Comment écouter quelqu’un sans entendre sa voix ? Comment établir un lien par écrit ? La relation est-elle différente ? Est-il possible d’exprimer des sentiments, un vécu ? Garde-t-on sa spontanéité ? Bref, est-il est possible d’écouter et de parler en écrivant ? A Télé-Accueil Bruxelles, nous avons opté pour le chat et son interactivité proche de la parole échangée par téléphone, notre domaine d’expérience.
Télé-Accueil, c’est depuis des années un numéro d’appel unique et gratuit : le 107. En 2005, notre service d’écoute par téléphone s’est aussi aventuré sur le net en créant, en collaboration avec SOS Amitié (France), une plateforme d’écoute par chat. Le but était d’ouvrir plus largement notre service à d’autres appelants, plus jeunes que ceux qui nous contactent d’habitude. Il y a dix ans, internet n’occupait pas autant de place qu’à présent dans la vie de tous les jours et nous nous sommes posé beaucoup de questions. Le Chat-Accueil allait-il trouver son public ? Toucherions-nous à d’autres problématiques et à d’autres façons de les aborder ? Nous avons craint une écriture sibylline, un langage SMS, des smileys à profusion… Mais dès les premières connexions, cette froideur appréhendée, les écoutants ne l’ont pas ressentie : « Les mots peuvent exprimer, renvoyer l’émotion perçue. Tout cela est possible et est même perçu entre les lignes. »
Malgré le déchiffrage d’une orthographe quelquefois créative, phonétique, les dialogues au chat et au téléphone sont finalement assez similaires à quelques nuances près. D’abord le rythme. Les écoutants le notent : « Il s’agit d’une autre temporalité qu’au téléphone », « C’est beaucoup plus lent » ou « On est moins dans l’immédiat ». En effet, les appels sont en moyenne deux fois plus longs qu’au 107. Dans l’écoute par internet, l’anonymat est aussi plus palpable. Le chat, l’outil réel et aussi la part d’imaginaire qu’il véhicule, permet à un certain public de s’engager plus facilement dans sa parole qu’il ne le ferait oralement. Distance et désincarnation sont des facteurs qui désinhibent. Il y a moins de circonvolutions à l’écrit, moins de précautions. Cela peut d’emblée être très brut : « Je veux me suicider » ou « me scarifie tous les jours ». Pour beaucoup de gens, parler est difficile. Paradoxalement, cette distance matérielle rapproche… Une jeune femme nous a contactés pour un problème d’inceste. Elle n’en avait encore jamais parlé à quelqu’un. Le chat a été pour elle une première occasion de « dire ».
Les appelants énoncent sans ambages ce qui les habite et ce rapport plus direct à l’objet permet de moins se laisser surprendre. La parole a ceci de magnifique qu’elle génère parfois des dérapages, des malentendus, des expressions difficiles. Ces ratés de la parole sont extrêmement féconds. On se surprend à dire quelque chose d’un peu différent de ce que l’on voulait dire... Ces ratés sont aussi présents dans l’écrit mais dans une moindre mesure. Il y a, entre guillemets, plus de contrôle. Tant chez l’appelant que chez l’écoutant. La relecture toujours possible permet aux gens d’être plus précis, d’être au plus proche de ce qu’ils souhaitent dire. « Cela permet de prendre du recul », résume un écoutant. L’appelant expérimente une expression de soi qui le met moins à nu que par la parole et les émotions qu’elle véhicule. Peut-être en trouve-t-il des bénéfices immédiats, par le simple fait de réfléchir à la formulation de son message, par sa relecture possible tout au long de l’échange. Le Chat-Accueil met en branle un travail personnel, même inconscient.
Pour les jeunes en particulier, qui constituent comme nous l’avions escompté la majorité des appelants, le Chat-Accueil et son univers familier permettent de renouer un dialogue avec un adulte (un adulte qu’ils viennent sciemment chercher, en lieu et place de leur parent ? En tout cas un tiers), un témoin de leurs questionnements. Le Chat-Accueil est un lieu où ils peuvent raconter leur vécu, faire part de leurs erreurs, de leurs doutes sans faire souffrir leurs proches, sans les confronter, mais peut-être en s’y exerçant. Le Chat-Accueil est en effet un lieu où ils peuvent développer leur point de vue sans entrer en conflit avec une autorité, se livrer sans risquer un retour de manivelle. Un lieu de construction de leur identité. Une sorte de banc d’essai avant de s’(en) ouvrir aux autres. Car c’est aussi notre objectif : inviter les gens à parler, à adresser leur parole à quelqu’un, à Télé-Accueil ou ailleurs. Cette ouverture, cet espace pour parler de soi, est rendue possible par l’outil. La familiarité avec l’informatique est un adjuvant mais ce n’est pas le seul. L’écrit, par la secondarisation de la pensée, permet à l’appelant d’avancer, même sans être lu. On pourrait établir un parallèle entre le Chat-Accueil et le journal intime. À la différence près qu’ici, il répond...
