycémies très élevées, le médecin traitant soupçonne des problèmes d’adhésion thérapeutique (alimentation déséquilibrée, prise erratique des médicaments) associés à une progression d’un diabète évoluant depuis plus de dix ans. Il instaure un traitement d’insuline au cabinet, organise un suivi infirmier à domicile pour enseigner et suivre la gestion de son diabète et programme un suivi diététique. Il décide également d’organiser un soutien psychologique pour ce patient sévèrement déprimé.
La diététicienne est découragée. Le médecin a omis de lui donner les informations nécessaires pour l’aider à prendre en charge le patient. Elle a également l’impression que toute tentative de motiver le patient à modifier son alimentation est vouée à l’échec.
L’infirmière remarque lors de ses visites à domicile un laisser-aller considérable et se demande si le patient n’abuse pas de l’alcool. Elle se retrouve une fois sur trois devant une porte fermée et ne sait pas si elle doit insister à le voir. Elle a essayé d’en parler au médecin, toujours entre deux consultations, mais n’a pas le sentiment d’avoir été écoutée.
Le médecin se fatigue également. Il a le sentiment que la précarité sociale et économique ainsi que l’état psychologique du patient rendent toute démarche thérapeutique infructueuse. Le délai d’attente pour une première consultation chez un collègue psychiatre est de deux mois. Par ailleurs, l’assistante sociale en charge du dossier vient de changer et n’est jamais atteignable, ne travaillant que deux jours par semaine et branchant systématiquement son téléphone sur répondeur.
La situation décrite de manière quelque peu caricaturale dans le cas clinique ne vise pas à épingler un manquement ou un comportement inadéquat d’un corps de métier ou d’un autre. Elle a pour but de mettre au grand jour les difficultés et les ressentis vécus quasi quotidiennement par nous tous dans le travail de coordination qui accompagne toute prise en charge d’un patient souffrant de maladies chroniques et évoluant dans un contexte de vie difficile. Au gré de nos expériences professionnelles, nous avons tous réalisé combien un travail d’équipe collégial est à la fois important et difficile à atteindre. Qui n’a pas maugréé contre les libertés prises par un professionnel de la santé d’adresser un patient à l’hôpital sans en avoir discuté au préalable avec les autres soignants impliqués ? Qui ne s’est pas irrité de voir ses questions restées sans réponse, malgré une demande écrite à un autre soignant, souvent par l’intermédiaire d’un carnet de santé ? Qui n’a pas souhaité pouvoir clarifier des objectifs, délimiter des tâches et identifier des canaux de communication entre soignants pour un même patient ?
Les obstacles les plus souvent cités à l’encontre d’un travail interprofessionnel sont les rôles et responsabilités ambigus des membres de l’équipe, les conflits de pouvoir entre différents professionnels liés aux différences de culture, de philosophie ou d’exigences de formation. Finalement, des différences de priorités et d’agenda, ainsi que des différences structurelles au sein des organisations médicales ou sociales, peuvent également interférer avec une bonne collaboration interprofessionnelle [1].
Pourtant, le vieillissement de la population, l’augmentation des maladies chroniques, la réduction de la durée d’hospitalisation et le transfert des activités de soins aigus en soins chroniques exigent qu’un nombre croissant de professionnels de la santé s’impliquent et collaborent pour assurer des soins de qualité, notamment dans le domaine des soins de premier recours [2].
La formation interprofessionnelle est considérée comme un moyen d’améliorer la collaboration interprofessionnelle et de ce fait d’optimaliser les soins aux patients [3]. Cette formation consiste à offrir des plages de temps durant lesquelles des personnes d’au moins deux professions différentes apprennent ensemble, des uns et des autres, au sujet des uns et des autres dans le but d’améliorer la collaboration et la qualité des soins/////3. L’apprentissage interprofessionnel peut être vu comme un continuum entre la formation prégraduée et la formation continue[McPherson K, Headrick L, Moss F. “Working and learning together : Good quality care depends on it, but how can we achieve it ?,” Qual Health Care 2001 ;10 (Suppl II) :ii46-53. ]]. La formation interprofessionnelle diffère de la formation multiprofessionnelle où des membres d’au moins deux professions apprennent simplement en s’asseyant côte à côte, quel qu’en soit le but.
