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Un âge entre deux rives


3 juin 2021, Benoît Tielemans

docteur en sciences psychologiques, de l’éducation et de la formation, chercheur associé au LISEC (Université de Haute-Alsace), partenaire du réseau intersectoriel de santé mentale Archipel

La période de l’adolescence n’a pas toujours existé comme nous la connaissons de nos jours, bien loin de là. Et chercher à en cerner les contours semble ne pouvoir se faire que par ce que l’adolescent n’est pas : ce n’est pas encore un adulte et ce n’est plus un enfant. Une temporalité floue qui s’étale entre deux rives. Voilà qui dit tout, mais qui, surtout, ne dit positivement pas grand-chose.

Une seule balise concrète marque la fin de l’enfance dans la chair, c’est la puberté. Là, ça y est, un cap est passé, c’est un ado. Fête pour les uns, honte pour d’autres et rite de passage pour certains. Pour ceux d’entre eux qui ont été initiés dans les sociétés traditionnelles de manière rituélique à la vie adulte dès les premiers signes d’un bouleversement hormonal, le temps entre les deux rives, celle de l’enfance d’un côté et celle de la vie adulte de l’autre, peut s’apparenter à un mince ruisseau enjambé sans même l’avoir remarqué. L’enfant à peine pubère aura alors subi des épreuves, un rite qui peut prendre la forme d’un voyage souvent seul pour les garçons et au péril de leur vie, pour être reçu dans la communauté des adultes. La survie du groupe dépend de la vigueur et de la fertilité de ses membres. Là, il ne faut pas attendre trente ans pour être parent.

Fini l’insouciance

Il semble bien que nos sociétés modernes ne soient plus trop enclines à faire des adultes [1]. Faire des adultes est le titre que le professeur de psychologie Paul A. Osterrieth avait choisi pour son livre ayant pour thème l’éducation. C’était dans les années 1960. Les Trente Glorieuses charriaient encore leur lot de promesses et de confiance en un avenir radieux par la science et le progrès. La pilule contraceptive n’avait pas encore transformé le projet familial et le patriarcat gardait une base encore solide malgré l’interdiction d’interdire qui commençait à se faire entendre sous les pavés des universités. Une transformation anthropologique importante semble s’être opérée dans ce tournant des Golden Sixties. La société de consommation bien assumée promettait une société des loisirs où l’homme serait libéré du travail et où la hausse continue jusque-là du pouvoir d’achat avait permis à une large classe moyenne de jouir de nouveaux besoins créés par les industries et promus par les réclames des campagnes de marketing. L’augmentation du confort va alors de pair avec une réduction du nombre d’enfants par ménage. La famille avec deux enfants, son logement, une voiture, les vacances et des loisirs devient un modèle culturel.

Ne croyez pas que nous nous écartons de notre sujet, car l’adolescence va jouer un rôle important dans cette conquête des marchés. L’enfant ensuite, mais l’adolescent d’abord, vont représenter des cibles de choix de plus en plus prisées par les publicitaires. Ainsi en est-il de l’un des premiers produits taillés sur mesure pour conquérir les faveurs d’une frange jeune de la population : le disque vinyle 45 tours. C’est parti pour les Yéyés, qui deviendront les aïeux des ados d’aujourd’hui.

Que s’est-il passé depuis ces temps baignés d’une certaine insouciance, du quasi-plein emploi et des lendemains qui chantent ? Entre les rives des deux âges, beaucoup d’eau a coulé. Mais, au fond, avec la puberté d’un côté, qu’est-ce qui a dessiné les contours de l’autre rive ? Selon les discours, certains diront que c’est l’âge officiel de la maturité qui délimitera l’entrée dans l’âge adulte et, dès lors, la fin de l’adolescence. Ce point est intéressant, car il sera le sujet de nombreuses recherches sur la maturité neurobiologique des adolescents. Être majeur signifie, d’un point de vue légal, que le sujet assume l’entière responsabilité de ses actes en acquérant la pleine capacité juridique. L’autorité parentale s’arrête et le jeune est alors dit émancipé.

