Cédric Migard propose ici un point de vue très nuancé à propos de la question du tabagisme en institution, au regard de ses dix années de pratique en tant que thérapeute dans un centre de jour pour alcoolodépendants, toxicomanes et pharmacodépendants. Ce qui suit découle en grande partie de cette expérience mais aussi de ce qu’il a pu en dégager ensuite, comme acteur de seconde ligne, en matière d’actions de prévention et de sensibilisation à la gestion du tabagisme en institution.
La question du tabagisme au sein des institutions issues des secteurs de la santé mentale et de la psychiatrie ainsi que la prise en considération de la consommation de tabac chez les patients ont longtemps été reléguées à l’arrière-plan voire totalement évacuées. Or, plusieurs études ont démontré que la prévalence tabagique est relativement élevée chez les patients psychiatriques, du moins pour certaines catégories d’entre eux. En outre, il apparaît que la consommation de tabac entraîne une diminution de l’efficacité de la plupart des médicaments psychotropes et dès lors une nécessité d’en augmenter le dosage. Quoi qu’il en soit, la législation en matière de tabagisme, en nette évolution ces dix dernières années, a, depuis, forcé les acteurs du secteur à changer progressivement leur regard sur cette réalité et dès lors à faire se déplacer une norme jusqu’alors peu ou pas questionnée.
Avec l’application des nouvelles lois relatives à la gestion du tabagisme dans les lieux publics, l’obligation fut donnée aux différentes institutions de prévoir la création d’espaces spécifiquement dédiés à la consommation du tabac : les fumoirs. Nombre d’acteurs du secteur considérèrent ces mesures avec appréhension ; cela engendra par ailleurs certains remous au sein des institutions, singulièrement dans le chef des usagers. Avec le recul, il ne serait pourtant pas faux d’avancer que le recalibrage, certes forcé, de la gestion du tabagisme dans les hôpitaux psychiatriques, les centres de jour ou résidentiels et les services de santé mentale eut au final des effets positifs. Et notamment au niveau de la dynamique institutionnelle, nous y reviendrons… Bémol toutefois, mais bémol de taille : malgré les évolutions législatives, la publication d’études et le changement des mentalités en matière de tabagisme, force est de constater que les esprits s’ouvrent encore avec frilosité à un questionnement en profondeur du tabagisme des patients et à une véritable intégration de cette dimension dans le processus thérapeutique.
Au regard des divers profils d’usagers représentés, de l’éventail des philosophies et approches cliniques et du type de structure rencontrés, la multitude d’institutions issues des secteurs de la santé mentale et de la psychiatrie recouvre en fait des réalités bien différentes. Dès lors, en matière de gestion du tabagisme, même si des constantes peuvent être observées, il y a également un certain nombre de différences notables d’une structure à l’autre. Afin d’éclairer mon témoignage concernant la place du tabac dans le centre de jour pour alcoolodépendants, toxicomanes et pharmacodépendants au sein duquel j’ai travaillé, il convient ainsi d’exposer ce qui constitue la singularité de celui-ci.
Durant les huit premières années de mon expérience, ce centre s’inscrivait encore dans l’héritage de l’antipsychiatrie et se fondait notamment sur certains principes de la psychothérapie institutionnelle tout en puisant une grande part de ses outils dans l’approche motivationnelle et le modèle transthéorique de changement. Le rapport entre travailleurs et patients, marqué par une distance thérapeutique minimale, prenait la forme d’une collaboration de type partenariale où chaque partie se trouvait pareillement impliquée (50/50). Le patient n’avait pas à signer de contrat thérapeutique ni de contrat d’abstinence et n’avait pas non plus d’obligation de présence au centre ou de participation aux activités. Du fait de ce cadre très souple, nous limitions les risques d’exclusion des patients, lesquels avaient déjà, pour une part d’entre eux, un long parcours institutionnel jalonné de rejets successifs, une très faible estime de soi, et risquaient, hors prise en charge, livrés à eux-mêmes, de rentrer dans un cercle de consommation aux conséquences lourdes. Mais, surtout, par cette approche non-contraignante, nous permettions aux patients d’être acteurs de leur propre changement, toute implication de leur part dans le programme de rééducation fonctionnelle devenant l’émanation d’un désir propre, d’un libre-arbitre, d’une envie, d’une motivation, cette dernière parfois travaillée longuement en partenariat avec les membres de l’équipe thérapeutique.