Peu d’écoles de médecine proposent des formations interprofessionnelles [4]. Elles exigent des méthodes d’enseignement en général interactives, réflexives et axées sur la pratique et la résolution de problèmes. Les enseignants sont peu formés à l’enseignement de cette compétence qui porte essentiellement sur une meilleure connaissance des limites et perméabilités des rôles professionnels, des compétences de groupe, de résolution de conflits, en communication et finalement de leadership [5], [6]. Souvent les travaux interprofessionnels ne sont pas valorisés au même titre que les productions individuelles. Sur le plan logistique, cela demande un ajustement des horaires, des plages d’enseignement et de pratique et des systèmes d’évaluation (crédits), ce qui peut se révéler un véritable casse-tête [7]. Finalement, des différences culturelles, des craintes d’assister à une dilution des identités professionnelles et des rivalités historiques s’opposent également à l’émergence de plages d’expérience ou d’apprentissage communes [8].
La Suisse romande ne fait pas exception. Même au sein de ce qui est communément appelé les « professions de santé » les formations interprofessionnelles sont rares. Seule en Romandie à regrouper les cinq filières de formation, la Haute école de santé de Genève n’est pas encore parvenue à rendre les enseignements communs, ni les travaux de Bachelor interfilières, une réalité. Les programmes d’enseignement et de formation pratique (stages) ont des logiques différentes et semblent limiter la faisabilité de tout projet de transversalité. Seuls les cours de physiologie, anatomie et sciences de base sont dispensés aux étudiant-e-s des cinq filières, assis côte à côte dans le même amphithéâtre. Quid des enseignements destinés aux médecins ? Bien que les centres de formation médicaux et des filières de soins soient souvent regroupés dans un périmètre géographique restreint, les contacts restent rares. Jusqu’à récemment, les premiers contacts que nouaient les médecins avec les autres professionnels de la santé étaient le fait des lieux de pratique professionnelle. Mais la situation change. A Genève, le module d’immersion communautaire, en troisième année de médecine, dont le but est d’explorer un problème de santé de dimension communautaire est maintenant un module de formation interprofessionnelle [9]. Ce module accueille, depuis cette année, plusieurs étudiant-e-s des filières de la Haute école de santé. Les étudiant-e-s travaillent en groupes (dont la mixité est requise) sur une thématique de leur choix, la supervision est répartie entre professeurs du centre médical universitaire et de la Haute école de santé.
En raison de difficultés méthodologiques, l’efficacité de ce genre de formation interprofessionnelle n’a pas été évaluée au-delà du degré de satisfaction4. Cependant, nous ne pouvons qu’espérer que ces modules de formation, encore rares, feront le lit d’un curriculum véritablement interprofessionnel et aideront à surmonter les obstacles pratiques et idéologiques qui s’élèvent sur la voie d’un travail interprofessionnel harmonieux et efficace.
Rares sont les colloques de formation post- graduée réunissant différents professionnels de la santé pour réfléchir ensemble à la résolution des problèmes posés par des patients polymorbides et évoluant dans un contexte de vie souvent complexe. Qui peut se targuer d’avoir assisté à des formations interprofessionnelles réunissant des soignants d’horizons différents, invitant à un échange de perspectives, d’expériences et à une élaboration de stratégies d’amélioration de prises en charge ? La formation postgraduée, généralement organisée sous l’égide de sociétés professionnelles vise à améliorer ou maintenir des compétences traditionnellement biomédicales. Elles sont souvent davantage désireuses de préserver leur identité et d’asseoir leur pouvoir que de s’ouvrir aux autres professions de la santé.
