Les inégalités de santé entre les femmes et les hommes ne sont pas seulement imputables à des différences d’ordre biologique. Facteurs biologiques et déterminants liés à l’environnement social, économique et culturel s’enchevêtrent, et parmi ceux-ci le genre occupe une place centrale.
Le genre est un terme polysémique largement utilisé dans les sciences humaines et sociales alors que « peu s’accordent pour lui donner un sens univoque » [1]. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), « par genre, on entend les rôles, comportements, activités, fonctions et chances qu’une société, selon la représentation qu’elle s’en fait, considère comme adéquats pour les hommes et les femmes, les garçons et les filles et les personnes qui n’ont pas une identité binaire. Le genre est également défini par les relations entre personnes et peut refléter la répartition du pouvoir dans ces relations » [2]. Forgé aux États-Unis par des médecins impliqués dans les traitements hormonaux ou chirurgicaux de l’intersexualité, le mot gender – longtemps traduit par « rapports sociaux de sexe » dans les pays francophones – s’est progressivement imposé dans les milieux académiques dans le courant des années 1970-1980.
Le genre est un concept, un instrument d’analyse qui permet d’appréhender les processus de construction sociale et culturelle des identités féminine et masculine. « Pourquoi les femmes, par exemple, font plus la vaisselle que les hommes, pourquoi les hommes ne pleurent-ils pas ? », s’interroge Valérie Piette, professeure d’histoire contemporaine à l’Université libre de Bruxelles [3]. « Les réponses à ces questions très basiques, convenons-en, ne se trouvent pas dans le biologique, dans les gênes… mais dans une histoire culturelle des identités, dit-elle. Pour être encore plus clair : les ovaires n’expliquent pas qu’aujourd’hui en Belgique les femmes sont plus de 85 % à occuper des emplois à temps partiel tout comme ils ne suffisent pas à expliquer que les femmes de ménage sont surtout… des femmes. Les places qui nous sont assignées le sont par la société, par une construction sociale et historique et non pas par le biologique ou par un ordre prétendument naturel. »
Les rapports de genre peuvent avoir des conséquences déterminantes sur la façon de soigner et de se faire soigner. Sous l’impulsion des mouvements féministes nord-américains, des études en sciences sociales ont effectivement démontré que les représentations sociales liées au genre influencent le comportement des patients, les pratiques médicales et la recherche. D’où la nécessité d’adopter une perspective de genre dans le domaine de la santé, affirmée depuis quelques années par diverses instances internationales telles que l’OMS ou le Conseil de l’Europe.
Chez les patients, « les codes sociaux de féminité (fragilité, sensibilité, expression verbale) et de masculinité (virilité, résistance au mal, prise de risque) influencent l’expression des symptômes, le rapport au corps, le recours aux soins », d’après l’historienne Muriel Salle et la neurobiologiste Catherine Vidal qui consacrent un livre aux inégalités de santé entre les femmes et les hommes [4]. Dans nos contrées, les femmes sont plus attentives à leur état de santé et plus proches du système de soins que les hommes. Très tôt, les filles apprennent à prendre soin d’elles, notamment sur le plan gynécologique. Tout au long de leurs cycles de vie (règles, contraception, grossesse, accouchement, ménopause), elles sont suivies par des professionnels de santé. « Cet encadrement médical privilégié est sans équivalent au masculin », constatent ces deux chercheuses, et il va de pair avec une dépossession des compétences propres aux femmes pour comprendre les signes de leur corps. Dans le prolongement des combats féministes des années 1970, le mouvement pour la santé des femmes dénonce le contrôle et la surmédicalisation du corps féminin encore à l’œuvre aujourd’hui et revalorise l’aptitude des femmes à se connaitre et à prendre des décisions relatives à leur santé.
Les codes sociaux liés au genre influent aussi sur le vécu et l’expression des symptômes, notamment celui de la douleur. « Les femmes supposées vulnérables physiquement et psychologiquement, s’autorisent davantage à exprimer leurs émotions et leur douleur, à l’inverse des hommes censés être résistants au mal et stoïques », notent Muriel Salle et Catherine Vidal. L’intériorisation de ces stéréotypes a des répercussions sur le ressenti et l’expression différenciés de la douleur selon le sexe des patients.
