Une plainte du voisinage liée à des odeurs, à des déchets, à une inquiétude. Un incendie ou une inondation, un incident qui nécessite une intervention... C’est alors que nous sommes confrontés à la désolation, que nous sommes pris d’effroi.
Quand la police a conduit Marie-Paule aux urgences, elle était nue, très sale et présentait de multiples plaies infectées. Son état général était fortement dégradé. L’accès à son logement a été difficile, la porte ne s’ouvrait plus à cause de l’accumulation de déchets. Marie-Paule a soixante-trois ans, elle est connue de nombreux services communaux : aide et repas à domicile, santé mentale, hygiène. Tous ces intervenants ont été maintenus à distance, comme si elle s’était soustraite du monde. L’assistante sociale a dû multiplier les démarches pour qu’une mise en observation soit enfin décidée par le juge de paix ; il a fallu de nombreuses plaintes du voisinage, la prolifération d’odeurs et de rats. La fracture semble dater du moment où son employeur la licencie et où sa mère décède, peu de temps après son père. Marie-Paule ne semblait vivre que pour ces trois personnes. Elle confie qu’elle « n’est rien ». Ce sentiment de néant indique un effondrement psychique, un vide qui ne se comble plus « en dedans », mais se remplit au-dehors. Pendant son hospitalisation, elle déploie beaucoup d’énergie pour rentrer chez elle. Des travaux sont effectués et l’arrêté d’insalubrité est levé. Le service propreté est intervenu pour enlever les débris. Lorsque nous la rencontrons quelques jours après son retour, elle est recroquevillée sur son nouveau canapé. Plus rien ne semble la (sup)porter. Le passage d’infirmiers est planifié pour l’aider à faire sa toilette, superviser son traitement et soigner ses plaies, tout comme celui des aides-ménagères et familiales, mais au fil des jours elle commence à refermer sa porte. À nouveau, les intervenants n’ont plus accès au logement ni à Marie-Paule elle-même, et quelques mois plus tard une décompensation psychique majeure la reconduit à l’hôpital psychiatrique. Cadenassé dans sa psychose, son parcours s’est achevé dans l’aile fermée d’une maison de repos et de soins.
Les gériatres anglais Clark et Manikar [1] ont appelé ces tableaux cliniques « syndrome de Diogène », du nom du disciple de Socrate, « penseur aux cheveux longs et crasseux, vivant dans une amphore, méprisant les richesses et les conventions sociales qu’il considérait comme des entraves à la liberté » [2]. Mais la comparaison s’arrête là, « car le philosophe de l’antiquité exprimant son dédain pour l’humanité n’avait pour seul bien qu’une besace. Les Diogènes d’aujourd’hui, s’ils font effectivement le vide autour d’eux, font en revanche le plein chez eux » [3]. Ce syndrome ne se cantonne pas au milieu précaire, sinon celui d’une pauvreté psychique, d’une personnalité narcissique fragilisée par les pertes. « Grâce à l’organisation du Moi-peau en double paroi, la relation contenant-contenu est préservée, le Moi psychique reste intégré dans le Moi corporel. Lors d’une blessure narcissique, comme une perte, le Moi-peau perdrait sa fonction de contenant. L’accumulation d’objets interviendrait alors comme une tentative de restauration. » [4]
Les études estiment l’incidence du syndrome à 0,5 cas par an pour 1 000 habitants âgés de plus de soixante ans [5]. Des situations peu fréquentes, mais quand notre pratique professionnelle nous amène à rencontrer un public âgé, le risque d’en découvrir augmente. Le diagnostic différentiel entre une personnalité de type misanthropique et une pathologie psychiatrique décompensée est utile. Certaines personnes deviennent des Diogènes dans le cadre d’une démence débutante, quand le surmoi se désintègre pour laisser la place à la désinhibition.
Par l’expression de ses symptômes, le Diogène peut nous sembler être hors humanité, exclu de notre humanité. Il y a en effet chez lui quelque chose d’un animal sauvage acculé ou reclus dans son terrier. Quelque chose d’insoutenable aussi dans le spectacle — involontaire — qu’il offre. Son mode de vie est démasqué, son monde intérieur exposé, comme jeté en pâture. Les intervenants sont souvent pris dans l’urgence de l’aider, d’intervenir et par-là même d’extraire et d’« effracter ». Ils supportent difficilement d’être confrontés à la non-demande. Le Diogène leur oppose parfois son droit à la liberté. Mais peut-on parler de liberté quand il court à sa perte ? Perçoit-il les risques encourus ? La liberté dont il nous parle est-elle celle qu’il acquiert de haute lutte et qu’il veut sauvegarder de toutes ses forces, comme une résistance à l’ordre établi et aux normes ? Ou s’agit-il d’une liberté d’être au monde perdue depuis longtemps ?