Qu’est-ce qui se passe dans la tête d’un adolescent ? Du point de vue de son cerveau, un jeune de quinze ans a atteint une pleine maturité de ses composantes cognitives de base [2]. Sa capacité de raisonnement, d’évaluation des avantages et inconvénients d’une situation sera équivalente à celle d’un adulte de plus de vingt-cinq ans. Et pourtant, qu’est-ce qui peut induire que c’est durant l’adolescence, en pleine capacité des moyens physiques et mentaux, avec toute l’agilité et l’endurance de l’âge, que le taux de mortalité par noyade est le plus élevé ? En analysant ces cas d’accidents mortels, il est rapidement apparu qu’ils ne s’étaient que très rarement produits en allant nager seuls. Il y avait, dans la plupart des cas, d’autres jeunes non loin du lieu de l’accident. Les expériences menées par le Pr Laurence Steinberg vont démontrer qu’un adolescent mis en situation expérimentale de conduite d’un véhicule sur un simulateur pour traverser une ville en un minimum de temps ne prendra pas plus de risque qu’un adulte. Mais si le jeune apprend que, derrière la vitre sans tain du laboratoire où il passe ce test de simulation, un autre adolescent est là et qu’il est susceptible de l’observer, les résultats seront tout autres par une prise de risques bien supérieure. En d’autres termes, l’impulsivité et la recherche de sensation trouveraient majoritairement à s’exprimer chez les adolescents dans des contextes sociaux où il y a une présence de jeunes de leur âge. Les recherches en imagerie cérébrale démontreront en effet que les adolescents ne sont pas moins capables que les adultes sur de nombreux points, mais une immaturité persiste néanmoins dans les processus décisionnels de haut niveau, dans la régulation émotionnelle et au niveau des cognitions sociales.

Ce sont les États fédérés des États-Unis qui ont instigué et aussi financé en bonne partie ces recherches. Chaque État, selon la Constitution, fixe pour lui-même l’âge de la maturité de même que l’âge minimum pour l’obtention du permis de conduire. C’est donc, entre autres, pour permettre aux législateurs de statuer sur l’âge de la majorité en se basant sur des données scientifiques que l’une de nos deux rives a trouvé une berge, si tant est que majorité et âge adulte coïncident. Au moins, ces recherches permettent de mieux comprendre certains comportements de nos adolescents. Peut-être, dans les méandres de l’évolution, ont-ils eu besoin de cette fougue de jeunesse insouciante pour braver des dangers et conquérir un cœur particulièrement convoité par ses pairs afin de garantir à l’espèce et au groupe une plus grande diversité du patrimoine génétique.

Emanciper, éduquer

Si la majorité était consubstantielle de l’émancipation et marquait le passage à l’âge adulte, il nous faudrait dès lors considérer que tous les jeunes de dix-huit ans de nos contrées sont des adultes. Soit, légalement ils sont émancipés, mais en quoi le sont-ils ? Émancipé est un mot dérivé du latin et composé de ex- manus-capere. C’est, littéralement, prendre un sujet pour l’extraire d’une main ou, en d’autres mots, conduire d’un état captif à un état de liberté ou d’autonomie. En l’occurrence nous pourrions considérer que le jeune a été amené à quitter la main protectrice parentale pour s’assumer pleinement par lui-même. Combien sont les jeunes de dix-huit ans du XXIe siècle qui peuvent légitimement revendiquer un tel statut ? Est-ce de leur faute et peut-on le leur reprocher ? Une fois de plus, la seconde rive semble se dérober.

L’étymologie du mot éducation va dans le même sens que celle du mot émancipation : ex-ducere, conduire hors de. Le mot renseigne et cadre bien avec nos propos jusqu’ici. Il s’agit en effet d’être conduit et incité à quitter une rive. Le jeune est autorisé et même poussé à devenir un sujet autonome et à s’assumer comme tel. Cette injonction garde-t-elle toujours un niveau de cohérence suffisant : « Si tu as bien travaillé à l’école et que tu as un bon diplôme, tu auras un bon métier plus tard et tu pourras, toi aussi, prétendre au confort de tes aïeux ! ». Cette promesse semble ne plus tenir suffisamment souvent ses engagements de nos jours et a tendance à prendre des allures d’injonction paradoxale, dite aussi double contrainte, avec tous les dégâts bien connus sur la santé mentale. Par la situation économique et les corolaires de la modernisation, le monde du travail est passé d’un chômage frictionnel de quelques pour cent à une part significative de la population en quête d’un emploi. En ne tenant pas cette promesse de capacité d’autonomie arrivé à l’âge adulte, c’est toute une partie des berges de cette rive déjà floue qui s’érode encore un peu plus. Dans des politiques d’activation de soi, il ne s’agit plus d’être émancipé en soi, mais bien de s’émanciper soi-même par la recherche, souvent désespérée, voire la création d’un emploi qui représente la clé vers l’autonomie. La lutte des places désigne « la lutte d’individus solitaires contre la société pour retrouver une “place”, c’est-à-dire un statut, une identité, une reconnaissance, une existence sociale » [3]

