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DROITS

Violences policières et charge de la preuve


3 juin 2021, Julia Galaski

Police Watch, l’Observatoire des violences policières de la Ligue des droits humains

Police Watch, l’Observatoire des violences policières de la Ligue des droits humains, relève la persistance d’obstacles rencontrés par les victimes pour porter plainte, mener à bien une procédure judiciaire et obtenir réparation. En matière de preuves, le certificat médical est un élément essentiel ; or il fait souvent défaut.

Pour qu’une victime de violences policières ait une chance de voir sa plainte aboutir, les éléments de preuve sont indispensables. La Cour européenne des droits de l’homme a déjà mis en évidence des manquements de l’État belge dans ces cas de figure, entraînant sa condamnation pour la violation du volet procédural de son art. 3, qui interdit les traitements inhumains et dégradants [1]. Parmi ces éléments de preuve figurent des images filmées (vidéosurveillance, téléphone portable, médias…), des témoignages, ainsi qu’un certificat médical détaillant les lésions physiques et psychologiques. En principe, un certificat médical n’est pas nécessaire pour porter plainte ni une condition pour la faire acter, mais, en pratique, de nombreuses plaintes ne sont pas actées sans ce document et la charge de la preuve médicale repose entièrement sur la victime. En attendant que cette situation évolue, il est important de veiller à la qualité des certificats médicaux. Une expertise médicale rapide et indépendante devrait être menée à l’initiative des autorités suite à chaque allégation de mauvais traitement par la police.

De nombreuses questions se posent à propos du cadre de l’examen médical (lieu et temps accordé à l’examen, présence policière ou non, qualité et pertinence des constats posés, respect du secret professionnel et de la déontologie médicale, etc.) et de la rédaction du certificat en tant que tel, qui n’est pas enseignée dans la formation du corps médical et qui respecte très rarement les prescrits internationaux. Les professionnels du corps juridique et médical font état de certificats souvent incomplets, voire inexacts. L’indication « contusion au bras droit », par exemple, n’aura pas de valeur juridique si elle ne précise pas la hauteur de la contusion et la zone du bras. Joindre des photos des lésions est également essentiel, mais cette pratique est très rare. Autre exemple : dans le cas de personnes en détention, la mention des jours d’arrêt de travail est quasi systématiquement absente alors qu’elle est indispensable pour qualifier la nature de l’infraction au pénal. Le certificat médical est une trace et une reconnaissance formelle des violences subies, physiques ou psychiques, qui constitue une pièce importante dans le processus de guérison d’une personne atteinte dans sa dignité. Il s’agit également d’un document officiel indispensable dans une série de situations administratives (justificatif d’absence professionnelle). Il peut aussi avoir une utilité dans un temps plus long, si la victime décide de porter plainte plus tard ou dans l’hypothèse où elle subirait de nouvelles violences.

Le Protocole d’Istanbul

En 1999, l’ONU a adopté la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants [2], un instrument juridiquement contraignant visant à lutter contre ces phénomènes, notamment en promouvant les investigations et le traitement judiciaire de ces faits par les États adhérents. Outre ces obligations, signées et ratifiées par la Belgique, les instances internationales ont élaboré un manuel – le Protocole d’Istanbul [3] – qui offre aux experts juridiques et aux professionnels de la santé un cadre de référence pour recevoir et examiner des victimes de violences et pour rédiger un certificat détaillé. Contrairement au droit international, aucune norme nationale n’y fait référence en Belgique. À l’exception de certaines associations humanitaires confrontées à la torture dans leur travail avec des migrants, l’existence même de ce protocole est inconnue des professionnels de la santé et de la justice. L’absence de norme nationale complique les efforts de lutte contre les violences policières d’autant plus que l’État belge est aussi en défaut de remplir plusieurs de ses obligations légales en la matière : obligation de garantir l’identification des membres des forces de l’ordre, de tenir un registre des privations de liberté ou de garantir le droit à l’assistance médicale pour les personnes privées de liberté. Le Comité permanent de contrôle des services de police (Comité P) souligne en effet que ce droit n’est pas toujours respecté et qu’il est appliqué très différemment en fonction des commissariats et des policiers, l’arrêté royal nécessaire n’ayant toujours pas été adopté malgré les nombreux rappels nationaux et internationaux [4]. Le médecin ne dresse pas toujours de certificat ou de rapport complet des éventuelles lésions subies et ne fait presque jamais un examen de la compatibilité avec les causes décrites par le patient, tel que le prévoit le Protocole d’Istanbul. Le Comité européen de prévention de la torture (CPT) déplore par ailleurs l’absence d’enregistrement spécifique de constats de blessures pour les personnes entrant en détention dans les commissariats de police [5].

