Quand il s’agit d’intégration des services d’aide et de soins de première ligne, le modèle québécois est souvent cité en exemple, notamment en termes de gouvernance et d’action communautaire. Un bref retour sur les évolutions, parfois chaotiques, de ce modèle et sur les principes qui guident aujourd’hui sa structuration permet de questionner ce qui fait sa spécificité et de mesurer ce qui peut rester, aujourd’hui encore, une source d’inspiration.
Si l’on revient sur l’histoire du système d’aide et de soins de première ligne au Québec, on peut retenir trois étapes essentielles qui représentent chacune une certaine vision de l’intégration. La fondation de l’offre de première ligne d’aide et de soins publique suivie de deux réorganisations structurelles.
Le premier temps est celui de la fondation même d’une offre de première ligne d’aide et de soins publique. Dans un contexte de transformation radicale de la société québécoise [1] se structure au début des années 70 un système de soins qui se veut universel, accessible, global, pluridisciplinaire et largement ouvert sur les problématiques sociales. On est alors, comme dans une bonne partie du monde occidental, au diapason des mouvements sociaux et syndicaux qui revendiquent à la fois une meilleure prise en compte des besoins des couches populaires de la société et une plus grande implication de ceux-ci dans la définition des problèmes et des solutions à mettre en œuvre pour y répondre.
La Commission Castonguay-Nepveu, créée par le gouvernement pour proposer une nouvelle politique de soins, va s’inspirer largement de l’exemple des cliniques populaires qui s’installent aux quatre coins de la Belle Province pour réformer un système qui reposait jusqu’alors essentiellement sur les médecins de famille et l’hôpital. Organisée autour de quatre lignes directrices – établissement d’un régime d’assurance maladie obligatoire, mixage des services sociaux et de santé, approche territorialisée et importance de l’action communautaire –, cette nouvelle approche favorise l’implantation d’un réseau de centres de santé locaux, pluridisciplinaires et fortement connectés à leur communauté : les Centres locaux de services communautaires (CLSC). Pièce centrale de la nouvelle architecture, ils se voient attribuer une triple mission en tant que réseau de cliniques publiques de première ligne : être la porte d’entrée du réseau, offrir des services de prévention, de traitement et de réadaptation ainsi que des services sociaux et garantir la participation citoyenne. Une idée résume cette nouvelle organisation : « Il faut améliorer le milieu pour améliorer la santé des personnes » [2]. Les CLSC se caractérisent en outre par un fonctionnement aussi horizontal que possible – participation des usagers et des équipes aux organes de décision, travail d’équipe, salariat des médecins – et par une grande autonomie dans l’organisation de l’offre qui doit, autant que possible, coller aux besoins locaux.
À l’origine, l’intégration est donc plurielle ; elle porte autant sur la pluridisciplinarité des équipes que sur l’accueil des usagers dans le processus de décision ou encore sur la proximité étroite entre les services et les territoires sur lesquels ils officient. À la dimension fonctionnelle qui favorise une prise en compte globale des usagers s’ajoute une volonté d’intégration organisationnelle pour couvrir les besoins de l’ensemble de la population.
Après une trentaine d’années marquées par une suite continue de réformes visant à contrer le refus des médecins à participer à ce modèle – et en n’y parvenant jamais ! –, une première réorganisation structurelle de l’offre de première ligne va prendre place en 2005. Elle se fonde sur trois principes : structurer le réseau au niveau local, installer des « corridors de soins » de la première ligne aux soins hospitaliers spécialisés, instaurer pour l’ensemble des acteurs actifs sur le quartier une « responsabilité populationnelle ». Au niveau du terrain, la réforme passe par la création, pour l’ensemble du Québec, de 95 Centres de santé et de services sociaux (CSSS) issus de la fusion institutionnelle des CLSC avec les centres hospitaliers locaux et les centres de soins de longue durée. L’idée est de définir des zones de soins d’une étendue plus large que celles dévolues aux CLSC, de l’ordre de 100 000 à 150 000 habitants, sur lesquelles les CSSS auraient la charge de coordonner l’ensemble des opérateurs de la première à la troisième ligne. L’intégration se conçoit ici au niveau du territoire tout entier à travers la création d’un Réseau local de services (RLS) qui assure l’accessibilité et la continuité des soins, mais aussi une nouvelle mission : celle d’apporter une amélioration continue de la santé des habitants de la zone à travers des politiques de prévention et de reaching (la responsabilité populationnelle).
