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Pourquoi une coordination ’assuétudes’ ?


1er janvier 2012, De Craen Edith

assistante sociale, titulaire d’un master en ingénierie et action sociales, coordinatrice de soins ’assuétudes’, Plate-forme de concertation pour la santé mentale

Dans l’esprit de la note politique fédérale ’drogues’ de 2001 et de la Conférence interministérielle de 2010, les politiques en matière de drogues doivent donner la primauté au traitement sur la répression. La justice se retrouve dès lors prescriptrice de soins. Pourtant, les chiffres montrent que les dépenses restent plus importantes pour la répression que pour la prévention et l’assistance.

Sur le terrain, la multiplicité des intervenants et des angles d’approche de la problématique se conjuguent avec un découpage sectoriel pour dessiner l’offre d’aide dans un paysage à la fois riche et difficile à déchiffrer. Il importe alors de voir comment les collaborations intersectorielles peuvent se nouer sur le terrain et comment les pouvoirs politiques peuvent soutenir ces démarches et les valoriser.

La coordination de soins ’assuétudes’ se propose de travailler à l’amélioration de la visibilité des projets, de mettre la priorité sur l’intersectorialité et le soutien aux liaisons transversales existantes et de remplir le rôle d’interface entre le terrain et le politique.

Avant d’exposer le contexte bruxellois en matière de drogues, il est important de présenter la fonction de coordination ’assuétudes’ au sein de la Plate-forme de concertation pour la santé mentale.

La Plate-forme est une asbl bicommunautaire née du désir des institutions de rassembler leurs observations et de créer un organe d’interface entre le travail de terrain et le monde politique. Dès lors, la Plate-forme organise la concertation de ces acteurs en vue de relayer auprès des autorités compétentes les observations relevées à partir des pratiques de terrain.

Le service public fédéral Santé publique finance actuellement un projet pilote visant « l’implémentation d’une fonction de coordination de soins au sein des plates-formes de concertation de santé mentale concernant le traitement de personnes présentant un problème lié aux substances ».

Pourquoi un tel projet ? Il existe une plate-forme dans chaque province ainsi qu’en Région de Bruxelles-Capitale, elles couvrent donc l’entièreté du territoire. Depuis une vingtaine d’années, elles sont identifiées par les acteurs et ont une action reconnue dans le domaine de la santé mentale. Par ailleurs, implémenter un coordinateur ’assuétudes’ au sein de la santé mentale répond à une volonté politique de décloisonner les secteurs afin d’améliorer les articulations des soins offerts à des usagers tant en santé mentale qu’en toxicomanie. Cela participe à une action globale et cohérente au niveau national.

Plus concrètement, la Plate-forme organise la concertation sous forme de groupes de travail réunissant des acteurs de différents secteurs et des deux régimes linguistiques. C’est également le cas pour la coordination ’assuétudes’ dont les missions spécifiques se fondent dans les missions exercées par les plates-formes.

Cheminement complexe ?

Le thème de cette journée questionne ce cheminement, celui de l’usager qui construit sa demande de soin à partir de ses besoins et des services qui lui sont proposés. Ce cheminement défini comme complexe l’est également pour les professionnels qui, quant à eux, construisent l’offre de soin et l’accompagnement au plus près des demandes, explicites ou non, des usagers.

Les professionnels de terrain s’interrogent sur leurs pratiques et portent parfois un regard très critique sur le manque de collaborations ou les difficultés à construire des orientations efficaces.

Invoquer les dysfonctionnements dans les collaborations n’est pas suffisant. D’autres éléments peuvent expliquer cette complexité et, sans en faire une liste exhaustive, les facteurs suivants peuvent être invoqués :

• Les niveaux d’intervention

Chaque équipe définit ses missions, un projet thérapeutique qui lui est propre et cela en fonction du secteur dans lequel elle se situe et de son registre de subventionnement. Les niveaux d’intervention se déclinent en travail de première ligne, de deuxième ligne voire de troisième ligne, bas seuil, haut seuil d’accès… La démultiplication de définitions finit par obscurcir le travail des équipes et peut-être cela renforce-t-il le cloisonnement plus que cela ne le diminue. Au sein d’un même service il peut y avoir différents degrés d’intervention, qu’apportent, dès lors, ces distinctions ?

