Se loger ou habiter ? Quelle est cette alchimie particulière qui permet de transformer les sites de logements sociaux en habitats, de passer de l’intimité familiale à la vie d’une communauté d’habitants ? A partir d’une petite rue du nord de Bruxelles, bordée de logements sociaux et de la parole de trois témoins privilégiés, je propose d’éclairer ce qui a permis à des locataires de devenir des habitants, de s’approprier leur logement et leur environnement et d’y créer un espace de vie collective et citoyenne.
« Etre né quelque part, pour celui qui est né, c’est toujours un hasard… » [1], hasard peut-être, mais quelle chance parfois. J’ai eu cette chance, celle de naître quelque part, un lieu qui a marqué de manière indélébile ma vision du monde et mon rapport aux autres. En découvrant plus tard les concepts d’affiliation et de désaffiliation chez Robert Castel [2], l’importance du lien social dans la construction d’un parcours d’ individualisation s’est imposée : ce qui permet de devenir soi, c’est la somme de ces liens qui s’imbriquent, nous définissent et nous façonnent. La famille, le lieu de vie, la communauté, le quartier…, une heureuse conjonction de ces différents points d’affiliation m’ont permis de grandir, d’évoluer. Et puis, vingt-cinq ans plus tard, je reviens dans le logement public de la ville de Bruxelles, comme coordinatrice d’un service social, et ce que j’observe ne correspond plus à cette expérience initiale.
Les habitants rencontrés dans le cadre de mon travail de terrain font souvent état d’un malaise, d’un sentiment d’isolement, de manque de contacts et de soutien, voire de réelles souffrances. Les demandes d’intervention pour conflits de voisinage sont nombreuses, entretenus par un refus de dialoguer en direct avec le voisin. Corollaires aux difficultés de voisinage, les demandes de changement de logement indiquent le peu d’attaches qui se créent autour et à l’intérieur des bâtis. Les familles monoparentales sont nombreuses et les enfants ne connaissent que rarement une figure paternelle structurante avec, comme conséquence la plus visible, la recherche des limites dans la prise de risque à l’extérieur de la famille.
Pour la plupart des 30.000 ménages bruxellois qui sont en liste d’attente pour un logement social, l’obtention d’un « logement » semble répondre à toutes les attentes… Et pourtant, pensés dans la hâte, sans y intégrer les espaces nécessaires à la vie sociale, ces logements tant espérés se révèlent parfois fort décevants, peu propices à l’établissement de liens positifs entre habitants et au sein même des familles. Du rêve à la réalité, beaucoup de locataires sociaux déchantent. Certains s’en accommodent, s’enferment entre leurs quatre murs, d’autres s’en vont et il y a ceux qui restent faute d’autre choix et subissent un logement qui ne deviendra pas leur lieu de vie, leur habitat. Certains sites de logements sociaux échappent à ce constat : sans se contenter d’y être logés, leurs locataires les habitent, y vivent vie familiale et sociale et vont même jusqu’à s’organiser collectivement. En observant la participation des locataires et les dynamiques collectives à l’oeuvre dans une petite rue du Nord de Bruxelles, il m’a semblé que l’expérience de ce quartier pouvait être intéressante pour une meilleure compréhension de l’appropriation d’un lieu de vie par ses habitants.
Le logement social en Région de Bruxelles Capitale, ce sont 38.000 logements mis en location par trente-trois sociétés immobilières de service public (SISP), c’est-à-dire 8 % du parc locatif bruxellois, alors que près de 40 % des Bruxellois vivent de revenus de remplacement et remplissent les conditions pour accéder au logement social. Ceci situe la faible marge de manœuvre dont disposent les 28.000 candidats à l’octroi d’un logement social, qui attendent de trois à dix ans pour obtenir un logement. Lors de la demande de logement dans une société locale, il leur est souvent conseillé de choisir le plus grand nombre de localisations afin de favoriser l’évolution de leur candidature. Le candidat s’engage ainsi à accepter un logement dans un quartier ou un type de bâtiment qu’il ne connaît pas et ne lui conviendra peut- être pas. La sanction en cas de refus d’une attribution de logement étant la radiation de la demande et le retour à la case départ sur les listes d’attente, il n’est pas rare de rencontrer des locataires qui acceptent un logement qu’ils n’auraient pas choisi s’ils l’avaient pu.
