Parler de son salaire est plutôt tabou. On n’apprend pas à l’école le montant du salaire minimum légal ni comment décrypter une fiche de paie. Il est même de bon ton de ne pas aborder le sujet avec ses collègues ou lors d’un entretien d’embauche.
Ouvrir la boîte des salaires n’est pas une entreprise évidente, mais peut être salutaire. Elle advient souvent quand un enjeu matériel se pose comme la recherche d’un équilibre budgétaire ou l’introduction d’une nouvelle grille barémique. L’implémentation de la grille de l’Institut de classification de fonctions (IFIC) à 100 % en juillet 2021 a été l’occasion dans certaines équipes de maisons médicales ou groupes sectoriels de se lancer dans cette aventure (voir encadré).
Le monde des maisons médicales a une histoire particulière autour du salaire. Marqués par des idéaux de Mai 68 et d’autogestion, les pionniers et pionnières appliquent l’égalité salariale pour deux raisons principales : d’une part, la reconnaissance et la mise en pratique de l’égale dignité et nécessité de chaque fonction au sein de l’équipe et, d’autre part, la volonté de susciter l’investissement et l’appropriation du projet par chaque travailleur, quelles que soient ses compétences [1]. L’égalité salariale fait aussi partie des réflexions plus théoriques du Groupe d’étude pour une réforme de la médecine (GERM) qui, sous la plume de la sociologue Monique Van Dormael, note en 1981 que « les fortes différences de revenus des différents membres de l’équipe selon leur qualification entérinent […] les représentations de valeurs différentes attachées au travail de chacun » [2].
Depuis, la mise en œuvre de l’égalité salariale s’est heurtée à divers obstacles (augmentation de la taille des équipes, perception d’un manque de reconnaissance des compétences spécifiques à certaines professions, déséquilibre d’investissement…). Depuis l’introduction de la barémisation IFIC, l’application de l’égalité salariale stricte n’est plus praticable en maison médicale. Certaines maisons médicales restent néanmoins très attachées au principe et limitent radicalement les écarts salariaux entre les différentes fonctions. D’autres sont moins imprégnées de ces expérimentations, n’ayant pas ou peu accès à ces éléments de la genèse du mouvement. Cependant, partout, le sujet de la politique salariale continue d’être interrogé.
Qu’est-ce que l’IFIC ?
Créé en 2002 par les interlocuteurs sociaux du secteur de la santé, l’Institut de classification de fonctions (IFIC asbl) a développé une méthodologie permettant d’établir des descriptions et des classifications de fonctions. Sa mission consiste à « accompagne[r] le développement et l’implémentation de nouvelles classifications de fonctions sectorielles et analytiques, qui forment la base de nouveaux modèles de rémunération, dans les secteurs non marchands, spécifiquement dans les secteurs des soins de santé » [3].
Chaque projet d’implémentation d’une nouvelle classification de fonctions est géré paritairement par les syndicats et fédérations patronales du secteur concerné. Il commence par l’inventaire, la sélection et la description des fonctions. S’ensuit un travail de pondération fondé sur six critères : la connaissance et le savoir-faire, la gestion d’équipe, la communication, la résolution de problèmes, la responsabilité et les facteurs d’environnement qui aggravent ou rendent potentiellement dangereux l’exercice de la fonction (le port de charges lourdes, par exemple). Le résultat de cette pondération détermine la position de chaque fonction dans une nouvelle échelle de classement et se traduit sous la forme d’une structure barémique et salariale adaptée. Il en résulte une harmonisation des fonctions et une revalorisation de certaines d’entre elles. « Une simulation salariale individuelle est envoyée [à chaque employé] et il est possible de choisir d’entrer dans le nouveau système ou non. Celles et ceux qui décident de garder leur ancien barème vont continuer à évoluer dans celui-ci », explique Lauriane Sable, la directrice de l’asbl IFIC [4]. L’implémentation d’une nouvelle classification pose dès lors des questions complexes telles que la présence dans une équipe de personnes remplissant la même fonction, mais percevant des salaires différents ou encore le constat d’un renforcement de la négociation individuelle de son salaire au détriment d’une approche collective.
À la suite d’interpellations de travailleurs de maisons médicales, nous avons questionné avec eux les représentations qui fondent la détermination des salaires et exploré des pistes de discussions collectives autour de ces enjeux.
