Vous êtes ici :
  1. Santé conjuguée
  2. Tous les numéros
  3. L’accueil, une fonction, un métier en transition
  4. Accueil et appauvrissement du lien social

Accueil et appauvrissement du lien social


11 septembre 2018, Roland Gori

professeur honoraire de psychopathologie clinique à l’université d’Aix- Marseille, psychanalyste

Comment accueillir l’autre en tant que sujet d’une histoire plutôt que sujet de symptôme ?

Aujourd’hui, au temps des protocoles et des normes technico-gestionnaires (ce que j’appelle «  la curatelle technico- financière  »), les citoyens sont soumis à des codes qui ont envahi les mondes du soin et du social. Dans tous ces dispositifs de contraintes qui tendent à transformer les patients et les soignants en segments de populations statistiques, il s’agit de relever un défi humaniste, celui que nous lancent la maladie et la vulnérabilité, et qui exige de nous de nouvelles formes de soin et de fraternité. Ce défi humaniste fait face à de véritables violences, à un système d’accouplement des logiques techniques et des programmes gestionnaires que Jacques Ellul appelait déjà «  le système technicien  » [1].

Nous avons à relever ce défi en nous inspirant davantage d’une restitution des dimensions artistiques et artisanales des métiers. Et particulièrement dans l’accueil. Pourquoi  ? Parce que cette dimension œuvrière du soin y figure plus particulièrement par l’écoute, par la parole, par le dialogue, par la nécessité de donner au patient un sens et une cohérence à ce qui lui arrive, à sa maladie qui, avant d’être une construction médico-biologique, est d’abord le drame d’une existence. Il faut laisser les patients élaborer leur «  roman de la maladie  », celui-ci s’inscrivant dans une autre région que la construction méthodologique technico- scientifique de la médecine dominante. Tâche de plus en plus difficile, parce que nous sommes dans une société qui dévalorise le récit et le dialogue, que nous avons remplacés par les communiqués conformément au fonctionnement d’une société du spectacle, comme le disait Guy Debord [2], lieu où la marchandise se contemple et se contente d’elle-même, société où tout est marchandisable. C’est très important qu’il puisse y avoir des interstices qui garantissent encore l’humanité de l’homme et qui soient ceux du dialogue. Car sans dialogue il n’y a pas de pensée. Et sans dialogue, sans la pensée, il n’y a pas d’humanité de l’homme.

Dans une société où tout est organisé pour que nous ne perdions pas de temps et que nous n’ayons pas à penser, il est important que nous puissions en gagner pour accorder une écoute à ceux qui, en souffrance, ressentent la nécessité de faire de leur vie un récit. Face à cette horde technico-financière qui calcule, emprisonne et façonne nos êtres professionnels, il nous faut accorder du temps, inventer, créer, pour pouvoir enfin penser ensemble et créer de l’échange – ces temps d’échanges indispensables pour ces sujets qui sont dans des situations d’extrême vulnérabilité. Pour favoriser les lieux où l’humain se révèle à lui-même, révèle son existence, il nous faut partager le sensible de la parole.

Mais la technique n’est pas qu’oppression, soumission, c’est aussi quelque chose de formidable. Elle a un caractère d’émancipation dès lors qu’on ne se laisse pas prendre ou assujettir par elle. La technique, c’est un ensemble de décisions prises à l’avance, prises pour nous ; elle implique une démarche qui nous prive d’avoir à décider, décider est ce qui constitue l’angoisse même de la liberté. C’est en cela que la technique est parfois accouplée avec des logiques de domination sociale. Philosophe de l’école de Frankfort, Theodor Adorno [3] écrivait très justement  : «  Mais ce que l’on ne dit pas, c’est que le terrain sur lequel la technique acquiert son pouvoir sur la société est le pouvoir de ceux qui la dominent économiquement. La rationalité technique est la rationalité de la domination même  ».

Il faut entendre la portée éthique de cette affirmation. Ce règne de la technique, c’est ce qui confisque la démocratie autant que la subjectivité. La technique, d’ailleurs, est porteuse de valeurs, elle fait l’éloge de la force de la compétitivité, de la performance. Elle a un prix. Revendiquer la force, la compétitivité, ce sont des mots qui tuent le souci de la vulnérabilité humaine. On remplace la nécessité de s’accomplir dans la performance et la réussite au lieu de valoriser la dignité du dialogue avec soi-même et les autres. Mais ce prix, il est terrible. Simone Weil [4] écrit  : «  La force, c’est ce qui fait de quiconque lui est soumis une chose. Quand elle s’exerce jusqu’au bout, elle fait de l’homme une chose au sens le plus littéral, car elle en fait un cadavre. Il y avait quelqu’un, et, un instant plus tard, il n’y a personne  ».

