Dans son « expérience ethnographique auprès de travailleurs sociaux de proximité en souffrance », Emmanuel Nicolas évoque les tentatives d’instrumentalisation que subissent les travailleurs sociaux. C’est précisément ces pressions, parfois violentes, parfois insidieuses, exercées sur les travailleurs sociaux à des fins sécuritaires ou répressives qui sont incompatibles avec l’exercice de leur mission d’accompagnement et les droits de l’usager. C’est pourquoi un Comité de vigilance en travail social - CVTS a été mis en place.
Emoi et colère en été 2002 : deux travailleurs sociaux sont inculpés par le parquet de Courtrai pour « traite d’êtres humains » et « association de malfaiteurs ». Ils ont, dans le cadre de leur mission professionnelle, apporté une aide à des demandeurs d’asile et des personnes sans papier.
Un comité de soutien à Myriam et Jaffar se crée rapidement et, après plusieurs années pénibles, les deux travailleurs sont acquittés. Mais cet événement inaugure la création, en 2003, du CVTS, toujours actif aujourd’hui. Il faut dire que d’autres choses inquiètent le secteur social : par exemple, en septembre 2002, le ministre de l’Intérieur souhaite lancer une expérience pilote, demandant aux travailleurs sociaux du CPAS d’Anvers de transmettre à l’Office des étrangers les noms des personnes en situation de séjour irrégulier venant demander l’Aide médicale urgente. Justification : « les assistants sociaux sont des citoyens comme les autres et doivent dénoncer les infractions dont ils ont connaissance » [1].
Le CVTS s’élargit très vite, réunissant travailleurs sociaux tous secteurs confondus, représentants syndicaux, écoles sociales, organisations de protection des droits de l’homme qui veulent sensibiliser le secteur social aux pressions contraires à l’éthique professionnelle et alerter les responsables politiques et judiciaires ainsi que l’opinion publique sur les dérives menaçant le travail social.
Educateur mis en cause pour ne pas avoir empêché un jeune de fuir le centre d’Everberg, assistants sociaux de CPAS invités à dénoncer les cas de cohabitation frauduleuse… une certaine logique s’installe progressivement partout : « dans des secteurs très divers, des travailleurs sociaux sont confrontés à une volonté de mainmise du répressif sur le social » dit le CVTS, … « Afin d’installer ou de renforcer certaines mesures sécuritaires, les pouvoirs publics semblent vouloir profiter de la relation de confiance qui se crée dans le travail social en imposant aux travailleurs sociaux des tâches de contrôle et de répression. De plus en plus en contact avec des personnes faisant l’objet de criminalisation de la part des autorités, ils subissent des pressions toujours plus fortes et plus nombreuses… Comment les travailleurs sociaux peuvent-ils à la fois être des confidents et ceux qui dénoncent ? » [2].
Un groupe d’assistants sociaux de l’intergroupe bruxellois des maisons médicales a souhaité rencontrer le Comité de vigilance en travail social (CVTS), afin de mieux connaître ses activités et d’envisager comment les maisons médicales pourraient collaborer avec ce groupe.
Nous vous présentons ici la synthèse d’une rencontre qui nous a surtout permis de mieux cerner l’origine, les options et les méthodes de travail du CVTS. C’est à partir de ces éléments que pourra se poursuivre la réflexion sur les collaborations possibles, réflexion seulement ébauchée à l’heure actuelle.
Notre interlocutrice était Catherine Bosquet, membre actif du CVTS et, par ailleurs, professeur de déontologie et de méthodologie communautaire à la Haute école Paul Henri Spaak.
Etaient également présents à cette réunion : Michèle Parmentier (assistante sociale à la Free Clinic et à la maison médicale Maelbeek), Marie-Laure Denis et Lucie Bontemps(assistante sociale et stagiaire à la maison médicale La Perche), Anne Lixon (assistante sociale à la maison médicale Alpha santé), Aurélie Viseur (assistante sociale à la maison médicale Le Gué), Bénédicte Dubois (service Education permanente de la Fédération des maisons médicales) et Marianne Prévost (service de la Promotion de la santé et de la Qualité de la Fédération des maisons médicales).
Face à ce constat, le CVTS, qui ne se définit pas comme une organisation de défense professionnelle ni un médiateur, poursuit plusieurs objectifs :
• lutter contre l’instrumentalisation du travail social à des fins sécuritaires ou répressives ;
• maintenir les conditions d’exercice du travail social ;
• soutenir la formation continuée de travailleurs en matière d’éthique et de déontologie ;
• réintégrer la déontologie dans les pratiques ;
• rappeler la centralité de la relation de confiance entre le travailleur social et l’usager ;
• mobiliser les travailleurs sociaux pour créer un rapport de force favorable ;
• instruire les dérives vers le politique.
Pour répondre au malaise, aux besoins de clarification des travailleurs sociaux a été créée une permanence téléphonique ouverte à tous les travailleurs œuvrant dans le domaine social (quelle que soit leur profession) : ils peuvent s’y adresser lorsqu’ils subissent des pressions en matière de secret professionnel et de déontologie. Ce lieu d’écoute, de parole et de soutien, anonyme et crédible, permet aussi de recueillir des témoignages.
