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De la perte des repères à l’enfant généralisé


juillet 2007, Lebrun Jean-Pierre

psychiatre et psychanalyste.

Les médecins généralistes sont confrontés au vacillement de leurs certitudes. Alors que leur pratique est soumise à des normes de plus en plus contraignantes, ils sont confrontés à des attentes de plus en plus massives de la part de patients qui, à leur exigence, ajoutent la remise en question de la place du médecin, dont la parole ne fait plus vérité. Comment lire (et survivre à) ces transformations du lien social et ces mutations du rapport à la norme.

La perte des repères

Je soutiens que nous vivons une mutation de notre lien social, ce qui entraîne ce qu’on a l’habitude d’appeler une perte des repères. La majorité des certitudes d’il y a encore vingt ans ne sont plus. Si vous êtes sûr d’être homme ou femme, ça peut se discuter ; si vous êtes sûre d’être la mère de votre enfant, il faut encore prouver que vous n’avez pas eu recours à une mère porteuse ; si vous êtes sûr d’avoir été conçu dans un lit, il faut vous détromper car aujourd’hui, cela peut avoir été dans une éprouvette. En définitive, il n’y a qu’une seule chose qui semble encore tenir le coup, une seule qui nous mette tous d’accord, c’est que nous sommes mortels. Tout le reste peut être mis en question.

Cette sorte d’ébranlement de toutes les certitudes spontanées qui sont les nôtres me semble signer une mutation en profondeur : il y a quelque chose de la reconnaissance de la légitimité d’une place différente des autres -la place de l’exception, comme je l’appellerais, ce qui n’implique rien d’exceptionnel ! - qui a changé : pendant des siècles, le lien social a été organisé sur un modèle religieux c’est-à-dire sur un modèle où la place d’exception, la place de celui qui dirigeait, était de près ou de loin représentative de la place de Dieu. C’était le modèle de la pyramide. Cette organisation est aujourd’hui considérée comme périmée, l’organisation du lien social a complètement basculé ; nous nous trouvons désormais dans une société où cette place différente des autres -qui organisait une hétéronomie - n’est plus reconnue comme allant de soi. La société ne s’organise plus sur le modèle religieux. Toute personne qui prétend dire ce qu’il faut faire est d’emblée quelqu’un « comme tout le monde » et la légitimité de son intervention est aussitôt interrogée car s’est comme effacée la légitimité de cette place différente de toutes les autres qui était reconnue comme allant de soi.

Notre représentation de la société est de ce fait devenue horizontale. C’est désormais le réseau. Il n’existe plus de norme extérieure et de ce fait supérieure. L’autorité n’est donc plus verticale et il n’y a plus rien ni personne au-dessus de nous qui peut nous dire ce qu’il faut faire. Le ciel est désormais vide !

Ainsi, par exemple, il y a encore quelques années, il allait encore de soi que le médecin ne tuait pas. Même si certains médecins se permettaient d’assumer de pratiquer une euthanasie dans le dialogue singulier avec leur patient, il y avait néanmoins un consensus pour dire que « ça ne se faisait pas ». La loi récente sur l’euthanasie vient ébranler cette certitude. Cette loi postule qu’il faut plusieurs avis. Donc, selon les personnes en présence, les réponses varieront. Il n’y a plus d’opinion univoque et chaque cas, en fonction des personnes concernées, offre une pluralité de possibilités.

Ceci est pour nous un exemple de la disparition d’une position qui d’emblée faisait opinion commune, d’un principe que tout le monde acceptait comme allant spontanément de soi, ce qui, d’ailleurs, n’empêchait nullement la transgression. Nous sommes passés d’un lien social organisé sur le mode de l’incomplétude et la consistance à une organisation marquée par la complétude et l’inconsistance. (Nous renvoyons à ce propos à notre ouvrage La perversion ordinaire, vivre ensemble sans autrui, Denoël, 2007).

Cette organisation nouvelle peut être très intéressante, mais a aussi ses inconvénients : chacun y juge les actes de l’autre à l’aune de ce qu’il aurait fait lui-même. Mais ceci a une conséquence majeure : ce modèle de complétude laisse penser qu’on est libéré, affranchi de l’incomplétude alors qu’un système symbolique, quel qu’il soit, est d’emblée de l’ordre du discontinu. Ainsi, parler suppose la discontinuité du système des signifiants pour rendre compte de la continuité du sensible. Donc, il reste toujours de l’incomplétude et choisir désormais un lien organisé par la complétude dévisibilise ce trait irréductible de tout système symbolique, et donc de notre condition d’être parlant. Autrement dit encore, tout se passe comme si aujourd’hui, nous ne fonctionnons plus avec ce que l’on peut appeler un « trou ». A la base de la condition humaine, il y a un trou que Dieu, ou la figure de Dieu, a recouvert pendant très longtemps. Aujourd’hui ce trou, on pourrait penser qu’il n’est plus là, que c’est nous qui décidons en toute connaissance de cause, que nous sommes entièrement autonomes. Cette éviction du trou transforme alors radicalement notre conception du lien social. Nous n’appartenons plus tous à la même famille des parlants, tous arrimés dans ce trou ombilical. Nous nous pensons en revanche affranchis de cette amarre, nous sommes dans ce que j’appelle un entousement. Entousés, c’est très proche d’entubés ! En effet, alors que nous pensons être débarrassés de ce trou, de cette place d’exception, nous sommes en fait emportés dans une collectivité-troupeau où nous ne nous rendons pas compte à quel point le sujet se trouve, dans le même mouvement, mis à mal, voire complètement évincé.