En bref, être locataire social à Bruxelles aujourd’hui, c’est attendre longtemps pour un logement qu’on ne peut réellement choisir et en plus prouver chaque année qu’on a le droit d’y rester ! Comme préalables à l’appropriation et à la création de liens durables dans son lieu de vie, on peut faire mieux.
Et pourtant, sur mon terrain d’enquête, une petite rue de logements sociaux du quartier Nord, les effets pervers du système d’attribution des logements sociaux semblent avoir peu d’impact. Il s’agit d’un ensemble de 90 appartements construits en 1904 et complètement rénovés en 1981. Y vivent 220 habitants, la plupart en famille de quatre à dix personnes, et quelques personnes plus âgées, isolées ou en couples. Les deux tiers des ménages sont d’origine maghrébine et résident là depuis plus de dix ans, en famille. Le tiers d’habitants restant est composé de Belges et d’Européens installés de longue date en Belgique. Plus récemment, cinq familles africaines ont rejoint cette communauté. Il y a peu de familles monoparentales. Nous sommes loin de la situation décrite par Pascale Jamoulle : « La structure des familles logées en cités sociales se transforme. Les figures paternelles ne cessent de se raréfier. Avec la perte de l’identité de travailleur, des pères ou des beaux- pères ne fournissent plus une sécurité économique suffisante aux familles » [3]. Ici les pères sont là, les familles tiennent.
De la dynamique de participation observée lors des réunions de locataires, à l’appropriation de leur lieu de vie constatée dans l’intimité du logement, j’ai constaté que, dans un monde qui gagne en « désaffiliation sociale » [4], cette rue résiste étonnamment. Si l’on se réfère à Robert Castel, qui attribue au travail le statut de liant social, cette communauté d’habitants ne devrait pas échapper au constat habituel : ici aussi plus de 80 % des ménages vivent d’allocations de remplacement. Et pourtant, la dynamique à l’œuvre est bien en rupture avec le paysage ordinaire du logement social, des solidarités émergent et les habitants s’organisent ensemble pour exprimer leurs besoins.
Il s’agit d’une petite rue du quartier nord à Bruxelles, bordée d’immeubles de quatre étages aux façades en briques, aux frontons ornés de jolis motifs polychromes. Entre la chaussée d’Anvers et l’Allée Verte, à deux pas des tours du quartier nord, c’est une petite rue oubliée, presque calme, dans l’agitation de la circulation et des activités industrielles qui longent le canal. Les maisons datant du début du siècle dernier sont toutes pareilles, mêmes châssis, mêmes portes, mêmes sonnettes… mêmes étiquettes. Cela sent le logement public. Deux petits parterres de fleurs bordés d’une clôture bricolée en bois peint vert tendre sont disposés de part et d’autre de la rue. Au balcon du 1er étage de l’immeuble le plus proche d’un parterre, un homme âgé surveille. C’est le jardinier amateur qui monte la garde et peste sur les ballons qui mettent ses fleurs en péril. Il faut dire qu’en été les enfants sont nombreux dans la rue.
La référence au modèle familial
J’ai démarré cette enquête par la rencontre de Mehdi qui est coordinateur d’une association de locataires dans son quartier et y vit depuis 1989, moment où il est arrivé en Belgique pour faire des études dans la continuité de ses études supérieures au Maroc. Le premier ressort de son implication pour la collectivité vient du modèle familial incorporé. Mehdi évoque son enfance au Maroc : « C’est aussi une éducation, mon père n’a pas fait l’unif, loin de là. Mais il demandait à chaque individu d’être responsable, à nous il demandait de sortir respirer l’air dehors, de savoir ce qui se passait. ». Partant de sa socialisation primaire, en famille, à laquelle il fait plusieurs fois référence, il nous indique ainsi en quoi son éducation l’a ouvert au monde, ouverture qui permet de passer de l’intime vers le public. Continuant sur le thème de la famille, Mehdi évoque celle qu’il a formée ici, avec son épouse et de ses deux enfants qui représentent, dans son parcours, des soutiens à son action.
Dans le quartier qui est déjà celui de son épouse, il fait très rapidement le lien entre sa vie de famille et celle de la communauté qui l’entoure. Lorsqu’un problème se pose dans leur quartier, c’est ensemble qu’ils l’abordent. « J’ai une femme qui m’aide, qui me comprend et qui me donne des idées… Après les attentats du 11 septembre, c’est elle qui m’a dit : « Il faut faire quelque chose après ça. ». Nous avons pris des contacts avec tous les travailleurs sociaux pour réunir tous les habitants de toutes les cultures et les religions… Il y avait beaucoup de monde, c’était très positif… ».