« Qu’ils ou elles le veuillent, la praticienne et le praticien sont influencé-e-s par leurs patient-e-s. Ils et elles ne les voient pas de la même façon, ils et elles n’agissent et ne réagissent pas de la même manière selon qu’il s’agit d’une femme ou d’un homme », expliquent la psychologue Annalisa Casini et la sociologue Isabelle Jacquet dans un ouvrage dédié à la formation des professionnels de santé [5]. Les rapports de pouvoir dans la relation soignant-soigné sont influencés par les sexes respectifs des acteurs en présence. « Lors des consultations, par exemple, les médecins tendent à interrompre leurs patientes plus souvent que leurs patients parce que, très souvent, les patientes ont plus de difficulté à expliquer leurs symptômes, leurs besoins et leurs appréhensions dans un discours qui correspond à la norme », relèvent-elles.
Les stéréotypes de genre influencent aussi les professionnels de santé dans leur interprétation des symptômes et leur prise en charge des maladies. Ce phénomène s’illustre à travers le dépistage différencié des maladies cardiovasculaires ou de l’ostéoporose selon le sexe des patients. Les maladies cardiaques sont la première cause de mortalité des femmes dans le monde. En Belgique, 31 % des décès de femmes sont dus aux maladies cardiovasculaires et il y a davantage de femmes que d’hommes qui en meurent [6]. Pourtant, parce qu’elles sont considérées comme des maladies « masculines » caractéristiques des hommes d’âge moyen, fumeurs et sédentaires, ces maladies sont sous-diagnostiquées chez les femmes qui, de surcroit, présentent souvent des symptômes (grande fatigue, nausées, douleurs dans le haut du dos ou à la mâchoire…) différents de ceux rapportés par les hommes (douleurs thoraciques). Par conséquent, le délai de prise en charge est plus long pour les femmes. Documenté depuis les années 1990, ce phénomène, appelé syndrome de Yentl, peine encore à être pris en compte.
À l’inverse, l’ostéoporose a longtemps été considérée comme une maladie « féminine », ce qui a engendré des sous-diagnostics pour cette pathologie chez les hommes en Europe et aux États-Unis. Or un tiers des fractures de la hanche est dû à l’ostéoporose chez les patients masculins. « Ce n’est qu’en 1997 que, dans les examens d’ostéodensitométrie, des normes de densité osseuse ont pu être définies spécifiquement pour les hommes. Auparavant, les normes en vigueur étaient celles établies chez des jeunes femmes blanches de 20-29 ans », rappellent M. Salle et C. Vidal.
« La recherche médicale est marquée par l’impensé du genre », affirmait Valérie Piette lors d’une conférence donnée à la Fédération des maisons médicales [7]. En ce sens, les femmes ont longtemps été exclues des tests thérapeutiques sur les médicaments pour deux raisons principales. D’une part parce qu’une femme qui se soumet à ce type d’expérimentation pourrait être enceinte et prendre un risque pour le fœtus, et d’autre part parce que les effets d’un médicament seraient plus difficilement mesurables sur le corps d’une femme soumis à des variations hormonales cycliques. Jusqu’il y a peu, les firmes pharmaceutiques considéraient donc l’individu masculin comme la norme et adaptaient le dosage des produits en fonction du poids généralement plus faible des femmes. En Europe, ce n’est que depuis une quinzaine d’années que les revendications du mouvement pour la santé des femmes ont été entendues, rendant obligatoires les essais cliniques sur des sujets des deux sexes.
Bien qu’elles soient suivies tout au long de leur vie, les femmes bénéficient d’une prise en charge médicale moins bonne que celle des hommes. Elles souffrent de maladies sous-diagnostiquées et traitées plus tardivement. Elles vivent plus longtemps, mais en moins bonne santé et doivent parfois renoncer à des soins par manque de temps ou de moyens. Dans sa dernière enquête sur le report de soins pour des raisons financières, Solidaris révèle que les inégalités entre les femmes et les hommes persistent et se creusent [8].
Lorsque nous chaussons les « lunettes de genre », nous pouvons mieux comprendre les inégalités de santé entre les femmes et les hommes. Mais comment agir sur ces inégalités ?