Cela impliquait pour nous de privilégier une autre posture institutionnelle mettant au cœur du processus entre thérapeute et patient ce que nous appelions « l’accrochage ». Pour favoriser l’accrochage, nous cherchions à multiplier les modes informels d’échanges avec les patients (bureau de l’équipe nommé « accueil » et ouvert aux patients de façon quasi permanente, interventions au domicile des patients, participation des thérapeutes à la vie communautaire, prise en compte de tout ce que les patients « amenaient », etc.). Ainsi, grâce à notre offre de services, notre présence, notre disponibilité, notre réactivité et notre investissement au sein d’un cadre très souple, nous construisions une relation de qualité tout en nous rendant parallèlement concurrentiels par rapport au produit. Toujours dans cette optique de l’accrochage, les intervenants ne s’enferraient pas dans une position de savoir par rapport aux patients, lesquels étaient considérés comme les premiers experts de leur propre vie. Ils ne se trouvaient par ailleurs en aucun cas réduits à leur pathologie mais étaient au contraire appréhendés dans leur réalité multiforme et complexe d’individu, de citoyen… Ce positionnement nous donnait l’occasion de travailler autant avec des patients abstinents en consolidation qu’avec des patients en période de consommation, autant avec des patients « motivés » qu’avec des patients n’ayant à la base aucune motivation à l’abstinence. Nous pouvions également accueillir au centre des patients sous effet de produits. En les acceptant, nous les protégions durant la journée d’une poursuite de la consommation et des risques y afférents ; la « communauté » était elle aussi protégée car nous avions une pièce dédiée à la personne sous effet de produits et dont le comportement en était altéré de façon trop visible.
Une salle communautaire dans un nuage bleu…
Pour ce qui est de la place du tabac dans l’institution, celle-ci a bien sûr sensiblement évolué durant mes dix années de travail au centre. Lors des deux premières années, il était encore permis de fumer dans la plupart des espaces, y compris le bureau des thérapeutes. Certains de mes collègues et une majorité de patients se trouvaient être fumeurs, et la salle communautaire baignait la plupart du temps dans un nuage bleu… Par ailleurs, le questionnement au sujet de la gestion du tabagisme était pour ainsi dire inexistant, notamment du fait que nous faisions le focus sur d’autres assuétudes considérées comme plus impactantes en terme de bien-être pour le public que nous suivions. En outre, notre philosophie clinique d’être concurrentiels par rapport aux produits et dès lors de donner aux patients des raisons de venir au centre plutôt que de consommer nous avait amenés à considérer la salle communautaire dans un certain esprit, lequel se trouvait résumé par la formule « bistrot sans alcool » : un lieu où les patients pouvaient se poser, lire leur journal, jouer à la belotte, bavarder et… fumer ! Un certain nombre de patients étaient avant tout des habitués des bistrots, les appréciant en tant que lieux de vie sociale, avec leurs codes, y trouvant, pour certains, la seule occasion de nouer des contacts humains et, par là, de briser pour un moment leur isolement. Le fait de retrouver au centre certaines similitudes avec cet univers les aidait à s’inscrire dans le programme de rééducation fonctionnelle. Ceci allait de pair avec nos tentatives de trouver un langage commun avec le patient, de sorte que l’institution ne soit pas aliénante pour celui-ci, qu’elle puisse lui permettre de travailler le changement tout en s’appuyant sur ses propres singularités, en lien avec son propre monde.