Un non-métier ?

Prendre soin de l’humanité est devenu un non-métier. C’est ce que j’appelle «  les professions canari  », professions de l’humain, du soin, de la culture, de l’éducation, du social ou de la justice. Le canari est cet oiseau que l’on descendait au fond des mines pour prévenir des coups de grisou. Nos professions de l’accueil sont en quelque sorte des équivalents, et les politiques devraient en tenir compte pour prévenir une série de problèmes à venir.

Je citerai également Walter Benjamin [5] : «  Une toute nouvelle pauvreté s’est abattue sur les hommes avec ce déploiement monstrueux de la technique  ». L’envers de cette pauvreté, c’est la richesse humaine des idées. «  Que vaut en effet tout ce patrimoine culturel s’il n’est pas lié pour nous justement à l’expérience  ? […] cette pauvreté d’expérience ne concerne pas seulement nos expériences privées, mais aussi celles de l’humanité en général. Et c’est en cela une forme nouvelle de barbarie.  » Qu’entend Benjamin par barbarie  ? J’ai tendance à considérer que la société dans laquelle nous vivons – de judiciarisation, de technicisation des relations sociales – produit les différentes formes de violence extrême, jusqu’au terrorisme. La technicisation des métiers, la transformation de nos métiers en modules techniques les rend interchangeables en tant qu’ils sont organisés par des feuilles de route et des modes d’emploi, par un ensemble de recommandations, de référentiels et de protocoles. Cette technicisation prescrit nos comportements, aliène le sujet. Autrement dit  : nous sommes aujourd’hui dans une taylorisation de l’ensemble des métiers où le travailleur n’a plus qu’à appliquer ce qu’il n’a pas décidé. Ce n’est pas le travail à la chaîne qui produit la standardisation de la pensée, mais plutôt la standardisation de la pensée qui a permis au travail à la chaîne d’émerger. Ce dernier a favorisé la consécration de l’évaluation individuelle aux dépens de l’évaluation collective (et par-là même d’une solidarité au sein de l’équipe) et a imposé aux ouvriers de renoncer à leurs capacités de penser et de décider.

Médecin, accueillant, infirmier, chercheur, éducateur, psy… nous sommes tous quelque part taylorisés. Avec les formulaires d’évaluation et de satisfaction que nous recevons, on pense à notre place car la manière de poser une question détermine la réponse. J’accuse toutes les recommandations formelles d’évaluation. Cet appauvrissement de nos existences, de nos métiers, conduit à la suppression de l’espace public, c’est ce que Hannah Arendt appelle «  la désolation  » [6]. C’est-à-dire l’effacement de l’ensemble des actions symboliques et des paroles qui constituent l’espace de l’échange humain. La désolation, cela veut dire que, sans plus d’espace entre les humains, ils sont isolés, désolés, ils sont dans le désert. On pense à cette phrase de Karl Marx [7]  : «  Le travail ne produit pas que des marchandises ; il se produit lui-même et produit l’ouvrier en tant que marchandise, et cela dans la mesure où il produit des marchandises en général.  » En se produisant, on produit un type d’humanité. La manière dont nous vivons, produisons, est une manière de fabriquer le monde et de fabriquer l’humain éperdument aliénante.

La rationalisation a un coût

L’idée d’efficacité ne résout pas le problème de la souffrance ou de la vie de la personne concernée, elle régule un comportement sans changer l’état de subjectivité, l’état des sujets et du système qui les porte, ici la démocratie. Est-ce vraiment plus efficace  ? Il ne faut pas oublier que l’objectivité est elle-même une idéologie qui nous invite à traiter les humains comme des choses. Cette manière de procéder détermine nos pratiques sociales, nos métiers et nos formes de savoir.