Voici un exemple de ce glissement : je suis allé, l’autre jour, chercher à la gare un billet de train Thalys Bruxelles-Paris que j’avais commandé par téléphone. La préposée refuse de me donner mon ticket parce que je ne peux lui fournir le code de mon billet que j’aurais commandé par Internet. Après avoir longuement tenté d’expliquer que ce billet avait bien été commandé par téléphone, je finis par l’obtenir. Je lui demande alors aimablement : « Madame, si vous voulez être gentille, vous regarderez comment il est possible que, ayant commandé par téléphone, chez vous cela soit finalement indiqué par Internet. Il y a une bulle quelque part ». Elle me dit : « Je n’ai pas besoin de regarder, vous avez commandé par Internet ! ». Cette anecdote est certes anodine, mais il faut signaler que cela rend fou et ne peut provoquer que de la violence. Nous sommes dans une situation où une dame fait son travail comme elle croit devoir le faire mais qui se sent dans une position où elle est tributaire d’un savoir où il n’y a pas de trou, il n’y a pas de possibilité de discuter. Du même coup, c’est vous qui êtes aboli ! Et c’est cette abolition qui fait qu’il ne restera à certains qu’à tirer dans le tas. Pour exister comme sujet, il faut au moins la possibilité d’évoquer une erreur, de soulever un doute.

Le discours social d’aujourd’hui épouse pourtant ce changement profond mais nous ne percevons pas encore l’entièreté de ses conséquences. La société ne commande plus à partir du trou mais à partir du plein, à partir de ce qu’elle croit être La vérité, l’absolu : elle sait. Ce n’est plus un chef, ou quelqu’un doté d’une autorité quelconque, qui occupe la place d’exception, qui commande. Le discours actuel ne permet plus de se soutenir de ce trou. Voilà pourquoi ceux qui ont la charge collective (l’INAMI par exemple) n’ont plus d’autre possibilité pour mettre des limites que de faire des questionnaires, des sondages, des expertises, des prescriptions administratives, etc., parce qu’interroger les choses à partir du trou est devenu impossible. On est passé de l’usage des interdits à un type de contention impliquant des empêchements ! On met des bornes sur les chaussées pour obliger les gens à rouler sur une seule voie, et des ronds-points à tous les coins de rue pour les empêcher d’aller trop vite ! Les gens qui ont la charge du collectif aujourd’hui ne peuvent plus occuper la position de l’exception et se soutenir du trou pour édicter les lois, et les règles ; ils ne savent plus très bien d’où ils vont tenir leur légitimité et ils doivent trouver des stratégies différentes pour faire accepter ce qui garantit le collectif.

La riposte à la riposte

C’est, autrement dit, la riposte inventée par ceux qui sont aux postes à responsabilités pour faire face à la disparition de la reconnaissance collective de cette place d’exception. Il est néanmoins important de souligner que cette riposte ne convient absolument pas à ce que c’est un sujet parce qu’il ne s’y retrouve pas. Car un sujet ne peut être dit tel que de la place du trou, de l’exception.

Il me semble que le travail du médecin généraliste se trouve au coeur de cette transformation du lien social. Il se trouve en effet chargé de résoudre l’insoluble, à savoir la contradiction entre une logique de riposte à cette disparition de la place d’exception – des questionnaires pour empêcher les excès mais qui dans leur logique annulent la dimension de sujet ! – et la contrainte de ce qu’est un sujet qui ne peut pas faire autrement que de se référer à cette place d’exception pour pouvoir être sujet. Or le médecin généraliste a toujours été et est toujours le lieu d’adresse privilégié du malaise de la condition humaine.

Au-delà de son travail purement médical, il est celui à qui on va s’adresser pour avoir le droit, la possibilité de dire que vraiment cette condition humaine, ce n’est pas simple. On continue à attendre de lui qu’il aide à soutenir l’impossible que véhicule la condition humaine. Et si je dis l’impossible, c’est bien parce qu’il ne s’agit pas d’une impuissance, mais d’une impossibilité, c’est-à-dire d’avoir à assumer l’existence d’un trou, de quelque chose qui ne marchera jamais tout à fait bien. Dans certaines conditions difficiles qui ne renvoient pas qu’à la maladie, on aimerait autant ne pas être tout seul à supporter cette impossibilité. On va alors voir le médecin parce qu’on espère que ce sera un coéquipier dans l’aventure de cette condition humaine qui impose pour des raisons de structure et du fait que nous parlons, que ce trou on ne l’évitera pas et on ne l’évidera pas, qu’on aura toujours affaire à lui et à ses conséquences.