Cette conception du couple, comme point d’appui d’une action vers l’extérieur, se traduit par une collaboration entre mari et femme, c’est le « nous » qu’il utilise. Entre l’épouse qui porte traditionnellement la vie de famille à l’intérieur, et le mari qui mène une action dans son quartier, dans l’espace public, l’équilibre s’instaure par cette collaboration. L’une sert de moteur à l’autre, l’autre la reconnaît comme telle et s’appuie sur son aide. Tout comme son père qui l’encourageait à voir ce qui se passe ailleurs, Mehdi et son épouse ouvrent leur famille vers le quartier et sont en interaction avec une communauté d’habitants.
Le récit de Nadia, arrivée dans le quartier depuis dix ans, me fait également comprendre le rôle déterminant qu’a eu sa famille sur sa capacité d’être un moteur pour l’action des femmes de la rue. Nadia m’accueille dans son salon, au décor marocain : tables basses en cuivre, coussins chatoyants de couleur émeraude et bleue, des plantes vertes, des banquettes qui peuvent accueillir une dizaine de personnes, c’est un lieu qui respire l’accueil et le plaisir de recevoir sa famille et ses amis. Nadia est souriante et me présente à sa famille comme une invitée. La lumière entre généreusement par les fenêtres de toit. Elle me parle d’une enfance heureuse dans une grande ville du Maroc, de parents soutenants qui lui ont permis de passer le bac en français, de rêves de devenir professeur qui n’ont pu se réaliser là-bas et se concrétisent en partie ici, par le biais des cours de français et d’arabe qu’elle donne. Une histoire qui diffuse une impression de bien-être, comme l’expérience vécue au sein de la famille d’origine. J’apprends qu’un lien étroit unissait Nadia à son père, qu’elle se sentait proche de lui et avait acquis sur base de ce modèle la capacité de dialoguer d’égal à égal avec les hommes. Cette capacité lui sera d’autant plus utile qu’au début de son action avec les femmes de la rue, Nadia dut composer avec d’autres types de modèles familiaux et s’assurer les bonnes grâces de quelques pater familias pour permettre à leurs épouses de suivre ses cours. « Les maris, ou là là ! Ca n’a pas été facile de les convaincre… Ils ne voulaient pas leur donner la permission de venir chez moi… Beaucoup de méfiance. Alors j’ai joué la petite souris pour gagner la confiance… Je leur ai parlé dans la rue, quand je les croisais je leur demandais un service. Et tu vois, si tu veux, comme j’avais demandé la première leur aide, je pouvais leur proposer quelque chose pour leur femme. Comme ça, ils ne me devaient rien ! Tu sais, chez nous, un homme n’aime pas devoir quelque chose à une femme… J’ai un peu rusé aussi, je leur ai demandé de signer les cahiers, pour leur donner de l’importance, même si eux non plus ils ne lisent pas l’arabe…. ».
Grâce à ces quelques heures par semaine qu’elles peuvent ainsi consacrer à leur développement personnel, sous le « patronage » de celle qui a su gagner la confiance familiale, ces femmes font l’apprentissage d’un peu d’autonomie. Nadia leur transfère en quelque sorte ce qu’elle a elle-même reçu de ses parents : « Ces femmes, elles me voient comme une maman, comme si elles viennent de naître. ».
Fadia situe son arrivée dans le quartier nord dans le cadre d’un regroupement familial, lorsqu’elle avait sept ans. Son père, qui travaillait depuis plusieurs années en Belgique, avait trouvé un premier logement dans ce quartier et participait parfois aux réunions de l’Association de locataires. Grâce à cela, Fadia fit rapidement connaissance avec la communauté locale et se souvient de moments heureux passés à jouer dans « la rue qui n’est pas la rue ». « La rue, ici, c’est aussi la rue des enfants, de mon enfance, déjà quand on habitait chaussée d’Anvers, on venait jouer ici avec mes soeurs. Les maisons étaient vieilles (ndlr : avant les rénovations de 1980), il n’y avait plus beaucoup de monde qui vivait là, quelques vieilles femmes et des chats, plein de chats… On se racontait des histoires de sorcières pour se faire peur et on se lançait des défis pour faire le tour du bloc tout seul… ». Le quartier est perçu comme un lieu bienveillant, les enfants peuvent y jouer, l’explorer en développant ainsi leur curiosité et même leur imagination en y créant des mondes imaginaires peuplés de sorcières et de chats. Pour Fadia, ce lieu bienveillant représente la continuité familiale, un endroit où elle se sent chez elle, où elle a sa place. Elle compare quartier et famille pour nous dire que dans son modèle familial aussi, chacun trouve sa place. « C’est aussi comme une grande famille, et comme dans toutes les familles il y a le fou, le difficile, la grand-mère gentille, les enfants… Dans une famille, les gens pas comme les autres, on ne les rejette pas, on fait attention à eux. ».