Néanmoins, nous ne souhaitions pas pour autant exclure tout questionnement à propos du tabagisme et, dès lors, nous tenions compte des rares demandes individuelles émanant des patients eux-mêmes, que cela concerne un projet d’arrêt ou de diminution de la consommation de tabac ou une demande d’avis au sujet de la synergie alcool-tabac.
Interdiction de fumer dans les lieux publics : césure
Mais, la véritable césure en matière de gestion du tabagisme dans l’institution fut impulsée de l’extérieur avec l’application de la loi concernant l’interdiction de fumer dans les lieux publics. Lors de la mise en place de cette nouvelle mesure qui se traduisit au sein de l’institution par la cessation de la consommation de tabac dans le bâtiment et la création d’un espace-fumoir à l’extérieur, sur une petite “terrasse-balcon”, je constatai que la perspective d’interdiction totale de la cigarette intramuros suscitait chez un bon nombre de patients énormément d’appréhension voire de la colère ou un sentiment de révolte. Certains patients firent savoir leur intention de mettre fin à leur prise en charge si l’interdiction venait à se concrétiser.
Ceci engendra un débat clinique et institutionnel, parfois passionné, entre patients et équipe mais aussi au sein de l’équipe elle-même. Chaque travailleur se trouvait renvoyé à sa réalité de fumeur ou de non-fumeur, à ses propres valeurs, à un questionnement au sujet de la notion de liberté individuelle, à son positionnement par rapport à la philosophie clinique défendue où, nous l’avons vu, le choix d’une alternative motivationnelle prévalait par rapport à l’application d’une contrainte et où la conception du fameux « bistrot sans alcool », de l’accrochage et de la nécessité d’être concurrentiels par rapport aux produits (psychotropes, alcool) était prégnante.
Notons-le au passage, des études prospectives ont souligné que de manière générale, dans les services de psychiatrie, les équipes soignantes ont fait montre d’hostilité vis-à-vis de la mise en place de l’interdiction de fumer [1] ; le contexte de ces services, bien différent de celui de notre centre de jour, produisit un débat centré plutôt sur la crainte d’assister chez les patients à une explosion d’agressivité ou à une recrudescence symptomatique importante.
L’interdiction de fumer dans le bâtiment se mit en place progressivement, sur plusieurs semaines. Hebdomadairement, nous réduisions d’une journée supplémentaire le temps durant lequel l’espace intérieur restait encore un espace fumeur. Peu à peu donc, patients et thérapeutes fumeurs migrèrent vers la petite terrasse pour consommer leur tabac. Peu à peu également, cet espace fut colonisé par d’autres patients et thérapeutes, non-fumeurs, et il devint un véritable lieu d’échanges, de débat, de papote. Craintes et mécontentement s’estompèrent tandis que le changement s’opérait. De nouvelles habitudes apparurent.
Outre le fait que les locaux n’étaient plus enfumés et donc qu’il était tout simplement plus agréable d’y travailler, le changement le plus inattendu fut lié à la dynamique communautaire. Au niveau de la salle commune, avant la mesure, dans les moments sans activités, un certain nombre de patients restaient isolés, chacun assis à sa place de prédilection et fumant clope sur clope en lisant son journal ou perdu dans ses pensées. Et quelques-uns parmi eux passaient toute leur journée ainsi (il était difficile de nouer du lien avec eux, difficile de les motiver à participer à la vie communautaire ou aux activités du centre). Lorsque le fumoir extérieur fut instauré, ces patients se mirent à bouger, au sens physique bien sûr puisqu’il s’agissait désormais de se déplacer pour aller fumer, mais également à d’autres niveaux : anticipation et préparation de l’acte de fumer en lieu et place d’une consommation machinale, échanges avec les autres fumeurs ou non-fumeurs sur la terrasse, consommation plus circonscrite et donc en diminution, mise en place de nouvelles occupations dans la salle communautaire, etc.