Cependant, il ne suffit pas de prodiguer des plages de formation interprofessionnelles pour que se développe une approche intégrée des soins efficace. Une expérience en éducation médicale, pilotée en Bosnie par le département de médecine communautaire et de premier recours à Genève l’illustre particulièrement bien [10]. Suite à une guerre dévastatrice et le démantèlement du système de santé durant les années 1990, l’Organisation mondiale de la santé et le ministère de la Santé ont réalisé dès 2000 une réforme du système de santé qui privilégiait les soins de santé primaires avec la mise en place d’un système de gatekeeper associant médecins et infirmières communautaires. La coopération suisse (DDC) s’est engagée à soutenir cette réforme, en finançant un programme de formation conjoint pour les médecins et les infirmières (voir encadré). Dans un premier temps, une forte résistance s’est manifestée, principalement de la part des médecins. Un participant, ancien médecin urgentiste s’est par exemple écrié : « Comment une infirmière peut-elle m’enseigner la réanimation cardio-pulmonaire ? ». Les infirmières, quant à elles, craignaient de s’exprimer et de poser des questions en présence des médecins. Ces difficultés ont été peu à peu aplanies en mettant en avant l’importance de partager les connaissances et de mieux connaître les champs d’expertise de chacun. Cependant, malgré un intérêt et une motivation croissants des soignants à suivre ce genre de cours, le savoir- faire nouvellement acquis ne se répercutait que de manière très partielle sur le terrain et dans la pratique de tous les jours. Les médecins et les infirmières regagnaient leurs structures respectives sans pouvoir mettre en pratique les recommandations du travail en équipe.
Bosnie : programme de formation conjoint pour les médecins et infirmières pour mettre en place un système de santé axé sur la médecine de premier recours et le gatekeeping
Un curriculum de huit fois une semaine étalé sur une année a été organisé dans des centres de formation postgraduée et était agencé avec des séances de supervision au cabinet (technique de pair). Trente à quarante pour cent des heures de formation étaient suivies simultanément par des médecins et des infirmières déjà diplômés. La supervision se pratiquait de manière identique, soit conjointement, soit séparément, selon les sujets abordés. Les thèmes de la formation reprenaient les chapitres essentiels de la médecine de famille, ainsi que les outils de communication avec le patient, la gestion des ressources et du cabinet. Les formateurs pouvaient être des médecins, des infirmières ou d’autres intervenants issus de différents horizons : santé publique, autorités de la santé ou assurances.
Il semble donc évident que d’autres facteurs de réussite doivent être pris en compte. Outre une meilleure connaissance et un respect des contributions des uns et des autres, un élément essentiel est un travail en phase avec les priorités et les missions du système de soins [11]. Dans la situation bosniaque, un médecin et une infirmière doivent créer une équipe et prendre en charge le même groupe de patients. Pour le réaliser, les médecins et les infirmières doivent être réallouées, passant de deux services indépendants l’un de l’autre à un service avec une unité géographique, organisationnelle et hiérarchique identique. Un deuxième facteur consiste en une responsabilité partagée pour son collectif de patients et le succès du travail. Le troisième facteur est la claire répartition des tâches en fonction des compétences et des attributions de chacun des corps de métiers. Cette attribution des tâches doit être compatible avec les objectifs du plan de santé stratégiques (rationalisation des soins), des compétences inhérentes aux professions (accréditation) et à l’acceptabilité de cette attribution par la population des patients. Finalement, les moyens de communication entre les professionnels doivent être améliorés, avec la création d’un dossier patient commun, dans lequel chaque professionnel peut indiquer les événements de santé et consulter les observations et informations notées par d’autres. Des colloques hebdomadaires interprofessionnels avec une discussion sur l’organisation du service et à propos des patients sont également importants [12].
