Autant la culture détermine les modes alimentaires, autant celles-ci déterminent-elles le statut des individus et leur parcours social.
La sociologie de l’alimentation, qui s’est beaucoup développée au cours des dernières années, nous a apporté quelques principes de base nous permettant de mieux comprendre la complexité du fait alimentaire. L’alimentation n’a pas seulement une fonction nutritive mais également des fonctions économiques, sociales, culturelles, religieuses…
Tout ordre social, c’est-à-dire toute organisation humaine qui vise à permettre la vie en collectivité, contribue à définir ce que l’on peut appeler un « ordre du mangeable ». Celui-ci reflète l’ordre existant dans la société en question. Certains aliments sont recommandés, d’autres exclus, ceci, parfois de manière absolue mais le plus souvent en fonction du temps, de lieux et de circonstances. Ces derniers constituent autant de repères permettant aux individus d’appréhender l’ordre social existant et de s’y conformer.
La manière de préparer les aliments et la manière de les consommer font aussi l’objet de codifications rappelant, sur un plan symbolique, la place des uns et des autres au sein de l’organisation existante, ainsi que les liens entre cette organisation et l’ordre du naturel ou du divin. L’acte alimentaire prend ainsi, selon la célèbre expression de Marcel Mauss (1950), la dimension d’un « fait social total ».
Ce phénomène est de nature universelle, comme le rappelle Claude Fischler (1990) : « Il n’existe à ce jour aucune culture connue qui soit complètement dépourvue d’un appareil de catégories et de règles alimentaires, qui ne connaisse aucune prescription ou interdiction concernant ce qu’il faut manger et comment il faut manger ».
Toute culture définit les aliments qu’il faut manger, ceux qu’il ne faut pas manger, quand, comment et avec qui on doit les manger ou ne pas les manger. Cet ensemble de règles, de rites, de codes forme un « système culinaire » contribuant à définir l’identité du groupe qui s’y réfère.
L’alimentation contribue ainsi à exprimer l’identité de la société et la structuration de celle-ci. Dans les sociétés divisées en castes sociales ayant des obligations de distance les unes par rapport aux autres, l’alimentation représente une manière particulièrement visible d’exprimer les différences. Les interdits relationnels entre les castes et les modes de distinction qu’elles entretiennent les unes vis-à-vis des autres passent par l’acte alimentaire et la manière d’en parler.
C’est particulièrement vrai dans des sociétés de l’Asie du sud et du sud-est dans lesquelles les règles de consommation alimentaire s’expriment jusque dans le domaine linguistique. L’Inde, par exemple, est une société de castes par excellence, où les notions de pur et d’impur sont centrales pour la compréhension des rapports sociaux. Dans cette société, non seulement les membres des castes supérieures ne mangent pas avec les membres des castes inférieures, mais l’acte de manger sera exprimé par des mots différents selon qu’il concernera des gens du commun ou des gens socialement importants. On n’utilisera pas le même mot pour signifier « manger » selon que celui qui mange appartient à une caste supérieure ou à une caste inférieure. Pour illustrer ces différences de manière un peu simple, on dira par exemple : le roi « déguste » et le balayeur « bouffe ».
L’alimentation ne se contente pas d’exprimer des différences sociales de type statique, elle permet aussi de traduire les changements de statut des individus qui composent la société. Ainsi, tous les rituels d’initiation qui caractérisent les sociétés traditionnelles, pour traduire le passage d’une phase de la vie à une autre phase de la vie, comportent des épreuves de type alimentaire. Dans certains cas, les enfants pubères, qui subissent un rituel initiatique pour symboliser leur entrée dans le monde des adultes, doivent ingurgiter des nourritures qui présentent un aspect répulsif, que ce soit pour des raisons matérielles ou symboliques. Ces nourritures peuvent se composer d’éléments comportant un caractère de corruption avancé : charogne, excréments, chair humaine provenant de cadavres, ou d’éléments présentant un caractère de répulsion symbolique, comme par exemple de la chair d’un animal totémique considéré comme l’ancêtre éponyme du groupe et dont la consommation est habituellement strictement interdite.
On retrouve ici l’idée que l’alimentation doit être source de souffrance pour passer d’un état à un autre. Quand on est malade, il faut se soigner avec des médicaments dont le goût est mauvais. Le retour à la santé, l’épanouissement et la croissance ne peuvent se réaliser qu’à partir d’une souffrance alimentaire.
Ceci rappellera peut-être à certains d’entre vous le rituel de l’absorption matinale d’huile de foie de morue qu’ils ont subi dans leur enfance. Selon les préceptes qui l’entouraient, on ne pouvait pas grandir si on ne souffrait pas en absorbant un breuvage propre à vous faire faire d’horribles grimaces de souffrance ! Les changements de statut social s’expriment aussi à travers l’alimentation. La promotion sociale que peuvent vivre les individus au cours de leur vie professionnelle doit se traduire par un changement dans le mode d’alimentation. En s’enrichissant, on mange des choses différentes, plus coûteuses, plus raffinées, et on les mange dans un contexte différent, plus élégant, plus soigné.