Ce quartier-famille, Fadia en a fait un élément de fierté et dit même que ses soeurs et elle « se faisaient un point d’honneur à rester dans le quartier, à pouvoir donner cela à leurs enfants ». C’est elle qui dit : « …Cette rue, c’est autre chose que la « rue », si tu comprends ce que je veux dire. ». C’est un lieu qui assure la continuité entre la famille et la communauté, l’intimité et l’espace public, et qui correspond apparemment au modèle familial de Fadia. Celui où tout le monde trouve sa place, qu’il soit jeune, vieux, faible ou tout simplement différent.
Nadia, Fadia et Mehdi ont tous trois à leur manière mis en avant le rôle structurant du modèle familial et de l’enfance comme point de départ de l’ouverture au monde. Le père qui encourage ses enfants à voir ce qui se passe dehors, les parents qui transmettent à leur fille le goût des études, le père qui participe à l’Association de locataires et permet à ses enfants d’explorer le quartier : des chemins différents, mais qui ont permis à chacun de parcourir la distance entre l’intime et le public. De transmettre aussi à d’autres cette envie de passer de la famille à la communauté et de participer à la vie de leur quartier.
Transmission facilitée sans doute par l’aspect rassurant de « la rue qui n’est pas la rue », qui est vécue comme une continuité naturelle de l’intimité familiale et assure en douceur le passage vers la sphère publique et les prémisses de l’autonomie.
Eléments historiques, urbanistiques et architecturaux
Au travers des trois récits, plusieurs éléments- clés semblent avoir facilité l’identification des habitants à leur quartier et partant de là, leur participation à sa dynamique.
Lorsque Mehdi nous parle du quartier, il parle du « quartier nord », un lieu chargé d’histoire et de luttes collectives. Même s’il ne les a pas vécus, ces moments forts de la lutte des anciens habitants face à l’urbanisation sauvage font partie de sa perception du lieu où il vit. La présence d’une Association de locataires, active depuis les luttes dans le quartier, assure en quelque sorte la transmission de cette histoire, et Mehdi y adhère pleinement en reprenant la coordination de l’association. « La réalité du terrain, c’est que rien ne vient d’en haut, le quartier ne votait pas, c’était surtout des étrangers… Mon implication, c’était aussi de faire venir les habitants, ne pas attendre que cela tombe du ciel… ». Ce sentiment d’abandon des services publics suscitait de l’insécurité dans le quartier. Mehdi fait alors partie des organisateurs d’une manifestation contre la ville de Bruxelles, qui vise à rassembler les gens qui vivent les mêmes problèmes pour aller « … exiger des choses ensemble ». Mehdi nous montre ainsi que ce quartier a gagné un capital identitaire fort, qui permet de transmettre à ses nouveaux habitants des pratiques participatives entretenues par l’Association des locataires.
Cette culture de la participation se voit confirmée dans le récit de Fadia, quand elle parle des réunions de l’Association des locataires à laquelle son père participait. De là découle sa participation active aux réunions et activités organisées dans sa rue. Bien que récemment arrivée, comme Nadia, par la confiance gagnée auprès des maris de la rue, elle transmet cette conviction que la participation est nécessaire. « Les hommes me « confient » leurs femmes, quand je rencontre les hommes de la rue, ils me confient leurs problèmes, alors je dis quand il y a une réunion, il faut être là, ils me font confiance, ils viennent ! ».
Elément plus structurel qui permet la participation des habitants de « la rue qui n’est pas la rue » : l’existence de deux locaux communautaires qui permettent d’organiser des réunions et des activités. Situés au bas des immeubles, ils sont disponibles pour les locataires afin d’y organiser des fêtes de famille, pour des moments de rencontre de tous les habitants de la rue, à l’occasion de réunions organisées par la Société de logements ou l’Association de locataires, mais aussi pour la tenue d’activités régulières initiées par les locataires eux- mêmes : cours de français et d’arabe, école de devoirs, couture et cuisine, la diversité règne et la plupart des femmes de la rue fréquentent ces lieux à un moment où un autre.