• Les secteurs différents

Bien entendu, il y a un intérêt pratique à sectoriser, à reconnaître des spécificités, des méthodologies différentes propres à chaque secteur. Mais, ici encore, la démultiplication de découpages, tant dans les missions et activités de ces secteurs que dans les zones géographiques dans lesquelles ils interviennent donne également des informations que le professionnel et l’usager ont, parfois, du mal à décoder. Les affiliations à des réseaux, malgré l’intérêt évident de ceux-ci, segmentent et compartimentent les professionnels. L’ambulatoire, l’hospitalier, le résidentiel, réseau public, privé, agréé ou non, sur telle zone de Bruxelles, affilié à telle université…

Les découpages et les réseaux ont, entre autres, l’objectif de faciliter les contacts, mais cela implique, très concrètement, un temps dédié spécialement à l’entretien de la connaissance de ces réseaux et de leurs missions. Sans un temps de travail dédié à cette actualisation, il est difficile de maintenir un niveau d’information suffisant…

• Les divers registres de subventionnement

Si les pratiques se sont développées au sein de secteurs et réseaux, c’est bien entendu en lien avec les subventionnements et les niveaux de pouvoirs de nos entités fédérées. En fonction des compétences et des niveaux d’intervention, les équipes perçoivent un subside qui circonscrit de manière stricte les missions et les fonctions reconnues par le pouvoir organisateur.

Ces trois facteurs expriment, dans une certaine mesure, le cheminement complexe des acteurs de terrain dans l’accompagnement et le soin de personnes usagères de drogues. L’investissement de professionnels concernés et engagés se confronte à ces limites. Les cadres d’intervention clairs sont essentiels, une base sur laquelle s’appuyer est, bien entendu, nécessaire. Le tiers, les distinctions de rôles et de fonctions sont indispensables, mais les liaisons entre tous ces niveaux d’interventions et secteurs sont à renforcer pour soutenir un axe, à part entière, de nos pratiques de terrain.

Contexte belge

Les termes « complexe » et « découpage sectoriel » sont donc à remettre en perspective dans notre contexte politique.

Toutes les entités fédérées sont concernées d’une manière ou d’une autre par les drogues. Le phénomène ayant de multiples ramifications, des actions sont menées tant dans les questions médicales, de promotion de la santé, de répression, de criminalité…

En Belgique, les années nonante sont décisives.

Une concertation est organisée et débouche sur la rédaction d’une note politique fédérale ’drogues’ en 2001. Près de dix ans ont été nécessaires pour circonscrire la problématique dans toutes ses facettes. Ce document est une base essentielle de nos politiques actuelles. Concrètement, cette note rassemble dans un même texte toutes les déclinaisons liées aux drogues. Sont pris en comptes, les organes de concertation, fédérations, types de traitements, les liaisons avec la médecine physique, rien n’a été laissé au hasard. La réflexion issue de cette collecte d’information exhaustive propose de s’appuyer sur trois piliers :

• la prévention ;

• l’assistance, la réduction des risques ;

• la répression (présenté comme « l’ultimum remedium »).

Une volonté claire se dégage : il s’agit de traiter plutôt que de punir. L’incarcération de personnes souffrant d’assuétudes est vaine. Non seulement la question de l’addiction n’est pas traitée, voire elle pourrait augmenter dans un contexte carcéral, mais en plus le taux de récidive de ce public consommateur est important. Les consommateurs commettent des faits de délinquance et de violence pour subvenir à leur dépendance, et cette criminalité pourrait se voir enrayée si ces usagers peuvent bénéficier de soins adéquats. La justice se retrouve dès lors prescriptrice de soins pour tenter de renvoyer, en quelque sorte, à la santé une problématique qui ne peut être traitée par la justice seule. (Les questions soulevées par ces soins contraints feront l’objet d’un développement lors des ateliers).

La Conférence interministérielle (CIM) de 2010 balise l’application de ces collaborations indispensables des différents niveaux de pouvoir en Belgique. Accords interministériels, essentiels à la construction d’une politique drogues, globale et intégrée. La cohérence doit donc se construire à tous les niveaux. Il ne s’agit pas uniquement de voir comment les collaborations intersectorielles peuvent se nouer sur le terrain, mais comment les pouvoirs politiques soutiennent ces démarches et surtout les valorisent.

Angles d’approche différents

Comme les points précédents l’attestent, il est important de contextualiser les politiques telles qu’elles sont engagées aujourd’hui. Il n’est sans doute pas nécessaire de rappeler que tant la variété de produits que les modes de consommation tels qu’ils sont identifiés de nos jours sont un phénomène récent. Les années 60 et le mouvement hippie mettent la question de la consommation sur la place publique. Il ne s’agit plus d’un phénomène « de l’ombre » mais bien une question de société où chacun se confronte à cette délicate question.

