Le Livre noir de la santé mentale à Bruxelles est une chronique inédite et édifiante des conséquences du sous-financement structurel de la première ligne de soins en santé mentale et des politiques de bien-être dans la capitale de l’Europe au début du XXIe siècle.
Ce livre, sous-titré « Le vécu des médecins généralistes », se veut un cri. Un cri lancé par les médecins généralistes qui deviennent l’entonnoir de toutes les souffrances psychiques de leurs patients. C’est en constatant cette souffrance que la FAMGB a créé en 2016 une Commission santé mentale. Elle s’est rapidement mise au travail en collectant durant l’été 2017 un nombre impressionnant de témoignages de médecins et en menant une enquête au sujet de leurs difficultés.
Bruxelles, comme beaucoup de métropoles, concentre tous les facteurs de risques de souffrance psychique. Bruxelles est devenue une véritable bombe sociale :
une précarité qui touche un tiers de sa population ;
une crise du logement : on estime qu’il manque 40 000 logements sociaux ;
une explosion démographique importante. Les directeurs d’écoles ont alerté l’autorité politique sur le manque criant de places dans leurs établissements, avec une impossibilité pour eux d’accueillir des élèves à la prochaine rentrée ;
Bruxelles accueille la majorité des migrants arrivant en Belgique. Il suffit de penser à la situation du parc Maximilien pour réaliser la catastrophe humanitaire que cela représente ;
une population âgée, de plus en plus précarisée, nécessitant des soins complexes, avec des maisons de repos privées souvent trop chères pour ses faibles revenus ;
une rupture des liens familiaux : la moitié des familles sont monoparentales ;
une problématique des assuétudes particulièrement grave.
Pas étonnant, dans ce contexte social, que la moitié de nos motifs de consultations soient liés à cette souffrance psychique…
À travers tous les témoignages récoltés, ce qui ressort de prime abord, c’est le sentiment de solitude du médecin face à cette déferlante. Pour les cas aigus, comme les décompensations psychotiques par exemple, référer vers un hôpital psychiatrique relève du parcours du combattant. Rappelons en effet qu’à Bruxelles un filtre a été instauré dans les urgences psychiatriques afin de limiter l’admission de ces patients [1], vu le manque criant de places dans ces institutions. Le médecin généraliste se retrouve donc souvent seul pour gérer ces situations de crise.
Le médecin généraliste est un acteur incontournable de la santé mentale, car il connaît bien son patient, son histoire, ses ressources et son contexte familial. De plus, il est souvent le seul qui prend en charge les aspects somatiques de la santé (diabète, hypertension, etc.) trop souvent négligés dans les prises en charge psychiatriques. Les psychiatres devraient réaliser que la santé mentale, c’est bien plus que la psychiatrie. En effet, nous voyons beaucoup de pathologies liées à l’épuisement, au burn out, causées par des conditions de travail de plus en plus stressantes. La perte de sens de notre monde est à la base de beaucoup de dépressions. Les médecins généralistes sont confrontés à des situations complexes mêlant le somatique et le psychosocial. Nous constatons malheureusement que le savoir du médecin généraliste est rarement reconnu par les professionnels de la santé mentale. Combien de fois avons-nous vu revenir des urgences un patient dont le comportement nous paraissait dangereux alors que le psychiatre de garde n’y trouvait rien d’alarmant (ce genre de patient présentant souvent un « faux-self » en arrivant en institution). Avec des conséquences souvent dramatiques qui nous donnent raison trop tard.
Avoir un retour de nos envois chez les spécialistes est également exceptionnel. Souvent, nous ne sommes même pas prévenus de la prise en charge ni de la sortie d’hôpital de nos patients. Enfin, il faut aussi reconnaître que nous manquons d’une formation suffisante à la prise en charge des patients atteints de troubles psychiatriques. Un effort devrait être fait, à l’université d’abord, mais aussi par la suite à travers des intervisions de cas cliniques.
Les médecins généralistes ont besoin de soutien, de liaison avec les autres intervenants et de formation. Force est de constater que ces besoins ne sont pas satisfaits dans l’organisation actuelle des soins de santé. Loin de là.
Depuis le début des années 2000, notre pays s’est lancé dans une vaste réforme de la santé mentale, appelée Psy 107, dirigée par le SPF Santé publique. La philosophie de cette réforme est de soigner le patient au plus près de son milieu de vie. Pour y arriver, les décideurs politiques articulent cette réforme sur deux axes :
le déploiement d’équipes mobiles, constituées de spécialistes, se rendant sur le lieu de vie du patient afin d’éviter si possible une hospitalisation ;
la construction de réseaux, coordonnant dans une zone géographique tous les intervenants. Ceux-ci comprennent un tiers de spécialistes, un tiers de soignants non spécialisés (médecins généralistes, infirmiers, kinésithérapeutes) et un tiers d’acteurs non soignants (services sociaux, représentants des proches et des usagers, etc.). C’est une volonté politique d’ouvrir le soin en santé mentale à d’autres intervenants que les soignants.