Grâce à ces locaux, Nadia peut réaliser l’un de ses rêves : enseigner. Des voisines, ayant appris qu’elle donnait des cours de français et d’arabe, demandent de l’aide pour leurs enfants et pour elles ensuite. « Au début, j’ai fait les cours dans mon salon, mais même si c’est grand, ça devenait petit. Alors j’ai fait la demande pour le local… Depuis que je suis petite je rêvais d’être prof. Ici la première fois je connaissais personne, et puis je rencontre Fadia et ses soeurs et je leur explique que j’ai pas besoin d’envoyer mon fils à la mosquée, que je lui donne cours. Et elles me demandent si je peux aussi donner cours à leurs enfants, ils n’aiment pas aller à la mosquée… Et ça a commencé comme ça, deux enfants, puis encore deux enfants, et puis ça devient trop petit ! Ici le bouche à oreille ça fonctionne. Fadia et ses soeurs, j’appelle ça des « achane », ça veut dire assoiffées de savoir. La langue, la culture arabe, tout… C’est comme ça que j’ai demandé la salle. Avec la salle ça permettait aux femmes de sortir deux heures de chez elles, d’avoir deux heures de liberté. ». Ces locaux, simplement mis à disposition sont devenus des lieux de créativité commune pour les femmes de cette rue qui expérimentent là les effets d’une communauté choisie, vecteur d’apprentissages mutuels et d’autonomisation. Nadia souligne souvent à quel point les femmes qui participent à ses cours font preuve de désir d’apprendre et de comprendre. « Et pourtant elles sont pas ignorantes, parfois elles me proposent des choses, que je suis étonnée. C’est elles qui ont demandé le cours de français, et le calcul ».
En ce qui concerne l’identification au quartier, au logement, ce site particulier comporte un élément important : les façades sont belles, les logements sont en bon état et la taille des pièces permet une vie confortable pour les familles nombreuses. Alors que l’on observe parfois dans le secteur du logement social des aberrations architecturales sans nom, ici le bâti offre à ses habitants une image, une enveloppe qui valorise. Nadia et Fadia nous parlent de cet attachement à « la rue qui n’est pas la rue » aussi pour ce qu’elle a d’agréable à montrer. « Tu sais, je passais souvent dans la rue et je trouvais cette rue tellement jolie. ».
S’approprier son espace, habiter les lieux en les aménageant à sa manière demande que la structure le permette, et c’est bien le cas ici. Y vivre une vie de famille agréable, où chacun trouvera sa place pour développer sa propre existence est possible, les lieux de vie (living, cuisine, couloirs) permettent une bonne circulation et la lumière naturelle est présente dans chaque pièce. La stabilité des habitants dans ce site s’explique probablement par ces différents éléments.
En évoquant la taille des appartements, et la place pour chacun, Fadia touche à ce qui est parfois difficile au sein d’une communauté : être un individu. Avoir sa place, pouvoir développer ses particularités propres. Ce qu’elle fait à mon sens en décorant son lieu de vie à son image, en peignant son nom sur le mur… « Les murs étaient bons… », elle pouvait de ce fait s’y identifier.
Je m’en voudrais d’omettre un élément particulier, qui permet l’identification au quartier : les jardinets. Un habitant-jardinier cultive et entretient avec amour deux jardinets qu’il a créés sur des terre-pleins qui bordent la rue de part et d’autre. Ces deux petits jardins fleuris font la fierté de leur créateur, qui gagne par ailleurs régulièrement le concours « Fleurir Bruxelles ». C’est à ses soins inlassables que la rue doit une grande part de son cachet et de la fierté de ses habitants. Un projet de verdurisation des façades est d’ailleurs en cours pour 2008, et une douzaine d’habitants se sont déjà inscrits. Identification et participation vont apparemment de pair dans cette rue.
Troisième thématique qui ressort des entretiens : le choix. Avoir choisi son lieu de vie, avoir été choisi par son quartier, voilà deux préalables à une participation à la vie communautaire qui apparaissent dans les récits.