Le Diogène nous invite à penser et peser les bénéfices et les conséquences de notre intervention, qui se concrétise la plupart du temps par une hospitalisation sous contrainte. Il n’est pas rare qu’à cette occasion son logement soit nettoyé de fond en comble. Si le Diogène ne se vit pas au-dedans et tente de contenir au-dehors ses angoisses de morcellement et d’anéantissement, que se passe-t-il quand son logement est vidé par un tiers ? « Ce sont mes affaires », disait Marie-Paule en parlant des détritus envahissant chaque espace de sa maison…
La plupart du temps, tout semble se passer comme si les angoisses, bien que déversées au-dehors de l’espace intrapsychique, étaient néanmoins contenues. Le Diogène acte une tentative de contenance d’angoisses archaïques et parvient vaille que vaille à (sur)vivre, à sa façon. Dès lors, quand le lieu d’habitation est vidé, cela peut être vécu comme une désintégration : la vie intrapsychique du Diogène, ses « affaires » finissent dans une benne à ordure. À contrario, quand il vit dans une situation de désolation et d’incurie, que nous dit-il de lui ? Se vit-il comme un déchet ? Sa souffrance serait telle qu’il agirait comme s’il voulait lui-même être jeté avec les ordures ? Il arrive que le Diogène encoure un risque vital : dénutrition extrême, déshydratation, escarres sacrées, gangrène... Dans tel cas, l’intervention pose peu question. Mais qu’en est-il pour celui qui ne se met pas en danger ? Et s’il n’exprime aucune plainte, pouvons-nous en conclure qu’il ne souffre pas ? Il s’agit de trouver le juste équilibre entre le risque d’effraction et le passage à l’acte et le « laisser-faire » qui parfois signifie une absence de soins. La plupart des bonnes pratiques recommandent une prise en charge lorsqu’une pathologie démentielle ou psychiatrique préexiste ou représente un facteur aggravant du syndrome.
Le Diogène est souvent décrit comme misanthrope. Il s’agit de méfiance à l’encontre du monde externe, peut-être aussi de renoncement. L’autre ne peut pas, ne peut plus l’aider. Personne ne peut combler le vide interne. Mais puisque le refuge est le « chez-soi » à défaut du « en soi », pourquoi réduit-il progressivement cet espace de survie, ce « contenant » qui finit par l’englober ? Le Diogène étouffant dans ses déchets est peut-être aussi le Diogène qui a échoué dans sa tentative de restaurer à l’extérieur la confiance et la sécurité qu’il importe d’avoir en soi. Jean-Michel Quinodoz parle du sentiment de portance, de « ressentir que notre appareil psychique est identifié à un objet bon et à sa capacité contenante » [6]. La recherche du sentiment de contenance du Diogène est précaire. À défaut de créer et supporter une relation à un (bon) objet (animé), il s’entoure d’objets inanimés. Le risque est grand lorsque nous pénétrons son habitat et que nous y faisons le vide. « Le sentiment de perte du moi entrainé par la perte de l’objet a pour conséquence la disparition du sentiment d’être maintenu, porté au-dessus des crêtes et des creux, et l’apparition du sentiment d’être repris par la vague. » [7] Le réseau peut devenir ce maillage, ce Moi-peau ou encore ce filet de sécurité, et contenir dans une certaine mesure l’angoisse de destruction. Il s’agit de supporter de cheminer dans un monde qui nous est inconnu, avec le Diogène s’il le permet. D’accepter que ce chemin soit étroit et la plupart des portes fermées, mais qu’un chemin existe.
[1] A. Clark, G. Manikar, « The Diogenes syndrome. A clinical study of gross self neglect in old age », Lancet n° 15, 1975.
[2] Th. Mertenat, M. Girardin, La vie secrète du Diogène, Labor et Fides, 2009.
[3] Ibidem.
[4] S. Chebili, « Le syndrome de Diogène : état pathologique ou expression du libre arbitre ? », Synapse n° 144, 1998.
[5] R. Bensliman, Le syndrome de Diogène, Revue de la littérature scientifique, Forest Quartiers Santé asbl, 2011.
[6] J.-M. Quinodoz, « Capacité d’être seul, portance et intégration de la vie psychique », La solitude apprivoisée. L’angoisse de séparation en psychanalyse, PUF, 2010.
[7] Ibidem..
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