Pour limiter les affrontements interpersonnels, nous avons entamé la discussion par un exercice de devinettes collectif. Nous avons invité les participants à former un cercle et à piocher une étiquette sur laquelle figure une profession/fonction existant en maison médicale ou non. Chacun est alors invité à réfléchir à des revendications salariales que pourrait porter son personnage. L’enjeu est ensuite de faire découvrir aux autres participants quelle profession l’on incarne en posant ses revendications. L’exercice est plus ou moins difficile pour les protagonistes : parfois ils n’ont qu’une idée très vague, voire aucune, du salaire ou des conditions de travail de la fonction à incarner ; parfois, manier le registre de la revendication est une nouveauté. Cette étape en dit long sur nos représentations : le trader est confondu avec l’influenceuse ; la travailleuse dans le système des titres-services aurait choisi délibérément de ne pas faire d’études ; le coiffeur gagnerait bien sa vie ; les institutrices maternelles aussi et auraient en plus beaucoup de congés… Quand tous les participants ont joué, il s’agit de repérer des critères « traditionnellement » employés pour justifier les écarts de salaire à partir des arguments qu’ils ont mobilisés. Certains citent le diplôme, le degré d’engagement du salarié qui peut passer par un intéressement aux résultats de l’entreprise, les risques professionnels, la pénibilité des tâches, la rareté du profil…
Ensuite, les participants sont invités à prendre connaissance de deux théories économiques sur lesquelles s’appuient souvent les justifications salariales : la théorie du capital humain et la théorie du salaire d’efficience.
Initiée par l’économiste américain Gary Becker dans son ouvrage Human Capital (1964), la théorie du capital humain considère que chaque individu possède un capital propre défini comme « l’ensemble des capacités productives [qu’il] acquiert par accumulation de connaissances générales ou spécifiques, de savoir-faire, etc. » [5]. Ce capital s’accumule grâce à des dons personnels et à un investissement (en temps, en moyens financiers, en efforts…) dans la formation. Selon cette approche, les différences de salaire sont liées aux différences de productivité et rétribuent des différences de compétences que l’on acquiert tout au long de la vie. « Le salaire repose donc, en partie, sur le développement du capital humain du travailleur, explique la sociologue Violaine Wathelet dans une analyse des inégalités salariales. Plus il aura de compétences, de savoirs, d’expériences liées au secteur d’activités dans lequel il exerce et meilleures elles seront, plus son salaire sera élevé » [6]. « Comme l’acquisition de compétences suppose un coût, les différences de salaire permettent d’inciter les individus à supporter ce coût », ajoute l’économiste Pierre Cahuc [7]. Cette théorie conçoit donc le salaire comme le rendement du capital humain permettant de compenser les coûts de l’investissement de départ dans l’éducation.
La théorie du salaire d’efficience postule quant à elle que les employeurs ont tout intérêt à proposer des salaires plus élevés que leurs concurrents afin de favoriser l’augmentation de la productivité du travail. D’après P. Cahuc, ce vaste corpus théorique comporte plusieurs courants. Le plus populaire d’entre eux repose sur la mise en œuvre d’un mécanisme incitatif afin de stimuler l’effort des salariés. Un deuxième courant part du principe que la pratique d’une politique de « hauts salaires » permet d’attirer les meilleurs candidats dans une entreprise. Une troisième approche repose sur la croyance qu’une rémunération relativement élevée permet de limiter la rotation du personnel et le coût qu’elle occasionne (coût d’embauche, de formation…).
À travers cette mise en situation et ces lectures théoriques, les participants sont invités à considérer trois éléments. Le premier concerne les représentations stéréotypées et parfois peu documentées que nous pouvons avoir à propos d’autres métiers. Le second pose la question de ce que nous considérons ou non comme du travail – et donc à salarier –, ce qui ouvre un champ de réflexion sur le travail domestique gratuit ou les stages étudiants non rémunérés. Le troisième concerne l’intériorisation de critères de justification des écarts salariaux sans interroger les modèles idéologiques qui les sous-tendent.
À ce stade, et selon le temps et la motivation du collectif, nous avons poursuivi les réflexions par l’une ou l’ensemble des possibilités suivantes.
