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LU POUR VOUS

Journal d’un corps


1er mars 2016, Marianne Prévost

sociologue et chercheuse à la Fédération des maisons médicales.

Bien connu du grand public par la saga des Malaussène, Daniel Pennac est aussi l’auteur d’un « journal intime » dont l’originalité tient au point de vue adopté : « Je veux, dit le narrateur, écrire le journal de mon corps parce que tout le monde parle d’autre chose ». Ce corps, c’est celui d’un enfant chétif qui n’existe pas dans le regard de sa mère - « tu ne ressembles à rien » - et dont le père, toujours chéri, a connu une mort précoce. Cet enfant prend la plume à 13 ans, suite à un épisode de terreur absolue : attaché à un arbre par ses petits camarades scouts, il a bien cru finir sa vie dévoré par les fourmis – et en a « chié dans son froc », honte insupportable.

« Je n’aurai plus jamais peur ». Cette résolution inaugure la description journalière des sensations éprouvées - une tentative d’apprivoisement à travers l’observation et le langage : « la peur du vide broie mes couilles, la peur des coups me paralyse, la peur d’avoir peur m’angoisse toute la journée, l’angoisse me donne la colique, l’émotion (même délicieuse) me donne la chair de poule, la nostalgie (penser à Papa par exemple) mouille mes yeux, la surprise me fait sursauter (même une porte qui claque !), la panique peut me faire pisser, le plus petit chagrin me fait pleurer, la fureur me suffoque, la honte me rétrécit. Mon corps réagit à tout ». Suit la chronique précise et douce amère de toute une vie, de l’enfance à l’adolescence jusqu’à l’âge adulte, la maturité, la vieillesse et la mort.

Pas de pudibonderie ! Voilà un corps qui exulte en réjouissances et flatulences, un corps qui doute et souffre, rencontre le plaisir solitaire ou partagé, vomit, sent mauvais, tremble d’effroi ou de tendresse, pèse trop lourd ou pas assez, trahit parfois la volonté, vibre de désirs multiples, jouit du soleil et des vents d’été… Etonnements, replis, secrets intimes : tout y passe, avec crudité, ironie, douceur, dans une prose qui séduit par son élégante gravité.

Ce journal d’un corps n’est pas, on l’aura compris, d’un précis d’anatomie ! Les sensations sont intimement liées aux émotions, aux sentiments, à la pensée, à l’environnement extérieur, aux interactions proches ou distantes avec d’autres humains : une magnifique illustration du concept de « santé globale » ! Mais on est ici bien loin de tout discours théorique : c’est dans un style simple et familier que Daniel Pennac invite le lecteur à plonger dans l’expérience singulière et universelle d’une vie d’homme – où les femmes se reconnaissent aussi ! « D’ailleurs », dit-il, « si je devais rendre ce journal public, je le destinerais d’abord aux femmes. En retour, j’aimerais lire le journal qu’une femme aurait tenu de son corps. Histoire de lever un coin du mystère. En quoi consiste le mystère ? En ceci par exemple qu’un homme ignore tout de ce qu’une femme ressent quant au volume et au poids de ses seins, et que les femmes ne savent rien de ce que ressentent les hommes quant à l’encombrement de leur sexe ».

Evanouissement des frontière entre le corps, l’esprit, le coeur ; mais aussi flottement des temporalités. Car même si chaque petit récit de ce journal intime est daté avec précision, chaque moment résonne avec un autre moment : le présent se vit à la lumière du passé et se projette dans le futur, la ferveur adolescente brûle sous les rides du cinquantenaire qui entrevoit la vieillesse à l’occasion d’une maladie ou d’un regard critique… On touche à la solitude de chaque être humain, dont les mouvements intérieurs restent le plus souvent impalpables, incompréhensibles aux yeux des autres – et aux siens.

Le narrateur s’éteint à 87 ans, après une longue maladie dont on suivra pas à pas l’évolution, avec les soignants qui s’occupent de lui et dont on perçoit le désir de prolonger cette vie, les doutes, l’impuissance, les regrets… 

« Nous sommes jusqu’au bout l’enfant de notre corps. Un corps déconcerté ».

Journal d’un corps, Daniel Pennac, Gallimard, Collection Folio, édition augmentée 2014.

Cet article est paru dans la revue:

n° 74 - mars 2016

Transdisciplinarité : formules

Santé conjuguée

Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...