La création de la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés remonte à l’été 2015. La Belgique est confrontée à une importante « crise de l’accueil ». Un élan de solidarité citoyen se développe alors au parc Maximilien afin de pallier ce manquement des autorités étatiques.
En 2017, la Belgique est confrontée à une nouvelle arrivée d’exilés au parc Maximilien. Originaires essentiellement du Soudan, d’Éthiopie et d’Érythrée, la majorité d’entre eux ayant pour but de rejoindre l’Angleterre. Pour les protéger des actions violentes et des rafles policières, l’hébergement citoyen s’organise à partir de septembre. À l’époque, il n’était question que de loger une poignée de femmes dans des familles, mais, très vite, les propositions sont étendues à toutes les personnes présentes dans le parc et les citoyens ont découvert une série de besoins d’accompagnement et de manquements institutionnels auxquels il fallait faire face. Cet élan n’a cessé de prendre de l’ampleur et l’association poursuit son engagement en proposant un accueil digne et une solidarité envers les exilés arrivés sur le territoire belge.
En septembre 2017, face à l’extrême vulnérabilité des femmes au parc Maximilien, les bénévoles lancent l’hébergement citoyen d’urgence. L’expérience de terrain a permis de rendre compte des particularités propres aux femmes et à leur parcours migratoire déjà fortement empreint de violences (violences sexuelles, domination de genre, grossesses non désirées, utilisation du corps comme monnaie d’échange pour les passeurs, etc.) qui s’ajoutent aux violences de genre vécues auparavant (mutilations sexuelles, mariages forcés ou rapports inégalitaires). Ces réalités cumulées impliquent l’impérieux besoin d’une prise en charge globale. Depuis septembre 2017, Médecins du Monde (santé médicale) et Médecins sans Frontières (santé mentale) sont présents avec la Plateforme citoyenne et d’autres ONG au hub humanitaire ; ce sont les partenaires de référence pour la prise en charge des migrants en transit du parc Maximilien.
Les femmes migrantes en transit que l’on rencontre ne parlent en général aucune langue véhiculaire en Belgique. Pour beaucoup, les rendez-vous médicaux sont les premiers auxquels elles ont accès. Pour beaucoup aussi, à peine sorties de l’enfer libyen, les premiers contacts avec le corps médical en Europe se passent en même temps que la prise d’empreinte, marqueur indélébile qui les suivra sur tout leur parcours. Les raisons de départ du pays d’origine et les violences du parcours migratoire avant et en Europe constituent un cocktail explosif de traumatismes. Les exprimer, alors que l’objectif – l’eldorado, l’Angleterre – n’est pas atteint, que la stabilité de vie n’y est pas et que le quotidien est toujours fait de violences, de peur, d’absence de prise en charge, c’est ouvrir la boîte de Pandore. Les femmes en transit se questionnent sur cet eldorado, s’y accrochent souvent pour ne pas flancher. La pression de la communauté, l’effet de groupe et la méfiance vis-à-vis des institutions sont des facteurs dont il faut tenir compte. Dans un tel contexte, la plus anodine information sur soi est un risque de voir l’objectif mis à mal, le risque d’un renvoi vers le pays fui plusieurs mois ou plusieurs années auparavant.
La plupart des travailleurs sociaux ne sont pas formés à ces vulnérabilités. Des femmes en demande sortent du CPAS en expliquant ne plus jamais vouloir y revenir, qu’il s’agissait d’une interview pour le gouvernement et que cela les mettait en danger. L’accès aux soins est de facto mis à mal par un climat de méfiance générale et de violence institutionnelle à l’égard des personnes sans papiers ou candidates à l’asile. Une compréhension du contexte de vie de ces personnes est indispensable.