Un projet international
Le Chat-Accueil est une plateforme ouverte chaque jour de la semaine de 13 heures à 1 heure du matin. Elle est le fruit d’une étroite collaboration entre Télé-Accueil Bruxelles et SOS Amitié France, deux services d’écoute par téléphone et par internet. Depuis octobre 2005, toute personne qui éprouve des difficultés, qui souhaite s’adresser à quelqu’un dans l’anonymat et la confidentialité, peut se connecter sur ce site sécurisé et entrer en communication avec un écoutant bénévole spécialement formé. Le chat vise un public jeune et familier de ce mode de communication, il permet aussi à des gens en grande difficulté d’expression orale ou d’audition d’échanger avec quelqu’un instantanément par écrit.
Chat-Accueil permet un échange, un dialogue individuel en temps réel, proche de la dynamique de la parole. Il ouvre un espace d’expression pour permettre à celui qui appelle de clarifier ses difficultés du fait qu’il les explicite lui-même. L’écoute montre aussi à l’appelant qu’il est capable d’expression, ce qui peut contribuer à retrouver confiance en ses capacités de nouer des relations plus satisfaisantes avec son entourage.
Comme l’écoute par téléphone, l’écoute par chat est gratuite, anonyme, confidentielle et non-jugeante. Elle se veut ponctuelle et non interventionniste. En 2015, le site a enregistré plus de 67 000 appels entrants.
La plateforme de chat est accessible via le site www.tele-accueil-bruxelles.be.
Sans voix ni autre indice que ce que l’appelant écrit pour nous mettre la puce à l’oreille, toute mise en scène n’est pas exclue. Ni plus ni moins qu’au téléphone, il peut y avoir des appels aux accents pervers. Tout comme il peut y avoir mise en scène sans perversité. Pour l’écoutant, la question n’est pas de démêler le vrai du faux mais de ne pas rester trop proche des mots, de ne pas prendre les gens au mot même si les mots sont essentiels. Une mise en scène peut révéler quelque chose d’inexact ou de décalé par rapport à la réalité. L’enjeu n’est pas de se dire qu’un tel appel n’a pas de sens puisque le contenu n’est pas juste mais au contraire d’entendre ce décalage entre ce que l’autre dit et la réalité. La mise en scène exprime quelque chose, un besoin – par plaisir, par jouissance ou par sécurité.
C’est intéressant d’examiner la part commune au téléphone et au chat et de relever les particularités liées à l’outil. Etonnamment – ou non – les problématiques abordées par les appelants sont fort proches : difficultés relationnelles, solitude, maladie mentale et physique. Certains thèmes précis sont en revanche nettement plus souvent évoqués par écrit. C’est le cas du suicide, voire du passage à l’acte suicidaire. Télé-Accueil offre à tous ceux qui le désirent l’occasion de s’engager dans leur parole. J’insiste sur cette question de l’engagement. Quand quelqu’un se met à écouter quelqu’un d’autre, l’idée n’est pas tant d’entendre ou de comprendre que de permettre à celui qui énonce de s’entendre ou d’avoir une appréhension un peu différente de qu’il pensait dire. Que le langage soit parlé ou écrit, que l’on entende ou qu’on lise des mots, il s’agit d’être à l’écoute de la personne. L’écrit est certes une autre manière de « dire » mais il s’agit toujours bien d’accueillir favorablement ce qu’une personne exprime, de prêter une attention bienveillante à ses propos et d’y accorder une valeur.
Par téléphone ou par internet, le projet de Télé- Accueil reste le même : être quelqu’un à qui parler. Quel que soit le media privilégié par les écoutants, leur formation est identique, transversale. Nous soutenons cependant une pratique d’écoute initiale et principale au téléphone, cela nous semble plus adéquat pour s’imprégner du projet de l’institution. Par la suite, l’écoutant sera accompagné pour décliner cette pratique au chat ; il recevra un complément technique et autour de l’écrit. Pour tous les écoutants aussi la supervision est commune. Et incontournable. On n’écoute pas sans être écouté soi-même. La parole est soignante pour les appelants et elle est aussi support pour les écoutants. Parole et écoute sont les deux faces d’une même pièce. Il faut sans doute avoir beaucoup parlé ou avoir aiguisé son propre accès à ce droit de parole pour pouvoir soi-même écouter. C’est paradoxal car on attend parfois d’un écoutant qu’il soit là pour se taire devant la parole de l’autre. Ce qui permet de ne pas envahir l’espace de l’autre avec sa propre parole, c’est de savoir que l’on dispose d’autres lieux et d’autres temps pour le faire. Ce que constituent les supervisions où chacun peut parler de ce que provoque chez lui le fait d’être écoutant, comment il est touché, comment il est happé parfois dans ces appels… Avoir la certitude de pouvoir bénéficier d’un lieu comme celui-là va lui permettre de se dégager le temps de l’appel à la parole de l’autre.
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...