Au début du XXème siècle, le mouvement de la prohibition sur la vente d’alcool avait pour objectif de « mettre de l’ordre » dans ce qui était déjà identifié comme étant les années « folles », la contrebande était traquée de manière systématique. Les notions de plaisir, d’abus vont être associées aux termes de « trafic », « illégal » et « délinquance »… La justice a défini ce qui est autorisé, toléré ou au contraire tout ce qui est punissable et relevant du délit.

Plus tard, les « junkies » donnent un autre visage à la consommation, la dépendance et la chute qu’entraîne une consommation qui ne peut plus être régulée… Le délinquant n’est plus seulement une personne dont le comportement addictif ou toxicomaniaque dérange, il est également une personne malade qui relève plus de la sphère médico-psycho-sociale que celle de la justice. Les produits qui suscitent ces ravages sont les mêmes qui, découverts à la fin du XIXème siècle, ont participé à vaincre la tuberculose ou traiter l’asthme et, comme tous les opiacés, étaient en vente libre…

Par ailleurs, la découverte du virus du SIDA et également d’affections somatiques spécifiques aux addictions ont développé tous les tableaux nosographiques des troubles liés aux substances. Les neurosciences permettent de nouvelles hypothèses sur les addictions et les profils de consommateurs.

Enfin, la toxicomanie est une question sociale, sociétale. Le trafic, les quartiers connus pour le deal, l’illégalité tant de la consommation que de la production et de la vente rendent le sujet des drogues particulièrement sensible. La marginalisation, la précarité sont des questions qui interpellent tous les niveaux de pouvoirs. Les villes et communes ne peuvent ignorer les conséquences d’un trafic sur leur territoire. Par ailleurs, les questions liées à l’accompagnement de personnes dépendantes ne peuvent être traitées qu’au seul niveau national. Les thèmes de la dépendance, des traitements possibles, de contrôle du trafic et tout ce qui touche les drogues est une préoccupation internationale. En cela, la Belgique, comme les autres pays européens, participe à cette réflexion plus large sur les drogues et leurs usages et construit le monitoring des drogues et des addictions.

Coordination, réseau pourquoi faire ?

Quand on situe rapidement ce contexte belge, européen et international, en quoi la coordination de réseau et de soins est-elle pertinente, au service de qui et de quoi oeuvre-t-elle ?

Si la Belgique s’est dotée de textes clairs donnant des lignes directrices des actions à mener, l’application sur le terrain de la note politique fédérale ’drogues’ de 2001 et de la CIM de 2010 n’est pas aisée. En effet, les entités fédérées, par les angles d’approches différents qui les caractérisent, financent des missions qui en viennent à se superposer. Cela donne parfois l’impression d’être nombreux à « faire la même chose » et de créer une sorte de concurrence entre certains projets ou professionnels. Si cette superposition peut, en effet, être gênante, ne peut-elle pas non plus être considérée comme un lieu de rencontre supplémentaire ? L’enjeu ne réside peut-être pas dans le souhait d’avoir un « super coordinateur » détenant toute l’information (d’autant plus que cela paraît peu réaliste), mais bien dans une co-construction où chaque coordination aurait une part à prendre ? Et où chaque entité fédérée situe mieux les interventions des uns et des autres dans une articulation où les spécificités de chacun sont respectées.

Une autre mission des coordinations de réseaux se situe dans la transmission d’information des politiques vers le terrain. L’interface est évidemment dans les deux sens. Relayer vers le politique, mais également rendre au terrain les observations, réflexions, pistes de travail élaborées par nos autorités politiques. Par exemple, favoriser la diffusion des publications telles que Drogues en Chiffre III. Organisée par la Politique scientifique fédérale, l’objectif de cette publication est « le développement d’un instrument de mesure qui permet aux services publics fédéraux d’identifier et de chiffrer, d’une manière autonome, les dépenses publiques de toutes autorités en Belgique (fédérales, communautaires, régionales, provinciales et communales) pour la politique dans le domaine des drogues illégales et légales (tabac, alcool et benzodiazépines), et qui tient compte des systèmes d’enregistrement déjà existants et pertinents en Belgique, et des faiblesses et forces des études précédentes (Drogues en Chiffres I et II) ». Si les lignes de force des notes politiques drogues situent préférentiellement l’action dans les premiers piliers (prévention et assistance), les chiffres démontrent pourtant que les dépenses restent plus importantes dans le troisième pilier (répression). Le coût engendré par la répression est, par nature, plus onéreux que celui de la prévention, cela n’explique malgré tout pas entièrement l’écart au niveau des dépenses. L’incarcération coûte plus cher qu’une sensiblisation de professionnels, mais comment se fait-il que les dépenses aillent, visiblement, dans un sens opposé aux « prescriptions » du législateur ?