Cette mise en mouvement concerna par ailleurs tout le monde, patients et thérapeutes, fumeurs et non-fumeurs, et eut, au final, une incidence très positive sur la dynamique institutionnelle. Ceci permit notamment au staff d’aller plus naturellement « chercher » certains patients, particulièrement ceux évoqués plus haut qui avaient jusqu’alors tendance à demeurer dans leur bulle avec la cigarette pour seul compagnon. Enfin, même si la gestion du tabagisme des patients était encore loin d’être pleinement prise en compte par l’équipe, le nouveau contexte de consommation eut pour conséquence de faire entrer sensiblement la question de la consommation de tabac dans l’espace thérapeutique, principalement du fait des patients eux-mêmes ; il y eut une augmentation de demandes et questions de la part des fumeurs à propos de leur consommation et, dans quelques cas, certes encore rares, des tentatives d’arrêt. Nous avions alors l’opportunité de travailler cette réalité avec eux en lien avec leur contexte de vie, leur dépendance à l’alcool ou aux drogues, ou encore en lien avec des questions de santé, de poids, etc.
Institution ? Une lecture et ses perspectives en matière de gestion du tabagisme De quelle manière transmettre l’intérêt de considérer la dimension de la gestion du tabagisme comme pouvant faire partie intégrante du champ d’action des professionnels en institution ? En tant qu’intervenant pour un service de prévention du tabagisme menant un travail de sensibilisation auprès des secteurs de la santé mentale et de la psychiatrie, le défi paraît de taille.
Les questionnements relatifs au tabagisme en institution peuvent sembler à première vue circonscrits à une unique problématique, celle de la consommation du produit et de sa nocivité. Cependant, tant les intervenants eux-mêmes que les acteurs en prévention du tabagisme ont, pour agir sur cette réalité, d’autres perspectives qu’une focalisation sur la seule consommation de tabac, focalisation qui par ailleurs, force est de le constater, en décourage plus d’un… ou se résume à un clivage au niveau des représentations : d’un côté, certains experts, acteurs de seconde ligne ou intervenants se soucient exclusivement des conséquences sanitaires du tabagisme. De l’autre, comme relevé par différentes études, une grande part des praticiens fumeurs sous-estiment le tabagisme comme facteur de risque et vont même jusqu’à l’envisager comme thérapeutique en soi pour les patients psychiatriques (aide à la gestion de l’anxiété ou à la prévention de la rechute, élément de compensation du vide existentiel ou de l’isolement, etc.).
Or, nous en avons eu un aperçu, il s’agit d’une réalité plus complexe qu’il n’y paraît, nécessitant sans doute de prendre en considération de manière plus globale tout un contexte institutionnel, une philosophie clinique. Il y aurait là l’occasion de penser, de façon quasi épistémologique, le fonctionnement, la conception de l’institution et, par là même, de sortir de leur zone d’ombre certains des éléments, dont le tabagisme, faisant bien partie du champ institutionnel mais tantôt stigmatisés, tantôt banalisés, tantôt évacués, considérés comme secondaires ou contraignants au regard de l’approche clinique. Je plaide donc ici pour une démarche de gestion du tabagisme positive car participant d’une vivification institutionnelle. Et je propose, pour ce faire, une lecture de ce qu’est, ou pourrait être, l’institution… « Une institution ce sont des liens qui créent un lieu ». Cette phrase, due à François Tosquelles, l’un des inventeurs de la psychothérapie institutionnelle aux côtés notamment de Jean Oury, reflète à mon sens l’un des fondamentaux de l’approche institutionnelle, ce que mon expérience m’a révélé mais aussi ce que je n’ai eu de cesse d’affiner et de promouvoir au fil des années de pratique. Une esquisse de réflexion à ce sujet, nous le verrons, a tout son intérêt lorsqu’il s’agit de penser la gestion du tabac au sein des institutions et, pour les professionnels en prévention du tabagisme, la sensibilisation, en cette matière, des acteurs de la santé mentale et de la psychiatrie.