Si cette réforme a explicitement comme objectif, parmi d’autres, la diminution des dépenses publiques, elle vise également à recentraliser la gestion des services sociosanitaires au sein de chaque territoire ainsi dessiné. L’intégration est ici plus stratégique, plus proche des attendus de bonne gestion véhiculés par l’école du nouveau management public que des références d’une médecine globale. Comme le pointent certains analystes, « la nature quantifiable de la santé des populations s’arrime de façon presque parfaite avec la gestion par résultats dont la prémisse est de fixer des objectifs et de les atteindre en termes quantitatifs » [3]. Dans la lignée des réformes d’inspiration libérale, la création des CSSS et des réseaux locaux de santé a plutôt contribué à éloigner le système de soins de première de ligne de ses références d’une médecine globale et intégrée, autogestionnaire et communautaire au profit d’un retour vers le pouvoir hospitalier et un contrôle accru de la part du politique et de son administration. Il faut ajouter que cette réforme, menée par un ministre de la Santé ayant exercé la médecine, s’est accompagnée de la création d’un nouvel acteur, les Groupes de médecine de famille (GMF), qui institutionnalise le divorce entre l’offre publique et l’offre privée de soins de première ligne. Malgré leurs déséquilibres en faveur d’une médecine libérale, beaucoup de professionnels des organisations publiques d’aide et de soins se disaient, après dix ans de fonctionnement, satisfaits de ces nouveaux dispositifs. C’est à ce moment qu’un nouveau pas a été franchi dans la réorganisation du système de soins.
Une mégaréorganisation est entamée en 2015, qui n’est pas sans rappeler dans ses éléments contextuels la situation belge. Dans un gouvernement libéral dirigé par un médecin, un autre médecin, Gaétan Barrette, ancien dirigeant d’un syndicat de médecins, entame une série de réformes destinées à diminuer drastiquement les dépenses publiques (220 millions de dollars canadiens) et à augmenter massivement le contrôle du politique sur la gestion des organismes en charge de la politique sociosanitaire. Cette réorganisation est symbolisée à la fois par la suppression du niveau administratif existant entre le ministère de la Santé et des Affaires sociales et les services, les agences régionales de santé et de services sociaux chargées de la planification et du contrôle au niveau des zones de soins, et par la création des 22 CI(U)SSS (Centres intégrés (universitaires) de santé et de services sociaux), mégastructures amenées à dispenser les services sociosanitaires dans onze régions qui couvrent l’ensemble de la province de Québec. À Montréal, ville de 1 700 000 habitants, on compte ainsi cinq CIUSSS, soit une couverture d’un bassin de plus ou moins 350 000 habitants par structure.
À l’intégration par le local puis par le quartier succède une réorganisation administrative qui ressemble pour beaucoup d’acteurs de terrain à un cataclysme. Le changement d’échelle est tel (à titre d’exemple le CIUSSS du Centre-Sud de l’île de Montréal ne compte pas moins de 14 000 travailleurs) que, selon de nombreux témoignages, on retombe dans une organisation sectorielle au sein de chaque CIUSSS. « Personne ne voulait de cette réforme, nous dit une administratrice de programme santé mentale au sein d’un CIUSSS. L’erreur a été de mener à la fois une fusion administrative et une fusion clinique. On aurait pu faire une fusion uniquement administrative et uniquement dans certains secteurs, mais… En fait on a créé de nouveaux silos fonctionnels au sein des CIUSSS à la place des silos territoriaux des CSSS. » Deux ans après les premières mesures de restructuration, le constat est désolant. Les financements comme le pouvoir de décision ont glissé toujours plus vers les hôpitaux ; les complications organisationnelles ont détruit habitudes de travail, collaborations et savoirs partagés et nécessitent d’investir massivement dans des postes de coordonnateur ; la charge administrative et la mainmise des gestionnaires sur les intervenants de terrain a enflé ; la qualité et la continuité des soins ne se sont pas améliorées [4].