Le dédale administratif – kafkaïen ! – rend aussi indispensable la présence d’un accompagnateur. Pousser la bonne porte, s’adresser au personnel du CPAS, comprendre les papiers à signer, insister sur l’urgence des besoins, rassurer, expliquer avec bienveillance, tel est le rôle des accompagnants bénévoles de la Plateforme. Ils se sont formés sur le tas à la défense des droits et des besoins des personnes en grande précarité, en étant confrontés directement aux manquements. Dans une logique collective, ils s’échangent les bonnes pratiques, discutent des difficultés rencontrées, font remonter les constats. Ce travail titanesque est possible grâce à la mobilisation citoyenne qui prend le pas d’un désengagement toujours plus important de l’État vis-à-vis de ses obligations sociales, en particulier envers les personnes les plus vulnérables.
Souvent, les accompagnements sont source d’une charge émotionnelle très lourde. Lorsqu’ils concernent les suivis liés à des violences sexuelles récentes ou passées, à des interruptions volontaires de grossesse (IVG), à des grossesses non désirées, par exemple, il s’agit pour les bénévoles de défendre les droits des femmes tout en veillant à avoir l’attitude la plus bienveillante qui soit, dans le respect de leur choix et de leur projet de vie. La violence institutionnelle, faite d’incompréhensions – voire d’une réelle remise en cause des choix et du contexte des femmes migrantes – vient s’ajouter à cette équation, sur fond d’urgence lorsque certains délais sont à respecter (dans le cas des IVG, beaucoup trop fréquentes dans un contexte où le risque de viol est quotidien). Le rôle d’accompagnant s’apparente alors à celui d’un équilibriste, appelant à une adaptation des voies administratives existantes aux facteurs de la migration en transit.
Imaginons que les femmes rencontrées aient accès aux structures médicales. L’accès aux soins est-il désormais assuré ? La réponse est en demi-teinte. Encore une fois, savoir où aller, dépasser la barrière de la langue et pousser la bonne porte rendent l’accompagnement toujours indispensable. Imaginons que cette présence rassurante soit actée, inscrite dans les pratiques et soutenue par les pouvoirs publics, et on pourrait penser l’affaire conclue. Il reste que dans les structures médicales, hôpitaux, centres de planning familial, maisons médicales, l’approche du personnel soignant est un déterminant tout aussi important.
La réflexion s’amorce de plus en plus pour adapter les prises en charge aux réalités des femmes migrantes, mais un important travail de fond reste à mener pour que l’ensemble du corps médical adopte une compréhension claire des enjeux de la migration de transit au féminin. Quand on sait que la plupart des femmes rencontrées ont été victimes de violences sexuelles récentes et souvent à répétition, l’acte médical, tel l’examen gynécologique – dans une langue qu’on ne comprend pas – peut être vécu comme une violence corporelle supplémentaire à un moment où la posture de demande d’aide rend la personne encore plus vulnérable.
Se pose ensuite la problématique de la traduction. La plupart des femmes que l’on accompagne parlent le tigrinya, le tigre ou l’amharique, parfois l’arabe, souvent appris en Libye. Les traducteurs (et davantage encore les traductrices) dans ces langues sont peu nombreux et leur présence lors des rendez-vous médicaux est loin d’être systématique. Il s’agit très souvent de personnes issues des mêmes communautés, ce qui peut être un atout de médiation culturelle, mais aussi un frein énorme : tabou, honte d’expliquer la raison du suivi, peur de représailles, etc., sont des expériences vécues.
La pression communautaire fait également partie des réalités : on retient l’épisode récent d’une jeune fille venue demander une IVG et dont la traductrice a volontairement modifié les propos, disant que la jeune préférait attendre un mois de plus avant de prendre sa décision. Les conséquences sont désastreuses pour la patiente (au niveau psychologique, physique et du choix de vie), mais aussi plus largement pour l’ensemble du public puisque la relation de confiance avec les intervenants est mise à mal. Se pose aussi la question de la formation de ces traducteurs, et celle du respect du cadre déontologique.