Dans certains cas, il est plus opportun d’aborder des problèmes de manière collective ; les travailleurs sociaux d’une équipe (ou la direction) mobilisent parfois l’ensemble de leurs collègues pour travailler avec le CVTS sur le rappel d’un certain nombre de règles fondamentales à respecter (quelques documents en ligne précisent les droits et les devoirs de chacun – mais avec une certaine réserve ; la déontologie est loin d’être normative et ne doit pas être délivrée sous forme d’un « recueil de recettes »).
Ces rencontres peuvent prendre la forme de journées de sensibilisation, de formation. Il y est toujours question de la fonction même du travail social, de son évolution et de l’application de la déontologie dans cette évolution. Quelques exemples de problématiques collectives :
• les assistants sociaux en hôpital, pris dans la tension entre l’exigence de rentabilisation de leur institution (il faut dès lors faire sortir le plus vite possible les patients), et leur souci de pouvoir accompagner au mieux les patients ;
• certains assistants sociaux coincés, de par les nouvelles politiques d’activation d’emploi, entre la nécessité de rendre des comptes, des chiffres, et le souci d’accompagner les personnes dans une réelle démarche de réinsertion sociale - qui dans certains cas, n’aboutit pas à un emploi : « ce n’est pas la cueillette qui fait pousser les champignons »… [3].
Par ailleurs, des groupes thématiques s’organisent. A côté de celui consacré aux étrangers, un groupe tente actuellement d’établir un relevé des bonnes pratiques dans les CPAS, où les travailleurs sociaux rencontrent de nombreuses difficultés, par exemple :
• la tension entre l’exercice d’un contrôle (nécessaire dans le strict respect de la loi pour que l’aide soit accordée à ceux qui en ont vraiment besoin, mais parfois clairement abusif notamment dans les méthodes ou moyens utilisés) et l’établissement d’une relation de confiance (des fonctions à séparer…. ?) ;
• la difficulté de respecter le secret professionnel quand les conditions de travail concrètes ne le permettent pas (plusieurs personnes dans le même bureau) ou quand la personne doit expliquer sa situation à l’accueil, devant tout le monde…
Ces différents axes de travail ne vont pas sans une analyse transversale des politiques qui jouent – largement ! - sur la fonction et les pratiques du travailleur social. Ces politiques, ce sont celles de l’Etat social actif qui s’incarnent dans deux dispositions essentielles : la mise en place du revenu d’intégration sociale, conditionné à la signature d’un Projet individualisé d’intégration sociale (PIIS), et le Plan d’accompagnement et de suivi des chômeurs. Lors d’une Rencontre irisée (voir note 3), Abraham Franssen (professeur de sociologie aux facultés Saint-Louis) évoquait la transformation que vit le travail social, en lien avec ces politiques, à trois niveaux : celui de l’intervenant social – qui, de gardien des droits de l’usager, devient un « coach » visant à développer ses capacités ; celui de l’usager, dont on attend un comportement autonome et proactif (à l’intérieur de marges implicites [4]) ; celui de la relation d’aide, qui évolue d’une logique de protection vers une logique d’accompagnement et de guidance.
Au cours de cette même rencontre Julien Pierret, président du CVTS, montre « comment la grammaire de la responsabilisation des usagers (peut) constituer un vecteur de déresponsabilisation des travailleurs sociaux eux-mêmes, (et décrit) trois tendances fortes qui contribueraient à cette déresponsabilisation : l’idéologie des réseaux, l’affiliation managériale et la judiciarisation du social [5].
• l’idéologie des réseaux (dont Julien Pierret ne dénie pas les aspects positifs), parce qu’elle incite ou renforce le renvoi de la patate chaude… « chaque intervenant se cachant derrière la responsabilité du partenaire, dans un jeu rendu d’autant plus complexe par la multiplication des identités professionnelles » ;
• l’ « affiliation managériale », parce qu’elle consiste notamment à « centrer les politiques sur des objectifs endogènes quantifiables et propres au système plutôt que sur des objectifs exogènes, plus déterminants mais moins mesurables (l’émancipation des individus, par exemple) » ; « la responsabilisation des travailleurs n’étant alors plus que chiffrée, mathématique et pour tout dire, dénuée de sens » ;
• la judiciarisation du social, parce qu’elle « réinvestit le juge dans son rôle presque paternel de « diseur de norme » : c’est à lui qu’incombera in fine le poids de la responsabilité, et plus au travailleur social ».
Avec ce type d’analyse, pas étonnant que le CVTS interpelle le politique, et c’est un de ses objectifs : en janvier 2008 par exemple, le CVTS dénonce dans une carte blanche le protocole d’accord signé entre FEDASIL, l’administration chargée de coordonner l’accueil, et l’Office des étrangers. Ce protocole, « d’une ambiguïté rare », prévoit une certaine collaboration, en termes d’échange d’informations, entre le personnel chargé de l’accueil et les brigades policières. « Nous aimerions insister sur la dérive présidant aux fonctions des travailleurs sociaux actifs au sein des centres. En effet, par le protocole s’institue une collaboration avec le sens qu’a conféré l’histoire du XXème siècle à ce mot – entre services sociaux et forces de police ».