Un enjeu politique

Dans un contexte de définancement des services publics, les soins de santé et le système judiciaire sont parmi les plus touchés [6]. Le manque de moyens se répercute en premier lieu sur les personnes les plus fragilisées qui sont souvent aussi les premières victimes de violences policières [7]. Souvent, elles ne disposent pas des ressources nécessaires pour porter plainte et sont les plus susceptibles de subir des représailles. En temps de crise sanitaire, ces inégalités se trouvent exacerbées sans qu’aucune réponse politique adéquate n’y soit donnée. Dans le même temps, alors que le corps médical se mobilise pour revendiquer un refinancement des soins de santé, il est désormais confronté à la répression des mouvements sociaux et est devenu lui-même la cible de violences policières [8]. Dès lors, il semblerait que naisse une prise de conscience au sein du corps médical de son rôle face aux violences policières, mais aussi du manque de directives aux niveaux juridique et déontologique.

Un enjeu déontologique

L’Ordre des médecins a récemment publié un avis sur les relations entre le corps médical et les autorités, dont la police [9], mais il ne mentionne pas le cas des violences policières et n’avance pas de directives dans ce sens. L’avis est davantage axé sur la sécurité du personnel médical que sur les droits du patient. L’absence de prise en compte de la loi du 22 août 2002 relative aux droits du patient [10] est tout simplement étonnante, l’application de cette loi n’excluant pourtant pas les personnes faisant l’objet d’une privation de liberté. Bien au contraire, au regard de leur situation vulnérable, ces personnes devraient faire l’objet d’une attention particulière du corps médical, ce qu’omet d’indiquer cet avis. Le fait d’enlever les menottes lors de l’examen médical ou d’examiner la personne sans la présence des policiers n’y est pas expressément recommandé, malgré le risque flagrant de contradiction avec le respect du secret médical. Au contraire, les médecins sont encouragés à suivre les indications des agents de police [11], ce qui pourrait les mettre en porte-à-faux avec la déontologie médicale et la loi pénale [12].

La sécurité du personnel médical ne doit pas être assurée au détriment du droit des patients, comme le précise l’art. 10 de la loi relative aux droits du patient : « § 1er. Le patient a droit à la protection de sa vie privée lors de toute intervention du praticien professionnel, notamment en ce qui concerne les informations liées à sa santé. Le patient a droit au respect de son intimité. Sauf accord du patient, seules les personnes dont la présence est justifiée dans le cadre de services dispensés par un praticien professionnel peuvent assister aux soins, examens et traitements. § 2. Aucune ingérence n’est autorisée dans l’exercice de ce droit sauf si cela est prévu par la loi et est nécessaire pour la protection de la santé publique ou pour la protection des droits et des libertés de tiers ».

Du côté du corps policier, des obligations légales et déontologiques comme l’usage proportionné des menottes et des autres mesures de contrainte, l’obligation de quitter la salle d’examen et de ne pas intercepter le certificat du patient sont tout aussi essentielles. L’art. 51 al. 2 et 3 du Code de déontologie des services de police du 10 mai 2006 stipule que les membres du corps policier « respectent la dignité de toutes les personnes qui se trouvent ainsi sous leur surveillance et s’abstiennent de les soumettre à un traitement inhumain et dégradant ou à des représailles », et qu’ils « viennent en aide aux personnes qui se trouvent sous leur surveillance et qui ont manifestement besoin d’assistance médicale ». L’art. 52 établit que « les fonctionnaires de police chargés de l’accompagnement et/ou de la protection des détenus ou des personnes privées de leur liberté veillent, tout au long de leur mission, à ce que l’on ne porte pas atteinte à la sécurité ni à la dignité de ces personnes ». En général, le fait de s’adresser aux patients de manière respectueuse, sans distinction de l’origine, de l’orientation sexuelle, du handicap ou de tout autre critère protégé, est au cœur des enjeux.

La diversité des contextes

Police Watch a mené une série d’entretiens avec des praticiens des secteurs concernés.

