La responsabilité d’un professionnel est parfois mise en cause, et quand on travaille à plusieurs autour d’un patient, c’est souvent la parole de l’un contre celle de l’autre. Pourtant, des systèmes de responsabilité collective existent. Ces derniers n’ouvriraient-ils pas une brèche vers un partage des tâches plus important ?
Hôpital Molière, dans le sud de Bruxelles. L’incident date d’il y a quinze ans, vingt peut-être. Un chirurgien prescrit un lavement à une patiente qui a un rectum en mauvais état. L’infirmière exécute le lavement. Et le rectum se déchire. Qui est responsable ? Entre le mauvais ordre et la mauvaise exécution, il est parfois difficile de faire la part des choses. « Je ne me rappelle pas quelle solution a été appliquée », dit le Dr Bernard Hanson. Mais l’épisode, aussi malencontreux a-t-il été, a poussé l’hôpital à réfléchir à la question de la responsabilité de son personnel soignant. Une responsabilité qui finit par être collectivisée par la structure : Ethias, la compagnie d’assurance de l’hôpital, perçoit un pourcentage de l’ensemble des honoraires hospitaliers ; en échange de quoi le groupe des soignants est assuré pour tous les actes réalisés (auparavant, chacun était couvert par sa propre assurance). Une manière d’éviter que les assurances respectives des uns et des autres ne se renvoient la balle.
Depuis lors, le modèle a été adopté par l’ensemble des hôpitaux Iris Sud (HIS). « Je ne suis pas sûr que ce ne soit pas exportable ailleurs », dit Bernard Hanson. « La médecine est devenue multidisciplinaire et associe des tas d’intervenants différents. Conséquence : les possibilités de dire ‘C’est pas moi, c’est l’autre’ se multiplient. »
Si ce dispositif d’assurance collective fonctionne particulièrement bien dans une structure unique comme un hôpital, qu’en est-il des situations associant plusieurs intervenants externes autour d’un même patient ?
La responsabilité des infirmiers en Belgique
En Belgique, le champ d’activité des infirmiers est régi par l’arrêté royal n°78 de 1967 relatif à l’exercice des professions des soins de santé, l’arrêté royal de 1990 (liste des prestations techniques et des actes médicaux confiés) et la nomenclature des soins infirmiers de l’INAMI. Il recouvre trois catégories de prestations : celles qui ne requièrent pas de prescription médicale (exemple : soins de plaies), celles qui nécessitent une prescription (exemple : sondage vésical), et enfin, les « actes confiés », initialement attribués aux médecins, mais qui peuvent être effectués par les infirmiers sous surveillance médicale (exemple : la vaccination).
Source : Hélène Dispas, Partage des tâches entre médecins généralistes et infirmiers en première ligne de soins. Recherche de pistes applicables à un centre de santé intégré en région liégeoise, travail de fin d’études dans le cadre du master complémentaire en médecine générale, faculté de médecine de l’université de Liège, 2012-2013.
Marion Faegnaert est vice-présidente et cofondatrice de l’asbl Arémis, qui effectue des hospitalisations à domicile pour des adultes et des enfants atteints d’une pathologie lourde. Elle nous rappelle les bases du partage de la responsabilité entre médecin et infirmiers : quand un médecin délègue des actes à un infirmier, il le fait par le biais d’une prescription écrite. « Mais dans les hospitalisations à domicile, on doit souvent agir en urgence. Je ne peux pas toujours attendre la prescription ou le déplacement du médecin généraliste. » Formulée oralement par téléphone, l’instruction doit être notée dans le dossier du patient et devra au plus vite être complétée par un document écrit. Si le médecin traitant du patient n’est pas joignable, l’infirmière se réfère au médecin référent de son asbl, disponible 24/24h.