C’est un peu le sens de la phrase que, dans la pièce de Marcel Pagnol, Marius lance à son ancienne fiancée, Fanny, vendeuse de coquillages, enrichie par son mariage avec un bourgeois marseillais : « Avant, tu ouvrais les coquillages, à présent, tu les manges ! ».
Le changement d’alimentation par la promotion sociale ne caractérise pas seulement les individus mais aussi des groupes sociaux entiers. A partir du XVIIème siècle, l’ascension de la bourgeoisie comme couche sociale dominante va se traduire par le développement d’un mode d’alimentation comportant en particulier un code de manières de table très compliqué. L’usage d’ustensiles de plus en plus nombreux et difficiles à manipuler s’accompagne de l’établissement d’un ordre de placement des convives autour de la table, en fonction de leurs liens familiaux et de la position sociale que peuvent occuper les uns et les autres.
Les manuels de « bonnes manières » fleurissent à partir du XIXème siècle, lorsque la bourgeoisie française prend conscience de sa position dominante dans la société et tend à donner ses valeurs en exemple aux autres groupes sociaux. L’art de manger selon les normes établies par le groupe social dominant devient le moyen d’éducation des enfants. Il leur fait partager les valeurs qui orientent désormais les comportements de l’ensemble du corps social.
Vous avez certainement gardé quelques mauvais souvenirs de ces interminables repas de famille où chaque parent avait à coeur de montrer l’excellente maîtrise de sa progéniture en ce qui concerne les manières de table, fut-ce en lui administrant sous la table force coups de pieds dans les tibias, pour l’inciter à corriger son attitude ! Il fallait réfréner ses instincts premiers par rapport à la nourriture, en respectant des codes de distanciation par rapport aux aliments.
Cet art de manger vise surtout à exprimer l’aisance matérielle acquise. On ne doit pas manger de manière à trahir une sensation de faim trop vive. On prend une certaine distance avec l’aliment consommé. On ne le touche pas avec les doigts. Même les fruits doivent être savamment découpés selon les règles sophistiquées.
Ces exercices compliqués visent surtout à empêcher l’expression d’une sensation d’avidité. La faim étant l’expression de la pauvreté, il est de bon ton, dans les familles aisées, de la dissimuler derrière la distance prise avec la nourriture. Le « manger bien » va s’opposer au « manger beaucoup » et peu à peu aboutir à une modification des critères esthétiques associés à la prise alimentaire.
Pendant longtemps, en Europe, la surcharge pondérale a été associée à un niveau de richesse élevé. Les riches étaient gros, les pauvres étaient maigres.
Cette équation est encore valable aujourd’hui dans un certain nombre de pays en voie de développement où une forte corpulence est associée à l’aisance matérielle et à l’importance sociale. Dans certaines cultures traditionnelles d’Afrique noire, avoir du ventre est un signe de richesse et surtout de pouvoir.
Au cours d’une recherche que j’avais menée dans les années 1970, au Niger, j’avais eu l’occasion de rencontrer un sultan, régnant sur un ensemble de villages. Il était affligé d’une maigreur irrémédiable qui l’obligeait à compenser cette infériorité physique par l’utilisation d’un volumineux polochon qu’il glissait sous son boubou, afin de se donner l’importance que réclamait son rang ! Aujourd’hui, les critères de signification de l’aisance et du pouvoir se sont complètement inversés.
La minceur est désormais signe d’aisance sociale et l’obésité évoque la pauvreté et la précarité. Je vais, à présent, préciser ma pensée, en ce qui concerne l’obésité, reflet de la précarité. Les conduites alimentaires responsables de l’obésité sont associées à une situation sociale défavorable. Il ne s’agit pas seulement de représentations sociales mais d’une réalité économique, sociale et psychologique, derrière les apparences physiques que peuvent offrir les uns ou les autres.
L’obésité tend à refléter de plus en plus la déstructuration des rythmes de la vie familiale et l’accumulation de problèmes de toutes sortes, qui ne sont pas seulement d’ordre matériel.
La France a majoritairement conservé une culture de la « commensalité ». La prise des repas se fait à heure relativement régulière, en compagnie de l’entourage familial ou d’un certain nombre de ses « pairs ». Ce mode de prise alimentaire inspire toujours l’organisation des repas dans les restaurants scolaires. Il oblige même les spécialistes de la restauration rapide à tenir compte de ce goût prononcé des Français pour la consommation des repas dans un temps relativement long et une ambiance sereine.
Ainsi, la chaîne de restaurants Mac Donald a calculé que le temps moyen passé par les consommateurs dans ses établissements était de vingt minutes en France, contre neuf minutes dans les autres pays européens et a aménagé en conséquence son organisation pour satisfaire à cette « exception culturelle ».