Généalogie et décentrement. Que s’est-il passé en 1966 à Herstal en lien avec les salaires ? Nous racontons la lutte des femmes partie de la Fabrique nationale (FN) et leur revendication « À travail égal, salaire égal » [8]. Un combat toujours d’actualité dans d’autres secteurs. Le détour par l’histoire peut aussi s’enrichir d’une comparaison avec d’autres pays : quels salaires pour les soignants en France, aux États-Unis ou dans des expériences sociales à contre-courant comme à Cuba ou au Mexique chez les zapatistes ? [9]
Questionner le sens des mots et les valeurs. Qu’est-ce qui distingue le salaire de la rémunération ? Quels sont les avantages qui ne figurent pas sur la fiche de paie ? Comment ont-ils été choisis ? Qui en bénéficie ? L’idée est de lister les mécanismes (chèques-repas, assurances groupe…) et d’explorer les valeurs qu’ils charrient. Nous invitons les participants à passer ces avantages à la loupe des valeurs de la Fédération des maisons médicales (solidarité, justice sociale…) et d’autres valeurs que le groupe souhaite faire apparaître. Ces rémunérations sont enfin mises en regard de la dimension sociale et collective du salaire. Comment contournent-elles le paiement de cotisations sociales qui alimentent la Sécurité sociale – principale source de financement des métiers du soin ? En quoi renforcent-elles les inégalités au sein de l’équipe ?
Au détour d’une enquête. Un groupe explore minutieusement une fonction ou un métier proposé dans l’exercice des devinettes. Les grandes lignes de l’enquête sont posées collectivement : qu’avons-nous besoin de savoir pour mieux cerner ce qui se joue dans les conditions de travail et de valorisation d’un métier ? Par exemple, combien de personnes exercent cette profession en Belgique ? Quelles sont les grilles barémiques en vigueur ? Quels sont les statuts ? Les personnes sont-elles propriétaires de leur infrastructure de travail ? Quelle est l’histoire de la profession et comment est-elle enseignée ? Quels sont les compétences, savoirs et savoir-faire attendus ? De quel type de protection (représentation syndicale et professionnelle) peut-on bénéficier ? Est-ce une profession en pénurie ? Observe-t-on un haut taux de rotation du personnel ? Quels sont les conditions de travail, la pénibilité et les risques pour la santé ? Quelle répartition des tâches y observe-t-on entre hommes et femmes ? Entre classes sociales ? Cette enquête permet de placer la discussion sur les écarts salariaux dans les équipes dans le contexte plus large de la détermination des échelles de salaire.
Parler des salaires en équipe ouvre un vaste champ de réflexion sur la manière dont sont négociés les écarts salariaux à l’échelle d’un secteur ou d’une entreprise, sur la juste répartition des richesses produites, sur la part du salaire qui est socialisée et qui finance les soins de santé ou les pensions, sur la manière dont sont rebattues les cartes du jeu salarial quand des entreprises recourent à des formes de rémunération alternatives, sur les inégalités salariales entre hommes et femmes… Des méthodes et des outils existent pour ouvrir ce débat et l’ancrer dans une perspective transformatrice du système de santé [10].
[1] 1. M. Boulad, « L’égalité salariale en maisons médicales : toujours d’actualité ? », Santé conjuguée, n° 22, octobre 2002.
[2] 2. M. Van Dormael, « Le centre de santé intégré et les maisons médicales. Jalons pour les soins de santé primaires », Cahiers du Germ, n° 152, décembre 1981, www.maisonmedicale.org.
[3] 6. IFIC, Qu’est-ce que l’IFIC ?, www.if-ic.org.
[4] 7. C. Bordecq, Revalorisation des salaires : l’ASBL IF-IC décrypte les nouvelles classifications de fonctions, MonASBL.be.
[5] 3. S. Fraisse-D’Olimpio, « Les fondements de la théorie du capital humain », Ressources en sciences économiques et sociales, 2009, https://ses.ens-lyon.fr.
[6] 4. V. Wathelet, « Le salaire en tension : limiter pour mieux partager ? », Éconosphères, juin 2018.
[7] 5. P. Cahuc, « Pourquoi y a-t-il des différences de salaires ? », Reflets et perspectives de la vie économique, 2001/1-2 (Tome XL).
[8] 8. J. Gillet, Grève des femmes de la FN Herstal : 50 ans après, le combat continue, Femmes prévoyantes socialistes, 2016.
[9] 9. Centre tricontinental, « Panser la santé mondiale », Alternatives Sud, vol. 29-2022/3.
[10] 10. L’équipe d’éducation permanente de la Fédération des maisons médicales propose des animations destinées aux équipes qui s’interrogent sur leur politique salariale. Plus d’infos : ep@fmm.be.
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...