Lors de l’arrivée de Mehdi, il rencontre un travailleur social néerlandophone impliqué dans l’action collective et communautaire qui le « choisit » et le pousse à mettre ses capacités au service du quartier. « A l’Association des locataires, il y avait un travailleur flamand, c’est lui qui m’a vraiment attiré vers le conseil d’administration de l’association. Il trouvait que j’avais un rôle à jouer dans l’Association, que j’avais des capacités que les gens du quartier n’avaient pas. ». Ce ressenti d’avoir été choisi afin de mettre ses compétences au service d’une communauté colore fortement l’implication de Mehdi qui y revient lorsqu’il évoque son rôle au sein de la communauté musulmane. Actif au sein de la mosquée du quartier, il y développe un travail d’ouverture et de participation, qui se concrétise notamment par l’organisation de portes ouvertes auxquelles sont conviés tous les habitants. Il semble que son engagement dans l’action collective telle que menée à l’Association des locataires fasse partie du même registre que celui de ses activités au sein de sa communauté religieuse. Et c’est le choix « porté » sur lui par ce travailleur social qu’il présente comme déterminant dans ce parcours.
Nadia nous parle aussi très clairement de ce ressenti d’avoir été choisie par le quartier, et de son besoin de « rendre » cette chance par la mise à dispositions de ses compétences pour la communauté. « J’arrive dans l’entrée pour visiter, ai ! ai ! ai !, il y avait déjà un autre couple qui devait visiter. A ce moment-là, c’était Anna, tu sais la gardienne, qui faisait visiter. Elle m’a vue avec mon fils dans la poussette, et elle a dit : « Vous la dame avec le petit, vous venez la première…. ». C’est elle qui m’a choisie ! La chance était avec moi, l’appartement m’a tout de suite plu et Anna a dit : « Si ça vous plaît, moi vous me plaisez. Il est pour vous ». L’ancienne locataire qui partait m’a aussi dit : « Vous verrez, cette maison ici, elle porte bonheur… Mais c’est vrai, depuis que je suis ici ma vie, elle a changé… Alors tu vois, je me suis dit que la chance ça se partage ». De là découle sa participation, son engagement auprès des femmes du quartier. Ce choix initial, vécu comme une chance, elle le « rembourse » au travers du partage de ses compétences avec celles qui n’ont pas pu faire le même parcours. Cela fait référence au don et contre-don, la communauté des habitants étant ici le lieu de l’échange.
Le thème du choix s’exprime à plusieurs reprises dans le récit de Fadia. C’est en participant aux réunions de l’Association des locataires du quartier que son père apprend que les logements de la rue vont être rénovés et reloués. Il s’inscrit aussitôt pour en obtenir un et surveille l’évolution du chantier, tout comme les enfants qui passent régulièrement dans la rue. C’est en veillant ainsi aux progrès des travaux dans « leur » futur immeuble que la famille choisit son appartement. « … On a même pu choisir l’étage ! On passait voir comment ça avançait. ». Si cela peut paraître banal au lecteur d’avoir le choix de son logement, c’est une possibilité qui s’offre très rarement dans le logement social. Le fait d’avoir choisi leur appartement, l’étage, le côté de la rue reste pour Fadia et sa famille une chance. Bien qu’elle n’établisse pas clairement le lien entre cette « dette » et la communauté des habitants, elle y fait référence lorsqu’elle motive son engagement envers les enfants. « Les enfants, c’est un point commun de la rue, les femmes se retrouvent souvent au parc, tu sais le petit parc près de l’Hôtel Président, elles se parlent, c’est surtout par les enfants que les gens se connaissent… C’est le point commun. C’est comme ça que, ma sœur et moi, on a proposé à Catherine (ndlr : l’animatrice du projet de cohésion sociale actif sur ce quartier) de faire des activités pour les enfants, le mercredi après- midi, avec la salle du 15 (ndlr : le local communautaire). Si on le fait pour nos enfants, on peut aussi le faire pour les autres. ».
Cette thématique du choix et de la notion de chance qu’elle évoque mériterait certainement d’être approfondie. Le lien entre la dette envers une communauté et le sentiment d’avoir été élu, intervient fortement dans la capacité développée par les acteurs de « la rue qui n’est pas la rue » à s’engager autant.
Pour nos trois interlocuteurs, le sentiment d’avoir eu la chance d’être né dans une famille qui leur a ouvert le chemin vers le monde s’exprime à nouveau dans le choix vécu au sein du quartier. J’y perçois comme un effet de miroir entre l’expérience initiale au sein de la famille et l’expérience d’adulte créant sa propre famille au sein d’un quartier, d’une communauté.