On peut citer au passage Max Weber [8]  : «  Liée à la rationalisation de la technique et à celle du droit, l’émergence du rationalisme économique fut en effet également tributaire de la capacité et de la dissolution des hommes à adopter des forces spécifiques de conduite de vie pratique et rationnelle  ». Lier la rationalisation à la technique et à celle du droit (le droit n’étant pas la justice) fut tributaire de la capacité des humains à adopter des manières de penser et des manières de vivre. Cette rationalisation technique de nos vies par le vecteur même d’une rationalisation de nos métiers, via le taylorisme, est aussi une manière d’aborder l’existence, de penser le monde, ce que Foucault appelle «  la fabrique du sujet humain  » [9], la manière dont l’humain entre en relation avec lui-même et avec le monde. L’accouplement entre cette manière rationnelle de penser le monde et les logiques autoritaires a un coût. Des chercheurs de l’université d’Oxford [10] ont estimé que la réduction des moyens de santé et une nouvelle manière de penser le soin n’apportant de valeur qu’aux actes techniques avaient produit 32 000 décès de plus pour la seule année 2011 en Grande-Bretagne.

Chaque société a les pathologies sociales qu’elle mérite ainsi que les professions et les métiers qui lui conviennent. Les formes de savoir, c’est-à-dire la grammaire des discours par lesquels on vient transmettre des données de la science – ce que Foucault appelle «  savoir  », les discours acceptables – sont dépendants de la société dont ils émergent. Il y a une consubstantialité entre les valeurs d’une société et les formes du savoir qu’elle va prescrire et au travers desquelles la science peut transmettre ses données : la science n’est pas une construction sociale, mais les savoirs de la culture filtrent la communication de ses découvertes en les favorisant ou en les inhibant. Des manières de parler, de dire le monde, s’imposent à certaines époques. La découverte de la circulation sanguine est inséparable du XVIIe siècle, du changement de perspective et du passage d’un modèle anatomique à un autre, physiologique. Le baroque n’est pas non plus qu’un art, mais l’expression d’une forme de pensée qui règne alors dans toutes les trouvailles de l’esprit. De même, l’émergence de la psychanalyse est liée à la fin du XIXe à une crise de la rationalité libérale.

Chaque époque a le savoir qui lui convient, qui impacte une certaine manière de découvrir et de ne pas découvrir, de transmettre ce qu’on a découvert. C’est là qu’il faut comprendre que nous sommes aujourd’hui sous l’impact de nouvelles technologies, formidables certes, mais qui fabriquent un homme, des outils désincarnés. La technique peut être formidable si elle est au service du soin et de l’humain, mais elle peut devenir monstrueuse si elle vient remplacer ce qui est le propre de l’homme et qui se situe du côté d’une vulnérabilité, qui exige une dignité philosophique et sociale invitant au dialogue et à la pensée.

Penser le monde de demain

Dans nos métiers, nous devons retrouver la capacité d’un style de vie. Cette tâche est aussi politique et éthique. Politique, parce qu’elle exige de reconnaître une dimension de spiritualité, qui manque énormément à nos sociétés du culte de la performance, de l’efficacité et de la force. Éthique, parce que nous devons reconnaître cette dimension œuvrière. Cela nous rappelle Albert Camus [11] quand il parle des «  droits de la pensée humiliée  ». Le droit du rêve. Nous manquons cruellement d’utopie. Et l’utopie d’aujourd’hui est la vérité de demain. Nous manquons cruellement de lieu où puisse être pensé le monde de demain. Penser n’est pas du même ordre que le calcul, penser c’est aussi accueillir le monde du rêve pour mieux transformer la réalité.

[1J. Ellul, Le Système technicien, Calmann-Lévy, 1977.

[2G. Debord, La Société du spectacle, Buchet-Chastel, 1967.

[3Th. Adorno et M. Horkheimer, Kulturindustrie. Raison et mystifi cation des masses, Allia, 2012.

[4S. Veil, L’Iliade ou le poème de la force, Les Cahiers du Sud, décembre 1940-janvier 1941 (sous le nom de E. Novis).

[5W. Benjamin, Expérience et pauvreté, Payot, 2011.

[6H. Arendt, Les origines du totalitarisme. Le système totalitaire, Seuil, 1972.

[7K. Marx, Les manuscrits économico-philosophiques de 1844, Vrin, 2007.

[8M. Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Flammarion, 2002.

[9M. Foucault, L’herméneutique du sujet, Seuil, 2001.

[10Pr L. King, « Eff ects of health and social care spending constraints on mortality in England : A time trend analysis », in BMJ Open, novembre 2017.

[11A. Camus, Le Mythe de Sisyphe, Gallimard, 1942.

Cet article est paru dans la revue:

n°84 - septembre 2018

L’accueil, une fonction, un métier en transition

Santé conjuguée

Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...

Dans ce même dossier