En ne proposant que trop peu de perspectives fiables et par une perte de confiance en ses institutions, la société perd de sa capacité d’enchantement sur les jeunes. Comment, dès lors, un enseignant peut-il faire autorité sur ses élèves s’il ne peut plus promettre de récolter, l’âge de l’autonomie venu, les fruits de leurs efforts ? L’autorité, qu’elle soit parentale ou incarnée par d’autres couches du système éducatif ou politique, a perdu de sa capacité de persuasion. L’autorité est d’abord une autorisation à entrer dans le monde des adultes dit Eirick Prairat [4]. Il n’est pas ici question de la restauration d’une autorité d’un ordre ancien. L’autorité n’est pas un pouvoir qui s’exerce par la coercition. On ne s’autorise jamais seul à être contemporain du monde dit encore Prairat, qui précise que l’autorité n’est pas en crise temporaire, comme on peut souvent l’entendre, mais subit une érosion dans le temps, une transformation durable. Si la transmission de l’autorité traditionnelle de l’adulte s’est émoussée, ce n’est pas pour autant que rien ne peut plus faire autorité.

No limit ?

L’autorité ne produit des effets émancipateurs que par la confiance que le sujet est enclin à donner à celui qui exerce cette autorité, c’est-à-dire un adulte. Parents, enseignants, instances de l’ordre public ou politique, la confiance dans la capacité émancipatrice de ces institutions publiques ou privées s’érode. Érosion, voici un mot qui résonne particulièrement s’il est mis en parallèle avec la métaphore des deux rives pour tenter de cerner la période de l’adolescence. Le phénomène d’érosion semble toucher également la confiance. Selon le philosophe Mark Hunyadi, la confiance est un pari sur des attentes de comportements. Quand un enfant a confiance dans ses parents, il ne calcule pas leur comportement, précise-t-il [5]. La contractualisation, l’individualisation, la sécurisation et la virtualisation des rapports de l’homme à son environnement éliminent, toujours selon le philosophe, les processus de confiance et donc de pari sur des attentes de comportement envers autrui.

Sans rives bien définies, un cours se perd en marécage. Si le constat de l’érosion des berges et de l’importance d’en délimiter les rives est important, il est dès lors essentiel de proposer une définition claire de ce qu’est, ou à défaut de ce que pourrait être l’adolescence. Or, comme nous l’avons vu, l’adolescence ne se définira pas par elle-même. De plus un adolescent est, par essence, un être qui va éprouver les limites pour se rassurer qu’il n’est pas seul. Il a besoin de tester la résistance des rives qui canalisent son énergie. Ce ne sera qu’en rencontrant et en éprouvant l’adultité que l’adolescent saura qu’il est encore un ado et vers où il doit tendre. Qui d’autre qu’un adulte lui permettra de passer cette dernière épreuve dans la dissymétrie de la relation adulte-enfant ?

Ce ne sera qu’en interrogeant sérieusement ce qu’est un adulte, le monde qu’il veut construire et son rapport à l’enfant que nous pourrons poser des berges solides afin que les adolescents s’émancipent, s’autonomisent et poursuivent le cours de leur vie. Alors, parions que la perte de sens et le décrochage que vivent trop de jeunes ne seront plus un problème de santé publique.

[1P.A. Osterrieth, Faire des adultes, Dessart, 1965.

[2Voir les travaux du Pr L. Steinberg sur les prises de risques des adolescents et sur l’influence des pairs dans leurs comportements.

[3V. de Gaulejac, F. Blondel, I. Taboada-Leonetti, La lutte des places, Desclée De Brouwer, 2014.

[4E. Prairat, « L’autorité éducative au risque de la modernité », Recherche & formation, vol. 71, n° 3, 2012.

[5Interviewé par Th. Ost et O. Bailly dans « Le lien au monde », Médor n° 22, 2021.

Cet article est paru dans la revue:

juin 2021 - n°95

L’adolescence, un monde à part ?

Santé conjuguée

Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...

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