L’institution, en tant que lieu, doit en effet sa réalité, l’épaisseur même de son réel, au quotidien qui s’y tisse, à l’humain qui s’y invente, à la relation qui s’y découvre, aux subjectivités qui s’y rencontrent. Elle est un lieu au sens fort ; lieu que l’on pourrait prendre dans son acception étymologique : « l’endroit d’un ouvrage ». En l’occurrence, je dirais que l’institution est un lieu fondé par les liens qui y œuvrent, lesquels sont sa raison d’être mais aussi, en retour, ce au service de quoi elle se met (ou pourrait se mettre)…
Le lien apparaît comme l’outil premier, essentiel, de la thérapie et en même temps comme ce que cet outil façonne. La relation est un outil au moyen duquel le patient va pouvoir psychiquement recréer des liens, du sens, va pouvoir à nouveau entrer en dialogue avec lui-même, se remettre en mouvement, retrouver de la motivation. Dès lors, la résolution de ce que le patient poursuit est précisément rendue possible par ce socle du lien co-construit au fil du temps avec l’accompagnant. A la lumière de ceci, j’avancerais que thérapeute et patient ont beaucoup à gagner d’interagir en tant que partenaires, sur une base égalitaire, afin de générer une relation dynamique mettant en présence des acteurs à part entière. Et j’ajouterais qu’au sein de l’institution, tout individu, tout événement, toute interaction, toute parole, tout rituel, toute action, tout objet, toute forme d’occupation des différents espaces, tous us et coutumes, d’un point de vue clinique, sont à envisager par le professionnel avec ce qu’il faut d’attention, de fluidité et de subjectivité afin, précisément, de nourrir cette relation singulière aux effets thérapeutiques. Il y aurait à prendre une posture phénoménologique… Le thérapeute a l’opportunité de « faire feu de tout bois » lorsqu’il s’agit d’explorer le champ thérapeutique de la relation en institution, absolument TOUT bois, y compris « ces riens avec lesquels se fait le travail à fabriquer de l’institutionnel », pour paraphraser Jean Oury. En effet, rien ne doit être a priori exclu ou considéré comme secondaire si la volonté est de nourrir une véritable dynamique d’aide et de soin.
Une telle assertion offre la possibilité de tenir compte de la nature transitionnelle de l’institution comme de ce qui la compose, et dès lors de pouvoir agir sur cette réalité, de faire de la structure un levier thérapeutique plutôt que de simplement en subir ou en appliquer avec rigidité le cadre. Et pour ce qui est de la gestion du tabagisme, je vois là pour les professionnels du secteur comme pour les acteurs en prévention l’opportunité de penser de nouvelles pistes d’intervention, entre autres hors de la simple dichotomie « j’interdis/j’autorise », hors du « de toute façon, il ne leur reste plus que ça », du « il y a d’autres priorités concernant ce public » ou encore de la croyance bien commode selon laquelle « les individus porteurs d’une affection mentale ne souhaiteraient pas arrêter » [2], hors même de la seule approche sanitaire… Il s’agit d’abord d’être conscient du fait que la cigarette, objet transitionnel par excellence au sein de l’institution, joue certes elle aussi parfois un rôle dans la relation thérapeutique, ce qui lui octroie un certain bénéfice, à reconnaître. Parallèlement, chacun le sait, les impacts de la consommation active ou passive de tabac en termes de santé et de bien-être ont été démontrés, avec des risques spécifiques pour les patients psychiatriques. Ces constatations révèlent à quel point la problématique du tabac dans les institutions est source de paradoxes et d’ambivalence, ceci expliquant sans doute partiellement pourquoi les acteurs des secteurs de la santé mentale et de la psychiatrie se sont toujours trouvés dans une situation inconfortable face à cette question et pourquoi ils préfèrent généralement l’évacuer.