Le travail des coordinations se construit à partir de ce matériel, et malgré des moyens modestes, les coordinations peuvent, comme de nombreux autres acteurs, déployer un dynamisme et une motivation dans les actions entreprises.

Bruxelles se compose d’une offre dense et variée de services et la standardisation des soins et de l’aide ainsi que leur quantification effraie les acteurs de terrain. C’est bien légitime, cette richesse est précieuse et permet à de nombreux usagers de trouver une aide au plus près de leurs besoins. Mais… si ces soins presque « sur mesure » existent, ils restent visiblement peu accessibles par tous. Les acteurs de terrain finissent par proposer à l’usager de lancer une candidature dans différents lieux, espérant une réponse rapide de l’un d’eux, et pas forcément du choix le plus adéquat. Ce phénomène participe certainement à l’engorgement des services que ressentent les secteurs de la santé mentale et de la toxicomanie. Le flux de demandes croissant fait que les équipes éprouvent des difficultés à préserver un travail de qualité tant les pressions exercées deviennent importantes. Les problématiques sociales vécues par les usagers sont également démultipliées, et les moyens pour les accompagner n’ont pas nécessairement augmenté. Le travail psycho-social a plus de mal à se déployer de manière efficace dans un Etat social actif qui soumet les allocataires sociaux à de plus grandes pressions et les exposent à des exclusions multiples (perte d’allocations, difficultés dans l’accès au logement, soins de santé…). La coordination de réseau peut offrir de nouvelles perspectives, faire se rencontrer ces besoins communs vécus par les équipes et diminuer la méfiance que le travail en réseau peut susciter. Recenser les manques et les lacunes…

Augmenter la visibilité des services, c’est reconnaître leurs spécificités et leurs missions afin d’améliorer les orientations de patients et cela dans un climat de confiance et de respect. La coordination de réseau se propose dès lors de travailler à l’amélioration de la visibilité des projets existants et faire le recensement avec les équipes de ce qui manque. La coordination ’assuétudes’ met une priorité à l’intersectorialité et travaille activement au soutien des liaisons transversales existantes.

Conclusion

La coordination ’assuétudes’, comme d’autres coordinations, participe à ce travail de liaison intersectorielle et également à une meilleure articulation avec les pouvoirs politiques. Le développement du tissu associatif tant en santé mentale que dans d’autres secteurs nécessite que ces liaisons soient formalisées. Le travail inter-équipes n’est pas nouveau, depuis leur création les institutions ont toujours construit des modalités de collaborations avec d’autres partenaires. Mais ces collaborations sont plus fragiles lorsqu’il s’agit de faire des relais de patients ou d’usagers vers des structures d’un niveau d’intervention différent (ambulatoire-hospitalier, aide et soin-justice…). Les pratiques évoluent et les ouvertures développées actuellement sont soutenues dans les concertations et les groupes de travail. Ces lieux sont plus que des lieux de rencontre, ils permettent la collecte d’observations des acteurs de terrain, leur offrant la possibilité de leur donner du poids et de les adresser ensuite aux autorités concernées. Le projet est ambitieux, certes, mais la richesse des structures bruxelloises est soutenue et valorisée au travers de ces concertations. La visibilité de chacun se construit au fil des rencontres et permet, in fine, de faciliter les cheminements des usagers en répondant plus adéquatement à leur demande (explicite ou non) de soin et d’accompagnement. Il est possible d’espérer qu’avec ces nouvelles pratiques, l’accessibilité aux soins puisse être également soutenue et cela pour les personnes les plus précaires et les plus démunies.

Sans être « dupes » des préoccupations économiques actuelles, soutenir le travail de prévention et d’assistance plutôt que celui de la répression, et cela en concordance avec les guidelines éditées par les entités fédérées. Compte tenu de la jeunesse des préoccupations en matière drogues, il reste une quantité de choses à faire et de projets à déployer. Mettre le recueil de données ou d’autres tentatives d’évaluation au service des institutions et des usagers. Etre à l’interface du terrain et du politique implique le double mouvement bottom up et top down. Ce sont les paris relevés par la coordination ’assuétudes’ de la Plate-forme de concertation pour la santé mentale en Région de Bruxelles-Capitale.

Cet article est paru dans la revue:

n° 59 - janvier 2012

« Assuétudes : un cheminement singulier et complexe dans la cité »

Santé conjuguée

Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...