À Bruxelles, existent actuellement un réseau enfants/adolescents (Bru-Stars) et un réseau adultes qui se décline en quatre antennes locales (Hermès-Plus, Bruxelles-Est, Rézone et Norwest). Nous adhérons pleinement à cette philosophie, mais nous émettons des réserves sérieuses sur son succès. Pour que cette réforme atteigne vraiment ses objectifs, trois conditions doivent être remplies :
un financement structurel et suffisant du secteur ambulatoire. Le financement prévu se fait dans une enveloppe budgétaire fermée c’est-à-dire que les soins ambulatoires (financement des réseaux et des équipes mobiles) ne peuvent être financés que par un transfert de l’argent économisé par la fermeture de lits psychiatriques. Pour Bruxelles, ce système est une catastrophe, car notre région manque cruellement de lits psychiatriques (alors que, paradoxalement, la Belgique n’est pas loin du record du nombre de lits psychiatriques par habitant). Il faut savoir que beaucoup de ceux-ci sont occupés sur décision de justice (hospitalisation sous contrainte médico-
légale) et qu’un tiers de nos lits sont occupés par des habitants des autres régions. Fermer des lits psychiatriques alors que les urgences n’arrivent pas à hospitaliser les cas aigus qui le nécessitent est une aberration et un danger permanent tant pour la population que pour les personnes en question ;
une reconnaissance effective du médecin généraliste, lui donnant toute sa place dans les réseaux qui se construisent actuellement. Malheureusement, cette place est souvent marginale. Même s’il existe une ouverture vers les généralistes (la Plate-forme de coordination des services de santé mentale a offert un siège d’administrateur à la FAMGB), il faut bien constater que leur organisation bureaucratique (multiplication des groupes de travail, des comités d’accompagnement) et chronophage rend notre participation très problématique. Nous avons souvent peine à faire entendre nos besoins ;
une collaboration optimale entre médecins généralistes et spécialistes est une condition majeure si l’on veut que la réforme réussisse.
Nous avons formulé en fin du Livre Noir douze recommandations.
assurer le soutien des médecins généralistes confrontés à des problématiques lourdes en santé mentale en mettant à leur disposition un helpdesk fonctionnant 24h/24 ;
faciliter l’accès des médecins généralistes aux spécialistes hospitaliers via la mise en service, par les hôpitaux, d’un numéro vert unique ;
systématiser le feed-back par les médecins spécialistes vers le médecin généraliste qui a référé un patient ;
mettre sur pied un comité pluraliste (incluant magistrats, responsables politiques, médecins, psychologues, assistants sociaux...) qui évalue la prise en charge des patients atteints de troubles psychiques ;
organiser des rencontres locales entre les multiples structures et intervenants concernés par les problèmes de santé mentale ;
intégrer au sein des cabinets de médecine générale des soignants spécialisés (comme des psychologues de première ligne) ;
reconnaitre le médecin généraliste comme un acteur incontournable de la santé mentale ;
rendre plus accessibles les soins spécialisés en santé mentale (auprès des psychiatres, des psychologues) ;
tendre à une coordination plus poussée des différentes structures d’aide sociale et psychologique ;
mettre en réseau tous les intervenants de la société civile autour du patient souffrant de problèmes de santé mentale, notamment la justice ;
Garantir une répartition des budgets détachée de considérations communautaires ;
Promouvoir et soutenir financièrement les politiques de bien-être, avec une priorité à l’enseignement, au logement, à l’environnement et à la sécurité.
Notre ultime recommandation est un rappel à nos politiques : sans bien-être social, il ne peut y avoir de bien-être psychique.
La réforme en santé mentale peut être une occasion historique pour revoir notre système de santé en le basant avant tout sur une première ligne renforcée. Nous sommes positifs, nous voyons que le simple fait de réunir autour d’une table des acteurs d’horizons divers crée une nouvelle dynamique du soin. Cette nouvelle dynamique remplace l’organisation hiérarchique (spécialistes > généralistes > paramédicaux > patients) par une organisation horizontale, où tous les partenaires se reconnaissant égaux, collaborent ensemble et avec le patient uniquement à son profit. Cependant, nous devons rester vigilants. Il ne faudrait pas que cette réforme ambitieuse se borne à faire des économies au service de la politique d’austérité que nous subissons depuis dix ans, en fermant des lits sans investir dans le secteur ambulatoire. Car alors ce serait une régression sociale terrible avec l’absence de prise en charge réelle de ces patients fragilisés par la vie, qui se retrouveraient abandonnés, laissés pour compte, exclus sans aucun espoir de pouvoir se reconstruire et de reprendre une place digne dans notre société.
La Commission santé mentale de la FAMGB ne va pas en rester là. Dès à présent, elle se remet au travail afin de rédiger son Livre Blanc, développant ses recommandations pour une prise en charge optimale de la santé mentale à Bruxelles. Nous y associerons nos autres collègues de la première ligne, les services ambulatoires de santé mentale ainsi que les psychiatres hospitaliers afin de revenir vers nos décideurs politiques avec des propositions concrètes.
[1] Procédure Nixon : en cas d’interpellation du Parquet pour une mise en observation psychiatrique, un dispatching entre les services d’urgence psychiatrique est mis à sa disposition afin de réaliser des expertises via une ligne téléphonique, avec le risque de renvoyer chez eux des patients potentiellement dangereux pour eux ou leur entourage. En Flandre et en Wallonie par contre le patient sera généralement hospitalisé et réévalué dans les jours suivants.
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