Le champ d’action du CVTS est large, et la résistance a encore de beaux jours devant elle… En mars 2009, les Services d’aide en milieu ouvert tiennent « à réitérer leur attachement indéfectible aux principes qui régissent le secret professionnel, condition sine qua non de leur possibilité de remplir leur mission et d’établir une relation de confiance avec le public » [6]. Pourquoi cette mise au point ? Parce qu’ils ont été invités, par un arrêté du Gouvernement de la Communauté française, à communiquer à des instances de décision, dont le conseiller d’aide à la jeunesse, le procureur du Roi ou tout autre organisme, des informations concernant l’aide qu’ils octroient. Les services concernés décident de ne pas se conformer à cette « incitation illégale » et d’attaquer cet arrêté au Conseil d’Etat ».
Le CVTS a peu de moyens. Etant une association de fait et n’ayant pas de siège social, il n’a pas la possibilité de demander des subsides [7]. Il reçoit les cotisations de ses membres, et le paiement de certaines formations « commandées » par des institutions.
Le travail du CVTS repose donc entièrement sur le militantisme de ses membres, essentiellement les treize membres actifs qui constituent son bureau, et qui ont par ailleurs un travail à temps plein. Ce sont des travailleurs sociaux, ou des personnes d’autres disciplines, travaillant dans des services d’aide aux étrangers, d’aide à la jeunesse, dans les syndicats, à la Ligue des droits de l’Homme, dans les écoles sociales... Pour certains, les institutions libèrent du temps de travail correspondant à leur investissement au bureau. Pour d’autres, c’est du bénévolat.
Réfléchir aux possibilités de collaboration était, rappelons-le, l’objectif de cette réunion. Un premier constat a été que, en maison médicale, les travailleurs sociaux ne sont pas soumis à des injonctions, des pressions, comme celles que décrivent ceux qui se trouvent sur d’autres terrains ; et ils ne subissent pas non plus les tensions liées à une obligation de rentabilité, comme ceux des hôpitaux. Leur contexte de travail est donc fort différent – et moins inconfortable que celui dans lequel se trouvent nombre de leurs pairs.
N’ont-ils dès lors pas à créer de lien avec le CVTS ? Ce n’était pas la conclusion de cet échange : en effet, on a constaté que les assistants sociaux de maisons médicales se trouvent à l’intersection de ce qui se passe dans la vie de leurs patients et de leurs rapports avec les structures publiques : ils peuvent donc témoigner, observer les situations limite, être eux aussi un levier de changement.
Une piste de collaboration entre les maisons médicales et le CVTS a dès lors été évoquée : la récolte de tous les témoignages des assistants sociaux de maisons médicales qui se sont trouvés dans une situation interpellante, quel que soit le domaine considéré (logement, travail, accès aux soins…).
Les participants à cette réunion ont exprimé des questionnements spécifiques à l’accès aux soins : ils rencontrent ainsi une situation délicate et récurrente, le passage d’informations dans le cadre de l’Aide médicale urgente. Qui recueille ces informations, ces réquisitoires ? Comment le secret médical peut-il être respecté ? Que peut-on mettre en place pour qu’il le soit ? Pour améliorer le transfert d’informations ?
On s’est aussi demandé si les travailleurs sociaux en maison médicale sont en meilleure position pour informer les patients ? Avec plus de liberté et de confiance que les travailleurs appartenant à des structures apparaissant comme « menaçantes » pour l’usager… ? Ce serait une piste à creuser.
Il y en aurait sûrement bien d’autres…
[1] Site du CVTS : http:// www.comite devigilance.be/ travail social
[2] Site du CVTS : http:// www.comite devigilance.be/ travail social
[3] Abraham Franssen, cité par Edgar Szoc, Agence Alter, synthèse de la Rencontre irisée du 11 février 2008, « Autonomisation et responsabilisation des individus : qu’est-ce qui ne va pas ? » in la Lettre du Bis du Conseil bruxellois de coordination sociopolique, www.cbcs.be
[4] Lors de cette même journée, Anne Herscovici, ancienne présidente du CPAS d’Ixelles, soulignait qu’ « il ne faut pas pousser beaucoup le raisonnement pour déclarer plus autonome et responsable qu’une autre, la personne qui, se rendant compte de l’impossibilité de survivre avec un revenu d’intégration sociale, décide de prendre un travail au noir ou de se domicilier fictivement ! »
[5] Abraham Franssen, cité par Edgar Szoc, Agence Alter, synthèse de la Rencontre irisée du 11 février 2008, « Autonomisation et responsabilisation des individus : qu’est-ce qui ne va pas ? » in la Lettre du Bis du Conseil bruxellois de coordination sociopolique, www.cbcs.be
[6] Brèves du Bis mars 2009
[7] L’an dernier, le CVTS a toutefois bénéficié d’un subside de fonctionnement ponctuel pour un emploi à mi- temps, attribué à la Fédération des centres de service social avec laquelle il a passé une convention
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...