- Services d’urgence. L’ordre est de traiter ces cas en priorité, mais l’absence de temps et d’un espace où effectuer l’examen ne permet pas de le réaliser dans de bonnes conditions. La présence policière peut être anxiogène pour le personnel médical. La plupart des policiers refusent de retirer les menottes ou de quitter le lieu de l’examen et certains vont jusqu’à faire preuve de violence envers le personnel médical. Néanmoins, une relation d’interdépendance s’est installée entre ces deux services. Des services d’urgence font régulièrement appel à la police en cas de comportements menaçants, voire violents, de certains patients, et la police se rend généralement dans les mêmes services d’urgence. Les victimes ont également la possibilité de se rendre aux urgences après avoir subi des violences policières, et donc sans la présence des agents de police. Dans ce cas, les conditions d’examen restent difficiles pour des questions de temps et d’espace, mais aussi de formation, les médecins assurant les gardes étant généralement peu expérimentés dans la rédaction de certificats médicaux détaillés. Une réflexion sur la pertinence d’un service dédié (sur le modèle du Centre de prise en charge des violences sexuelles au CHU Saint-Pierre à Bruxelles) pourrait permettre de penser l’accueil de manière spécifique pour répondre à la fois aux enjeux sécuritaires et aux droits des patients.
- Maisons médicales et cabinets généralistes. L’absence d’agents de police permet un examen plus détaillé et dans de meilleures conditions, mais le déficit de connaissances juridiques et déontologiques concernant les violences policières ainsi que le manque de formation concernant la rédaction d’un certificat médical ad hoc restent des obstacles. En revanche, la proximité entre une maison médicale et ses patients en fait un lieu propice d’information et de sensibilisation aux droits face à la police et à l’importance du certificat médical pour les faire valoir.
- Associations humanitaires. Des organisations disposent de médecins et de psychologues à même de recevoir les personnes migrantes dans un cadre spécialisé et de confiance, en présence de médiateurs culturels ou d’interprètes. Le Protocole d’Istanbul y est connu, mais il est davantage appliqué dans un contexte de tortures subies durant le parcours migratoire que dans celui de violences policières locales. On constate une réticence de la part des victimes à faire constater ces lésions, qu’elles banalisent. En cas de procédure de demande d’asile en cours, elles craignent les représailles. Lorsqu’elles ont le projet de se rendre dans un autre pays, elles ne souhaitent pas engager de procédure qui les exposerait aux autorités. Du côté du personnel médical, des questions subsistent sur l’adéquation du Protocole d’Istanbul qui mériterait d’être simplifié ou adapté à différentes circonstances, mais aussi sur les faux espoirs que les victimes pourraient associer au certificat médical en l’absence d’autres preuves. Des membres de ce personnel craignent d’être associés à des démarches politiques qui pourraient mettre en doute leur objectivité.
- Médecins légistes. Ils interviennent le plus souvent sur demande du parquet. Leur pénurie est entre autres due à un sous-financement de la justice, à une sous-valorisation du métier et à des conditions de travail pénibles.

[1L’État belge a effectué des déclarations unilatérales reconnaissant la violation du volet procédural de l’art. 3 CEDH dans les affaires Boutaffala c. Belgique (requête n° 48302/15) et De Moffarts c. Belgique (requête n° 78398/13).

[2Convention adoptée et ouverte à la signature, à la ratification et à l’adhésion par l’Assemblée générale des Nations unies dans sa résolution 39/46 du 10 décembre 1984.

[3Protocole d’Istanbul, Manuel pour enquêter efficacement sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, 1999, www.refworld.org.

[4Comité permanent de contrôle des services de police, « La notification des droits dans le cadre des privations de liberté dans les lieux de détention de la police et l’application du droit à l’assistance médicale et du droit à un repas dans ce contexte », Enquête de contrôle, 9 décembre 2019.

[5Rapport au Gouvernement de la Belgique relatif à la visite effectuée en Belgique par le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) du 24 septembre au 4 octobre 2013, CPT/Inf (2016) 13, Strasbourg, mars 2016.

[6Voir les appels répétés des acteurs de la justice (www.liguedh.be) et les problématiques liées aux freins dans l’accès à la justice des individus (https://pjpt-prvi.be).

[7Abus policiers et confinement, Rapport Police Watch, juin 2020.

[8« Les responsables politiques ne peuvent continuer à cautionner les violences policières ! », Lettre ouverte des organisations aux élu·e·s de Bruxelles, La Santé en Lutte, 5 novembre 2020, www.liguedh.be.

[9Avis du 30 avril 2020, Collaboration entre la police, le ministère public et les hôpitaux – Principes généraux.

[10Moniteur belge, 26 septembre 2002.

[11« Le médecin respecte la décision de la police de laisser le patient menotté et peut uniquement s’opposer à cette décision pour des raisons médicales, par exemple lorsque les menottes du patient empêchent fortement la dispense de soins. Dans ce cas, le médecin et les services de police se concertent sur la façon dont ils peuvent, chacun, remplir leurs tâches de façon sécurisée et qualitative », avis du 30 avril 2020.

[12Art. 458 du Code pénal.

Cet article est paru dans la revue:

juin 2021 - n°95

L’adolescence, un monde à part ?

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