Que retenir de cette histoire faite d’aller/retour entre l’intégration et le retour à des politiques sectorielles ? Pour tirer des enseignements de cette expérience, il nous semble important de prendre en compte l’évolution à partir de deux questions qu’il faut garder liées : celle des rapports de travail à l’intérieur des équipes et celles des rapports sociaux de consommation des services par les usagers [5].
Les CLSC sont une forme originale et radicale, sans doute l’une des plus abouties dans les formes institutionnalisées et publiques, du fait même qu’elles arrivent à garder ces deux types de rapports fortement égalitaires. Que ce soit au niveau de la prise de décision interne aux équipes et du travail clinique ou du type de relations que ces structures ont tenté d’instaurer avec les communautés locales, les CLSC ont parié dès leurs débuts sur l’horizontalité des relations. C’est que l’intégration dans ce cas n’est pas seulement une question technique de liaison entre des spécialités, mais un équilibre entre la répartition des prises sur l’organisation et sa gestion et une ouverture de la question de la santé à tous les éléments de la vie sociale qui la déterminent. À ce niveau, la place de l’action communautaire et des organisateurs communautaires (travailleurs sociaux chargés d’animer la coordination des acteurs locaux, de faire relais entre les habitants et les professionnels et de rester attentifs aux demandes du terrain) est essentielle pour faire tenir cette alliance.
Le relatif « échec » des CLSC du fait de l’impossibilité d’intégrer massivement la médecine générale dans un modèle salarié va malheureusement ouvrir la porte à des réorganisations qui ne verront plus la question de l’intégration, au mieux, que comme une question technique de liaison entre des professionnels et, au pire, comme un moyen de réduire les coûts.
Sur les quarante dernières années, l’évolution générale du système de soins, et singulièrement de la première ligne, va dans le sens d’une dualisation de l’offre de soins de santé. À travers la mise en concurrence des services, le retrait de certains soins du système d’assurance sociale et le renforcement d’un financement à l’acte, s’affirme le choix d’organiser un système sur des droits individuels différenciés plutôt que sur des principes de responsabilité populationnelle, de solidarité et d’accès universel. Depuis les années 2000, on a ainsi vu diminuer l’implication des usagers et la démocratie sanitaire, la place laissée à l’action communautaire, la perte de la proximité entre services et usagers, mais aussi le déclin de l’autonomie des services et l’augmentation du poids de l’hôpital. Finalement, le plus inquiétant à retenir de cet exemple est peut-être le parallélisme à faire entre les différentes étapes de son évolution et celles que nous connaissons de ce côté de l’Atlantique.
[1] La Révolution tranquille désigne au Québec la période allant de 1959 aux années 70. Elle correspond au moment où, après un contrôle continu et sans partage de l’Église catholique et des conservateurs sur la vie sociale, politique et culturelle, la société québécoise s’aff ranchit de cette domination, se structure selon les principes de l’État social et revendique son identité francophone.
[2] B. Gaumer, « L’intégration des services sociaux et des services de santé au Québec : du modèle à la réalité », Lien social et Politiques, n°55, 2006.
[3] M. Bourque, A. Quesnel-Vallée, « Intégrer les soins de santé et les services sociaux du Québec : la réforme Couillard de 2003 », Observatoire des réformes de santé, 2014, vol. 2.
[4] Coalition solidarité santé, On ne peut faire la même erreur deux fois, parce que la deuxième fois ce n’est plus une erreur, c’est un choix !, Mémoire sur le projet de Loi 10, Montréal, 2014.
[5] P. Bélanger, B. Lévesque, « Une forme mouvementée de gestion du social : les CLSC », Lien social et Politiques, n°75, 2016
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...