La Fédération des maisons médicales a participé à la grève générale du 30 janvier. Parce que le monde tourne à l’envers, parce que quand les inégalités se creusent, les soins de santé sont sur la brèche….
Le 30 janvier dernier, notre petite Belgique était paralysée par une grève générale. Ce n’est pas un fait ordinaire : la précédente remonte à 1993, il y a bientôt 20 ans. Pas ordinaire non plus, la FASS (la Fédération des associations sociales et de santé, confédération patronale dont la Fédération des maisons médicales fait partie) décidait d’appuyer le mouvement en demandant à ses membres (les fédérations) d’inviter les leurs (notamment les maisons médicales) à emboiter le pas. Ce que notre Fédération fit sans sourciller : un message en ce sens a été envoyé à toutes les maisons médicales.
La chose n’est pas banale : la Fédération des maisons médicales est une fédération d’employeurs (même si elle est bien plus que cela), et qu’un employeur se mette en grève, c’est plutôt étonnant. Cette situation n’a pas manqué de soulever des questions : Quel sens cela a-t-il qu’un employeur se mette en grève ? Fermer les portes ne revient-il pas à saboter la grève en empêchant les travailleurs de la faire ? Et si une maison ferme, les travailleurs sont-ils en congé payé ?
Une grève classique, ce sont les travailleurs qui font de la résistance à un employeur pour obtenir quelque chose. C’est un droit des travailleurs ; ce droit est codifié : il nécessite la remise d’un préavis de la part des organisations syndicales, et les travailleurs qui se mettent en grève doivent prévenir leur employeur.
Dans le secteur des soins de santé, on observe rarement des mouvements de grève ; la plupart du temps, il s’agit de jours de grève pour permettre à des travailleurs de participer à des manifestations. Les revendications s’adressent alors au Gouvernement qui généralement n’est pas l’employeur, mais le législateur et le financeur.
Une grève générale, c’est encore différent : elle s’adresse toujours au Gouvernement mais elle est intersectorielle et touche tous les secteurs d’activité.
L’histoire montre que les grèves sont des moments importants qui débouchent parfois sur des changements de société significatifs. Elles peuvent faire tomber un Gouvernement comme en 1960. On se souvient aussi, par exemple, que c’est suite à la grève des médecins en 1980 que naquit notre Fédération (fondée en 81). L’Association belge des syndicats médicaux - ABSyM est née dans le même contexte, suite à la grève des médecins en 1964.
Le 30 janvier, il s’agissait d’une grève générale. Son objectif était de contester vigoureusement les choix opérés par le Gouvernement dans le cadre de l’assainissement budgétaire. Contestation aussi de la méthode : décision à la hussarde, en court-circuitant la traditionnelle concertation sociale, garante de la paix sociale. Pour nous, acteurs de la santé conscients de l’importance des inégalités sociales de santé, s’associer au mouvement prenait tout son sens dès lors qu’une partie de ces mesures allaient toucher les personnes les plus fragiles : les pensionnés, les chômeurs, les jeunes, … Nous mesurons chaque jour à quel point, malgré tous les mécanismes de protection sociale, ces personnes se fragilisent chaque jour davantage notamment en raison du coût du logement, absorbant parfois plus de la moitié d’une maigre allocation sociale pour un logement indécent.
Tout cela prend encore une autre dimension quand on le replace dans le contexte d’aujourd’hui : l’assainissement budgétaire est rendu nécessaire parce qu’il a fallu sauver les banques qui ont joué au casino durant des années. Certains se sont considérablement enrichis dans cette aventure, et voilà que maintenant on irait chercher dans la poche du travailleur lambda de quoi boucher les trous, et, pire encore, en rabotant le « bien-être » des plus pauvres.
L’exemple de la Grèce nous donne le frisson : un rabotage des salaires de 20 % ne suffira pas à rééquilibre le budget de leur Etat. Pire, la Banque centrale européenne (donc le contribuable) qui ne peut pas prêter directement aux Etats, prête à des taux très bas aux organismes financiers qui eux re-prêtent aux Etats endettés à des taux usuriers, dépassant les 12 %. Qui en profite, qui paye ? Il ne faut pas se leurrer : si l’argent peut être volatil, les biens ne le sont pas. Et donc, si le pouvoir d’achat du citoyen ordinaire se réduit, inévitablement celui d’un autre augmente. On assiste donc en ce moment à une extraordinaire redistribution à l’envers : au terme cette cure d’austérité, les pauvres se seront encore appauvris tandis que les riches se seront encore enrichis. Ainsi par exemple, la firme automobile Porsche a vendu, en 2011, 25 % de voiture en plus qu’en 2010. Dans un monde où les écarts de revenus vont de 1 à plus de 1000, ce n’est plus de l’indécence, c’est un scandale, et nous devons le dire : à ce titre nous sommes aussi, d’une certaine manière, les témoins et porte parole des citoyens que nous soignons.
Nous voyons là les limites du système : le capitalisme, considéré par beaucoup aujourd’hui comme le seul système possible, est-il crédible quand il génère toujours plus d’inégalités ?
Faire la grève, ou encore manifester, c’est aussi une manière d’exercer la démocratie. Celle-ci ne se résume pas au droit de vote qui est individuel. Pour véritablement fonctionner, il est indispensable qu’elle s’exprime collectivement de diverses manières : participer à un parti politique, à un mouvement social ou associatif, manifester ou participer à une grève générale sont autant de formes de l’exercice collectif de la démocratie, et il en existe bien d’autres. Les responsables politiques sont sensibles à ces expressions et quand un mouvement prend de l’ampleur, ça influence inévitablement le cours des choses.
Du côté des maisons médicales, faire la grève n’est pas évident ; peu d’entre nous estimeraient pertinent de « prendre en otage » les patients pour défendre leurs intérêts. Petit tour d’horizon pour voir comment les équipes ont, d’une manière plus ou moins symbolique, apporté leur soutien au mouvement.
C’est sans doute à Liège que le mouvement a été le plus fort : une bande de joyeux « déterminés » ont pris l’initiative de faire une soupe populaire qu’ils sont allés distribuer dans la plupart des maisons médicales, pour se donner l’occasion de tailler une bavette avec les patients et les travailleurs de la crise, du sens de la grève, de l’austérité, … Nombre de maisons médicales ont fermé leurs portes à travers le pays, certaines quelques heures, d’autres toute la journée, profitant de ce moment pour organiser le débat, souvent avec les patients. On pouvait voir de nombreux calicots un peu partout sur les façades des maisons médicales de Wallonie et de Bruxelles. Une maison médicale a allumé un braséro sur le trottoir pour interpeller les passants ; d’autres sont allés soutenir les piquets de grève...
Version plus intellectuelle : une maison médicale du Hainaut a invité Pierre Reman, directeur de la Faculté ouverte de politique économique et sociale - FOPES, pour nous parler et débattre des mouvements sociaux.
En même temps, les urgences ont été assurées partout ; si finalement peu de travailleurs se sont mis en grève eux-mêmes, c’est surtout par conscience professionnelle ; mais très nombreux sont ceux d’entre eux qui ont participé à de multiples actions. Une manière bien concrète de faire de la politique autrement.
Personne ne sait si tout cela aura un quelconque effet sur le cours des choses. Mais au moins une chose est certaine : la conscience collective s’en est trouvée grandie, et nous sommes plus nombreux aujourd’hui à penser que, dans ce contexte de chape de plomb où on aurait tendance à se résigner, un avenir différent est non seulement possible, mais aussi désiré par de nombreux citoyens.
n° 59 - janvier 2012
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...