Si cette culture de la commensalité demeure dominante, on note que dans certains milieux sociaux, elle tend à être remplacée par ce que Jean-Pierre Poulain (1997) appelle le « vagabondage alimentaire ».
Cette nouvelle culture se caractérise par la régression des repas structurés pris en commun et par l’augmentation des prises alimentaires individuelles en dehors du temps des repas. L’individu est de moins en moins inséré dans un système normatif qui définit sa consommation alimentaire et son mode de consommation. Il est seul pour réguler sa pratique alimentaire. Il ne sait pas ce qu’il doit manger, ni quand, ni comment. De ce fait, il est beaucoup plus vulnérable aux suggestions de la publicité. Celles-ci sont beaucoup plus présentes et attractives que les traités de diététique. Mais qu’en est-il exactement de ce vagabondage alimentaire ?
Un certain nombre de phénomènes va contribuer à amplifier le développement de la culture du vagabondage alimentaire. Certains sont d’ordre économique et commercial. Les progrès de l’agronomie ont permis une surabondance des biens alimentaires disponibles sur le marché. L’industrie agroalimentaire a multiplié la production d’aliments prêts à consommer. Les réseaux de distribution permettent de se les procurer très vite et de les consommer presque sur-le-champ, en fonction de l’impulsion du moment qui, dans le contexte où nous sommes aujourd’hui, résulte plus du conditionnement publicitaire que de la pure subjectivité individuelle.
La disparition fréquente de la nécessité d’une préparation des aliments à consommer a contribué aussi à appauvrir considérablement la dimension affective et symbolique de la relation du mangeur à ce qu’il mange. La curiosité intellectuelle que peut susciter la préparation n’a plus de raison d’être quand l’aliment est sans mystère, tout prêt à être ingurgité. L’environnement affectif de l’aliment est alors totalement créé par la publicité qui, il est vrai, tend à s’inspirer souvent de références à la famille, à la nature, aux sentiments.
Mais, de plus en plus, l’environnement affectif du produit se réfère à des héros de feuilleton télévisé ou à des sportifs connus plutôt qu’à l’univers intime du consommateur visé. Celui- ci consomme souvent tout seul et en dehors de tout contexte convivial un aliment prêt à manger qui lui est surtout familier à travers la publicité. La part de sociabilité et de symbolique que comporte l’acte de consommation alimentaire se réduit fortement.
On peut dire qu’il y a une crise du sens au niveau de l’acte alimentaire, comme il y en a une à bien d’autres niveaux, dans une société en mutation trop rapide pour identifier des repères stables.
D’autres phénomènes, d’ordre plus sociologique, favorisent également le développement des pratiques de vagabondage alimentaire. La dysharmonie des rythmes de vie entre membres d’une même famille, le mode de vie urbain en général et l’augmentation des ruptures conjugales font que l’individu est de moins en moins inséré et donc de plus en plus seul pour définir sa consommation alimentaire.
Les personnes qui mangent seules et le plus souvent ce qu’elles trouvent à leur portée, avec un effort minimum de préparation sont souvent celles qui souffrent de malnutrition. L’augmentation de l’obésité, moindre en France que dans d’autres pays, touche surtout les personnes en situation de précarité, que ce soit sur le plan psychoaffectif ou sur le plan économique. Les enfants des familles qui vivent de telles situations, rencontrent des difficultés au niveau du restaurant scolaire, moins pour des raisons financières, que pour des raisons d’inadaptation au mode de restauration proposé.
Pour les responsables de la santé publique et les responsables de l’éducation nationale, le développement de ce phénomène de grappillage anarchique chez les enfants, joint à la confusion qui se répand au niveau de l’ensemble du public, quant au système culinaire souhaitable, représente un obstacle important pour mettre en oeuvre une politique alimentaire correspondant aux critères définis par les nutritionnistes. Il implique un renouvellement de l’effort pédagogique.
Des expériences positives sont en cours, en particulier en région Bourgogne. Certains lycées, qui avaient vu la fréquentation de leurs restaurants diminuer au cours des dernières années, l’ont vu remonter significativement après avoir repensé l’organisation des repas. Une plus grande liberté a été introduite pour les élèves, tant sur le plan de l’inscription qui peut désormais se faire avec plus de souplesse, parfois au jour le jour, que sur le plan de l’élargissement du choix des plats et des possibilités de cooptation à la même table.
Il ne s’agit pas d’abandonner la tradition de commensalité, mais plutôt de l’adapter en poursuivant dans la logique qui fait le succès de toute activité de restauration : celle de l’amélioration de la qualité des plats servis, tout autant que celle de l’amélioration du cadre et du contexte dans lesquels ils sont consommés.
De cette manière là, on oubliera définitivement la « cantine » avec tous ses archaïsmes et on entrera véritablement dans l’ère de la restauration adaptée à l’enfance, avec la prise en compte simultanée des impératifs nutritifs et des attentes modernes en matière de goûts et d’ambiance.
Article de novembre 2001, paru sur le site de EdusCOL (<www.eduscol.> ).
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