En formant les soignantes et les soignants. De nos jours, les facultés de médecine véhiculent encore une culture patriarcale. Les médecins Catherine Markstein et Ariane Rixout constatent que « le médecin y reste le protagoniste central, l’expert, celui qui sait et à qui il est raisonnable d’obéir. […] La féminisation de la profession peut sembler augurer d’un changement concret. Mais étant donné que la culture de l’enseignement reste construite sur les valeurs patriarcales, les étudiantes en médecine intègrent, comme leurs collègues masculins, ces mêmes valeurs qui conduisent à une pratique médicale normative, autoritaire et discriminatoire » [9]. Il est donc temps d’intégrer la perspective du genre dans les cursus de médecine pour sensibiliser les futurs praticiens aux vécus différenciés de la santé par les femmes et les hommes et les confronter à l’impact de leurs représentations genrées sur leurs pratiques.
En formant les chercheuses et les chercheurs. Plusieurs initiatives vont dans ce sens. La Commission européenne s’est par exemple engagée à faire du genre une question transversale dans les domaines de la recherche et de l’innovation et à former les chercheurs à cette approche. Nathalie Bajos, directrice de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM, France), pointe toutefois le risque de confusion quand « des chercheurs pensent travailler la question du genre, alors qu’ils font des statistiques sexuées : ils remplacent dans les tableaux “femmes/hommes” par “genre”. Or en faisant cela, ils ne prennent pas le genre comme une caractéristique sociale (l’appartenance sociale de sexe), mais plutôt démographique et biologique (le sexe) » [10].
En prenant en compte les rapports dynamiques qui lient le genre à d’autres facteurs : la classe sociale, l’origine ethnique, l’orientation sexuelle, l’âge, le handicap, etc. Le genre s’articule en effet à d’autres déterminants sociaux qui conditionnent la santé des femmes et des hommes. Inventé en 1989 par la juriste nord-américaine Kimberlé Crenshaw qui s’est inspirée des écrits des Black Feminists, le concept d’intersectionnalité consiste à appréhender de façon globale la complexité de l’identité d’une personne au départ du prisme des inégalités croisées qu’elle subit. Ainsi, certains problèmes de santé sont aggravés chez les femmes touchées par la pauvreté. « Leurs situations économiques et sociales les exposent davantage dans la vie privée (ruptures conjugales, monoparentalité) comme dans la vie professionnelle (emploi peu qualifié, temps partiel subi, chômage). Les conséquences sur leur santé sont évidentes. Stress chronique, alimentation déséquilibrée du fait d’horaires atypiques et d’un pouvoir d’achat réduit, renoncement aux soins et aux examens de dépistage ont pour conséquence des pathologies diagnostiquées souvent tardivement », disent encore Muriel Salle et Catherine Vidal.
Les inégalités sociales et les inégalités sociales de santé ne sont donc pas des accidents en marge des systèmes dans lesquels nous évoluons. Elles sont les manifestations des rapports sociaux qui ont une histoire et se perpétuent à travers l’éducation, les médias… ainsi que dans nos pratiques. Elles ne sont pas inéluctables et c’est la raison pour laquelle il convient de les déconstruire, quelle que soit notre position dans le système de soins.
[1] L. Bereni et al., Introduction aux études sur le genre. 2e éd. revue et augmentée, De Boeck, 2012.
[2] Organisation mondiale de la santé, Genre et santé, www.who.int.
[3] V. Piette, « Genre, vous avez dit genre ? Tiens comme c’est genré… », Espace de libertés, n° 433, novembre 2014.
[4] M. Salle, C. Vidal, Femmes et santé, encore une affaire d’hommes ? Belin, 2017.
[5] A. Casini, I. Jacquet, « Intégrer la dimension du “genre” dans les programmes de formation des professionnels de la santé », in F. Parent et al., Penser la formation des professionnels de la santé, De Boeck, 2013.
[6] Ligue cardiologique belge, Le coeur des femmes, www.liguecardioliga.be.
[7] « Oui, mais le genre c’est quoi ? Concept et enjeux », Fédération des maisons médicales, 25 février 2021. « Les midis du genre », un cycle de cinq conférences à réécouter sur www.maisonmedicale.org.
[8] Solidaris, Renoncement aux soins de santé pour des raisons financières, 2020
[9] C. Markstein, A. Rixout, « Genre, féminisme et pratiques médicales », Politique, n° 101, septembre 2017.
[10] Y. Amsellem-Mainguy, N. Bajos, « Appréhender la santé comme un révélateur social des rapports de pouvoir », La santé en action, n° 441, septembre 2017.
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