Rapport à la norme

Ces changements vraiment profonds nous emportent et vont parfois aller jusqu’à inverser notre rapport à la norme. Ainsi, on va, par exemple, présenter comme traumatique ce qui n’est, pour reprendre une expression de Lacan, que « troumatique », autrement dit on va déclarer traumatisme le trou. On va dire qu’une mauvaise cote à l’école, qu’une sanction est traumatisante pour l’enfant. On va dire que la rencontre du sexuel au coin de la rue, du bois ou de la famille, c’est un traumatisme qu’il faudrait pouvoir éviter. Alors que le sexuel n’est, en fait, rien d’autre que la rencontre avec ce trou, c’est-à-dire qu’il passe toujours par un « je ne sais pas très bien comment je me situe dans cette affaire ». La puberté est le fait qu’il faut se mettre tout à coup, dans son propre corps, à faire face à quelque chose qui n’est pas d’avance garanti. Plutôt que de constater, à la suite de Freud, que la sexualité infantile fait partie de l’histoire humaine et qu’à ce titre, elle est toujours quelque peu traumatique, on est en train de faire passer toute rencontre avec le sexuel comme un traumatisme qu’il faudrait éviter.

Dans ce système où nous sommes « entousés », où nous sommes « tous sans l’exception », c’est le trou qui est devenu traumatique. Donc à réduire, à repousser, à dénier, ce qui rend plus difficile encore son appréhension et sa rencontre alors que c’est en s’y confrontant que la position subjective s’élabore, simplement dit, que le sujet grandit dans sa tête ! Car le sexuel, pour l’être humain, est toujours traumatique. Faites ce que vous voulez, vous n’y couperez pas. C’est une rencontre qui n’a pas de réponse totalement adéquate. Mais c’est un traumatisme salvateur, qui permet d’aller plus loin, de devenir adulte.

Si hier la norme était cette rencontre inévitable connue de tous, aujourd’hui, elle risque bien du fait d’être plurielle, du fait qu’il y en a plusieurs, de pouvoir être évitée. Et faute de normativation commune à tous du fait de s’amarrer dans le trou qui nous caractérise comme êtres humains parlants, ce qu’on cherche alors c’est la normalisation ! Normaliser, c’est rendre normal. Ce n’est pas ce qu’on peut attendre d’une rencontre avec un médecin. Par contre, on peut continuer à attendre de lui d’être aidé à la normativation. Ce n’est pas la même chose d’être normalisé que d’être rappelé à la nécessité d’une normativation. La normativation est le fait qu’on n’échappe pas à l’obligation de se confronter au trou. Et que, par rapport à ce trou, il n’y a qu’une façon de faire, c’est ourler les bords et donc se constituer une colonne vertébrale à partir de ce trou. Il est en revanche impossible d’évider le trou. Nous pouvons le dénier mais cela ne le fera pas disparaître pour autant.

L’enfant généralisé

Dans la clinique quotidienne, on voit apparaître aujourd’hui des gens qui sont en difficulté parce qu’ils ont trop eu l’impression que la possibilité leur était donnée d’éviter le trou. Les confrontations au trou, au vide, à la négativité, ont été sans cesse reportées à plus tard et on leur a laissé l’illusion qu’ils pouvaient faire l’impasse sur cette rencontre. Ce sont dès lors des adultes qui sont restés enfants. Lacan a qualifié notre époque comme celle de « l’enfant généralisé ». C’est celle qui se prépare si on donne la possibilité d’éviter la confrontation au trou, de croire qu’il est possible de l’éviter ou de la déclarer traumatique sans s’apercevoir que ce traumatisme est salvateur.

Je pense que nous allons voir arriver dans nos cabinets de plus en plus de ces adultes restés enfants, parce que le discours social emporté dans la mutation que j’ai évoquée, ne prépare plus à assumer ce qu’implique la condition humaine. Ces sujets n’auront pas pu lire dans le discours social quels sont les incontournables, les invariants avec quoi il faut, de toutes les façons, faire ! Et le médecin généraliste est, je crois, une des personnes qui peut encore rappeler qu’à cette condition humaine, à son impossible, nous sommes encore tous tenus. .

Jean-Pierre Lebrun a publié de nombreux ouvrages, parmi lesquels :

De la maladie médicale, Ed. De Boeck Université, 1993. Un monde sans limites, Eres, 1997.

Les désarrois nouveaux du sujet, Eres, 2001. L’homme sans gravité (entretiens avec Charles Melman), Denoël, 2002.

La perversion ordinaire, vivre ensemble sans autrui, Denoël 2007.

Cet article est paru dans la revue:

n° 41 - juillet 2007

Norme et santé

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