« Ce sont des petits détails qui peuvent jouer à un moment donné s’il y a un souci, commente l’infirmière. Sinon le médecin, la famille voire même l’asbl pour laquelle je travaille peuvent se retourner contre moi. S’il y a un problème, c’est vite la parole de l’un contre celle de l’autre. »
Aujourd’hui, la durée des hospitalisations tend à se raccourcir au profit d’un suivi à domicile plus important. Exemple : l’hôpital Molière planche actuellement sur un projet pilote autour du statut de ‘ patient hospitalisé à domicile’. « On peut imaginer aujourd’hui de terminer à domicile un traitement intraveineux entamé à l’hôpital », précise Bernard Hanson. Ici aussi, la responsabilité se répartit : le médecin hospitalier porte la responsabilité de la sortie et détermine une attitude de traitement, qui sera poursuivi à la maison par le généraliste et l’infirmière. Cette dernière administrera le traitement et surveillera l’état du patient. Elle pourra appeler le médecin généraliste en cas de problème, afin qu’il rende visite au patient et décider, si nécessaire, de le réexpédier à l’hôpital. « On envisage aussi le remboursement de visites à domicile par les spécialistes hospitaliers, à la demande du médecin généraliste », ajoute le médecin de l’Hôpital Molière. Tout un dispositif qui nécessite un système de communication bien ajusté.
Dans ce contexte, la question de la responsabilité trans-structures se posera-t-elle de manière plus aiguë ? « Pourquoi ne pas imaginer de négocier avec une compagnie d’assurance d’assurer tout ce qui se passe autour de ce patient à ce moment-là ? » anticipe Bernard Hanson.
« La nomenclature des actes infirmiers de l’INAMI est trop restreinte par rapport au rôle que ces professionnels pourraient tenir », allègue Hélène Dispas dans son travail de fin d’étude sur le partage des tâches entre médecins généralistes et infirmiers en première ligne de soins [1]. « Cela influence leur motivation à élargir leur champ d’action, particulièrement quand ils travaillent à l’acte », ajoute-t-elle.
Le cadre légal serait un frein à la pratique infirmière. Et la peur de ces professionnels de la santé que leur responsabilité soit mise en cause les empêche d’aller plus loin dans le partage des tâches.
Pourtant, ailleurs dans le monde, le contour de la profession infirmière peut être dessiné d’une toute autre manière. Au Canada par exemple, la caractérisation de ce métier à travers les actes infirmiers a été abandonnée au profit d’une définition par groupe d’actes, organisés selon leur dangerosité pour le patient. Un même groupe d’actes peut être réalisé par des professions différentes. But poursuivi : améliorer la flexibilité dans l’organisation du travail.
Dans plusieurs pays, les infirmiers sont aussi autorisés à prescrire des médicaments dans un cadre délimité. Depuis 2013, un système d’ordonnances collectives a été mis en place au Québec. Les infirmiers sont autorisés à ajuster les traitements pour quatre pathologies chroniques courantes (hypertension, diabète, dyslipidémie, troubles de la coagulation) sans que le patient ne doive revoir son médecin1.
« C’est souvent la société qui précède le cadre législatif », spécule Daniel Burdet, médecin généraliste à la maison médicale de Forest et collaborateur de la Fédération des maisons médicales. Pour lui, il y a probablement en Belgique des manières de contourner la législation, ce qui peut forcer les choses à changer. Le principal frein à l’élargissement du champ d’activité des infirmières reste idéologique, à savoir une culture qui reste médico-centrée.
« Dans un contexte de carence de médecins, on va être amenés à donner de plus en plus de place aux infirmières. Mais par la mauvaise voie. La voie royale serait de reconnaître qu’elles sont plus efficaces parce qu’elles sont proches des gens, qu’elles ont un niveau de contact plus efficient que le langage du médecin. Mais cela implique une modification des modes de financements, c’est-à-dire le remboursement d’actes non prescrits. Le combat est sans doute plus du côté économique et politique que du côté déontologique », conclut Daniel Burdet.
Des dispositifs de collectivisation de la responsabilité permettraient-ils d’ouvrir des portes vers de nouvelles manières de se partager les tâches ? Cette piste mériterait probablement d’être creusée.
[1] Hélène Dispas, « Partage des tâches entre médecins généralistes et infirmiers en première ligne de soins. Recherche de pistes applicables à un centre de santé intégré en région liégeoise », travail de fin d’études dans le cadre du master complémentaire en médecine générale, Faculté de médecine de l’Université de Liège, 2012-2013.
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