Ce qui différencie « la rue qui n’est pas la rue » de bon nombre d’autres sites de logements sociaux, c’est son ouverture et son intégration à la communauté du quartier, et plus largement à la dynamique publique de la ville. Cette intégration étant grandement facilitée par le fait que ces logements ne sont pas stigmatisés comme étant des logements sociaux, n’induisent de ce fait pas la honte sociale d’y habiter et permettent à ses habitants de s’identifier à leur logement et de s’approprier leur lieu de vie.
Ce micro-quartier remplit en quelque sorte le rôle de « bonne mère » pour ses habitants, en les aidant à passer de l’intimité familiale vers l’espace public, en douceur. C’est une rue qui n’est pas « la rue », j’entends par-là que lors- qu’on vit dans cette rue, on n’est pas « à la rue », à la merci de l’aléatoire, mais dans un espace de protection rapprochée comme le permet la proximité et le lien social.
Ce qui a permis à cet endroit d’apporter un cadre soutenant au potentiel de ses habitants, c’est la conjonction d’une histoire de luttes et d’actions collectives dans le quartier nord, la pérennité du travail social communautaire mené par l’Association des locataires depuis les expropriations des années 70 et l’existence de lieux où peuvent s’organiser les moments d’échange et de paroles.
Les récits qui ont nourri ce travail font tour à tour référence à l’Association de locataires, au travailleur social, aux locaux communautaires, mais aussi à la taille et à la qualité des logements. Cet aspect n’étant pas non plus dû au hasard d’un architecte bien inspiré. Il faut savoir que les logements en question devaient être rasés pour y reconstruire plus de logements style « cage à poules en béton ». C’est grâce à l’action de l’Association des locataires du quartier (soutenue à l’époque par l’Atelier de recherche et d’action urbaine [5]) que les maisons ouvrières furent conservées et rénovées en y réalisant plus de grands logements (trois et quatre chambres).
Un de mes espoirs en démarrant ce travail était de pouvoir en tirer des bonnes pratiques transférables à d’autres sites. Selon Michaël Singleton, anthropologue singulièrement secouant, je cite « En s’intéressant au mini- micro (un petit groupe, un quartier ou un thème restreint) et en l’exploitant jusqu’au bout, on peut déboucher sur des questions fondamentales qui traversent la société globale [6] ». En enquêtant sur ce groupe d’habitants, sur ce micro-quartier, allais-je pouvoir remonter vers des questions plus larges permettant de mieux comprendre les mécanismes sociaux observés ailleurs ? Modestement, je crois que oui. « La rue qui n’est pas la rue » nous parle des conditions de l’apprentissage d’une forme de citoyenneté, des conditions qui permettent d’y accéder.
Un lieu héritier de luttes sociales et d’actions collectives, des acteurs sociaux et publics qui remplissent leurs fonctions, des lieux qui permettent la rencontre et, surtout, des familles qui offrent à leurs enfants les bases qui leur permettent de passer de l’intime au public. Si ces conditions à l’action citoyenne semblent claires à énoncer, elles le sont moins à reproduire : c’est un processus qui mêle, sur plusieurs générations, le politique et les choix individuels, familiaux. « Il convient d’apprendre à mettre en relief ce qui dans la modestie du local produit de la puissance d’être comme dynamique de l’existence sociale. C’est bien ce « conatus » social, cette joyeuse persévérance dans l’être ensemble qui semble être la voie pour que l’engagement devienne le sel de la démocratie. » [7].
[1] Maxime Leforestier
[2] Castel Robert, Les Métamorphoses de la question sociale, Fayard, 1995
[3] Jamoulle Pascale, Des hommes sur le fil. La construction de l’identité masculine en milieux précaires, Editions La Découverte, 2005
[4] Castel Robert, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Gallimard/ Folio essai, 1995
[5] Voir le site de l’ARAU : www.arau.org/
[6] Singleton Michaël, Amateur de chien à Dakar, plaidoyer pour un interprétariat anthropologique, Academia- Bruylandt/ L’Harmattan, Louvain-La- Neuve/Paris, 1998 repris par Pascale Jamoulle lors de la formation santé mentale en contexte social
[7] Poché Fred, Organiser la résistance sociale, Chronique Sociale, Lyon, 2005
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