On pourrait s’étendre plus longuement sur les facteurs concrets qui altèrent l’accès aux soins pour les femmes migrantes en transit : la difficulté d’accroche, l’adaptation constante à l’instabilité inhérente au transit (rendez-vous annulé, reporté, changement d’avis…), les frais à charge des structures médicales déjà de moins en moins soutenues par les pouvoirs publics, etc. Tout cela nécessiterait la mise en place de coalitions d’acteurs, comme cela se fait avec les partenaires du hub humanitaire, pour sensibiliser les professionnels du secteur, adapter les pratiques et porter plus haut les constats du terrain. Ce travail de fond est mené vaille que vaille par les mêmes qui se retrouvent à gérer l’urgence du quotidien dans un contexte humanitaire rendu insoutenable par les politiques du gouvernement fédéral et des institutions européennes. C’est David contre Goliath. Les intervenants de première ligne sont armés de bouts de ficelles pour défendre les droits des plus vulnérables parmi les vulnérables. L’enjeu global n’en est pas moins la défense des droits humains et des droits sociaux, ceux-là mêmes pour lesquels l’Europe est vue de par le monde comme un continent où chacun peut espérer trouver une vie digne.
Sister’s House
On est samedi, il est 20 h 30. Une jeune femme est allongée, à moitié inconsciente, devant la porte de la Sister’s House lorsque les bénévoles arrivent et appellent les secours. Les ambulanciers ont refusé de prendre leurs numéros de téléphone, la jeune femme est partie seule. En- ceinte de plusieurs mois, elle fait une fausse couche. À l’hôpital, on lui dit qu’elle doit aller à ses rendez-vous et attendre que l’expulsion soit terminée. Expulsion ? Elle ne sait pas où elle est ni comment rentrer. Titi a vingt ans, cela fait des mois qu’elle est sur la route. Elle a quitté l’Éthiopie, elle est passée par le Soudan, elle a traversé le désert et puis l’enfer libyen. Elle y est restée longtemps, mais elle ne saurait dire combien de temps exactement. Assez pour subir des viols quasi quotidiens et pour refouler dans un coin de sa mémoire les raisons de son départ, gardant comme seul objectif d’arriver en Europe et de faire venir son petit de trois ans qui l’at- tend en Éthiopie. L’embarcation qui l’a emmenée en Europe avec des centaines d’autres n’a pas coulé en Méditerranée. Elle a eu de la chance. Maintenant, elle est dans cet hôpital, à Bruxelles. Seule. Son ventre saigne.
23 h 35, on appelle les urgences. On nous informe que la prise en charge est terminée depuis plus d’une heure, mais que, la jeune femme ne parlant ni le français ni l’anglais, on ne sait rien faire. Elle attend dans cette salle froide et pourtant surchauffée, elle se dit que les bénévoles penseront peut-être à prendre de ses nouvelles. Elle a raison d’espérer. Elle la connait, cette solidarité qui rend son chemin un petit peu moins lourd de violence et d’indférence. Un visage familier débarque aux alentours de minuit et ce soir elle sera mise à l’abri. Demain est un nouveau jour. La Sister’s House est un dispositif d’accueil dédié aux femmes migrantes en transit présentes au parc Maximilien. Pour assurer une prise en charge quotidienne dans l’urgence, et sans autre moyen qu’un immeuble mis à disposition par la commune d’Ixelles, une équipe de plus de 140 bénévoles et deux coordinatrices gèrent la logistique, sont présentes soir, nuit et matin pour organiser l’accueil, accompagner les femmes dans leurs démarches, les réorienter vers les ONG partenaires, récolter les invendus et les dons nécessaires à l’approvisionnement quotidien. En quinze mois, plus de 440 femmes sont passées par la Sister’s House. Cela représente plus de 11 000 nuitées et plus de 150 accompagnements pour des suivis psychomédicosociaux. Pensé dans une logique de housing first, ce dispositif est la clé de voûte de la prise en charge psychomédicosociale : pour faciliter l’accès aux soins des personnes en situation irrégulière, le premier facteur, incontournable, est de savoir où dormir, manger, se laver.
n°90 - mars 2020
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...