C’est en fait surtout dans les projets d’amélioration de la qualité que la formation et le travail interprofessionnels se conjuguent actuellement le mieux. Les professionnels partagent en général une valeur commune, celle de répondre aux besoins de leurs patients et souvent un même lieu, un service, une institution ou un quartier. Selon une récente revue de la Cochrane, ce sont les seules expériences de formation interprofessionnelle qui amènent à des changements comportementaux, organisationnels ou une amélioration des problèmes de santé présentés par les patients [13], [14].
Implications pratiques
• La formation interprofessionnelle est considérée comme un des moyens d’améliorer la prise en charge intégrée de patients souffrant de maladies chroniques.
• Le soutien politique et institutionnel est un bras de levier indispensable pour stimuler ces développements encore embryonnaires.
• Cela implique une formation des enseignants dans l’enseignement de compétences telles que la communication, la résolution de conflits et l’approche réflexive.
• Elle doit s’accompagner de mesures concrètes dans la pratique clinique telles qu’une responsabilité partagée, une claire répartition des tâches et un partage régulier de l’information entre soignants.
Sur le plan de la formation, une volonté politique est nécessaire pour développer, au sein des filières de formations médicales et paramédicales, une approche interprofessionnelle. Cela devrait se traduire par des plages de formation communes entre les différentes filières de soins et des enseignants formés à l’approche interprofessionnelle. Le but serait de favoriser une meilleure connaissance des compétences et limites des autres soignants, et de promouvoir le respect des contributions des autres. Par ailleurs, la mise en place d’un travail d’équipe au niveau communautaire est grandement facilitée, si elle est soutenue sur le plan politique et financier. Une responsabilité partagée, une claire répartition des tâches, le partage de l’information, des locaux et un dossier communs et finalement une bonne gestion des conflits sont autant d’ingrédients nécessaires à des soins intégrés. .
Article paru dans la Revue médicale suisse de septembre 2008.
[1] Coster S, Norman I, Murrels T, et al., “Interprofessional attitudes amongst undergraduate students in the health professions : A longitudinal questionnaire survey”, Int J Nurs Stud 2008 ; Epub ahead of print.
[2] Larry MJ, Lavigne SE, Muma RD, et al., “Breaking down barriers : Multidisciplinary education model”, J Allied Health 1997 ; 26 :63-9.
[3] Hammick M, Freeth D, Koppe I, et al. “A best evidence systematic review of interprofessional education : BEME Guide no 9”, Med Teach 2007 ; 29:735-51.
[4] Barnsteiner J, Dish J, Hall L, et al., “Promoting interprofessional education”, Nur Outlook 2007 ;55 :144-50.
[5] Hall P, Weaver L., “Interdisciplinary education and teamwork : A long and winding road”, Med Educ 2001 ; 35 :867-75.
[6] Harden RM., Multiprofessional education Guide no.12, Association for medical education in Europe. Edinburgh : AMEE,1999 ;1-31.
[7] Barnsteiner J, Dish J, Hall L, et al., “Promoting interprofessional education”, Nur Outlook 2007 ;55 :144-50.
[8] McPherson K, Headrick L, Moss F. “Working and learning together : Good quality care depends on it, but how can we achieve it ?,” Qual Health Care 2001 ;10 (Suppl II) :ii46-53.
[9] http://edumed.unige.ch/apprentissage/module4/ immersion/index.html
[10] Mottu F. « Formation en médecine de famille à Ilidza/ Sarajevo : projet HOPE-HUG », Prim Care 2001 :1116-9.
[11] Headrick L, Wilcock P, Batalden P., “Interprofessional working and continuing medical education”, BMJ 1998 ;316 :771-4.
[12] Headrick L, Wilcock P, Batalden P., “Interprofessional working and continuing medical education”, BMJ 1998 ;316 :771-4.
[13] McPherson K, Headrick L, Moss F. “Working and learning together : Good quality care depends on it, but how can we achieve it ?,” Qual Health Care 2001 ;10 (Suppl II) :ii46-53.
[14] Reeves S, Zwarenstein M, Goldman J, et al., Interprofessional education : Effects on professional practice and health care outcomes, The Cochrane Library 2008, issue 2.
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