On l’a dit, banaliser, promouvoir ou se contenter d’interdire, sans autre réflexion, l’acte de fumer en institution revient d’une certaine manière à éluder la question de la gestion du tabagisme, du moins dans ce que celle-ci peut avoir d’intérêt au-delà de la seule problématique sanitaire. Or, il paraît tout à fait envisageable d’être dans une démarche de remise en question du tabagisme sans confondre cela avec une volonté d’interdire, mais aussi de reconnaître au rituel de fumer des bénéfices dans la relation thérapeutique sans banaliser ou mésestimer les risques en termes de santé.
Il n’y aurait plus d’un côté ceux qui penseraient la consommation de tabac en institution comme thérapeutique en soi ou anecdotique, sans autres considérations et, de l’autre, ceux qui, notamment au nom de son impact sanitaire, plaideraient pour qu’elle soit totalement prohibée. Dès lors, et je vois là l’une des principales pistes de solution, en lieu et place de la consommation pure et simple ou de l’interdiction de la consommation, une réflexion en matière de gestion du tabagisme serait à utiliser par le professionnel comme levier thérapeutique. Explorer les ambivalences, questionner le tabac, son usage, les représentations à son sujet, penser une diminution ou un arrêt de la consommation peut être thérapeutique en tant qu’élément transitionnel au sein de la relation patient-intervenant et s’inscrire dans le cadre d’une approche holistique de l’individu, de l’institution…
Ainsi, dans la perspective d’une démarche motivationnelle, commencer par envisager et reconnaître les inconvénients mais aussi les bénéfices rencontrés dans la consommation de tabac au niveau individuel et au niveau du champ institutionnel, offre la possibilité de mettre en œuvre un mouvement, disons de prospection, visant à inventer ou découvrir d’autres comportements ou alternatives permettant d’atteindre ces mêmes bénéfices sans les inconvénients. Toujours dans cette optique, concevoir l’institution comme lieu de créativité fondé par les liens qui y œuvrent, et comme espace laissant l’opportunité aux intervenants de faire feu de tout bois, rend également possible d’envisager la gestion du tabagisme en tant que prétexte venant enrichir d’autres territoires du champ thérapeutique. Cette dynamique est dès lors susceptible de produire des effets débordant du seul cadre de la diminution ou de l’arrêt du tabac pour l’inscrire dans celui du bien-être global du patient.
Depuis 2009, grâce aux subsides du Fonds de lutte contre les assuétudes, le FARES a initié différentes actions à destination du secteur de la santé mentale et de la psychiatrie. Elles ont comme objectif principal d’augmenter l’intérêt vis-à-vis de la question du tabagisme des sujets pris en charge par ce secteur, et ceci avec la volonté de promouvoir une approche respectueuse de chacun. Dans ce contexte, un module de e-learning a été mis en ligne (http://elearning.fares.be/) et quatre brochures reprenant des articles originaux ont été publiées sous le titre Psychiatrie et gestion du tabagisme. Pistes de réflexion. Le texte ci-dessus est extrait de la dernière parution, fin 2015. L’ensemble des publications est accessible via le site du FARES (www.fares.be) ou celui des hôpitaux sans tabac (www.hopitalsanstabac.be).
[1] Michel L. « Comment éviter les incidents liés à l’interdiction de fumer dans les services de psychiatrie ? » In Arrêt du tabac chez les patients atteints d’affections psychiatriques. Conférence d’experts : tabac et psychiatrie. OFT ENTREPRISE Paris, 2009, pp. 177-85
[2] Concernant la motivation : une méta-analyse (Siru R et al, Assessing motivation to quit smoking in people with mental illness : a review) reprenant 1247 patients a mis en évidence que la motivation à arrêter de fumer des sujets porteurs d’une maladie mentale était au moins aussi élevée (voire même plus élevée) que dans la population générale.
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...