Les besoins des médecins généralistes dans l’accompagnement des usagers de drogues ont beaucoup évolué depuis les premières prises en charge « autorisées » au début des années 90 : pourquoi, quels sont-ils, que mettre en place pour y répondre ?
Les traitements de substitution à la méthadone sont aisément accessibles auprès des médecins généralistes depuis la proposition de loi Lallemand déposée en 1992, suivie en 1993 de l’annulation par le Conseil d’état des circulaires de l’Ordre des médecins interdisant puis limitant les traitements et surtout depuis la conférence de consensus organisée en 1994 par le ministre de la Santé publique Jacques Santkin qui « officialise » que la méthadone est un traitement efficace dans le traitement de la dépendance à l’héroïne. La menace de poursuites pour entretien de toxicomanie qui pesait sur les généralistes prescrivant de la méthadone en vertu de la loi de 1921, qui fut appliquée jusqu’à la fin des années 80, n’a cependant légalement disparu que depuis la publication depuis 2002 de divers textes légaux réglementant les traitements de substitution.
L’engouement de nombre de généralistes fut important dès qu’il fut clair qu’ils pourraient sans risque offrir une réponse adéquate et efficace à la demande de leurs patients usagers d’héroïne. Pour les aider à acquérir les compétences nécessaires, de nombreuses formations de base furent mises sur pied, ainsi que des inter- visions, des supervisions et des collaborations avec les institutions spécialisées dont le nombre connut une croissance rapide.
Cela remonte déjà à une quinzaine d’années et le contexte de l’accompagnement des assuétudes a bien changé.
Les produits utilisés se sont diversifiés avec l’essor, entre autres, des amphétamines, de la cocaïne et de l’ecstasy qui ont détrôné l’héroïne, tandis que le cannabis et les benzodiazépines se sont complètement banalisés. L’alcool et le tabac ont acquis un statut de drogue de même que sont maintenant reconnues des « toxicomanies sans drogue », telles que la dépendance au jeu. La polytoxicomanie a supplanté l’usage monomaniaque. Le profil des usagers a évolué, les héroïnomanes sont aujourd’hui « les vieux » tandis que, de plus en plus tôt, les jeunes s’adonnent au cannabis, aux excitants et à l’alcool.
Les généralistes s’adaptent vaille que vaille à ces changements. Les formations et les intervisions qui avaient fait flores lors de la libéralisation des traitements ont en grande partie disparu [1]. Leur collaboration avec les institutions spécialisées, naguère féconde de savoir et d’échange, est devenues plus formelle, quasi « administrative » et souvent sans grand contenu. Le cursus universitaire des futurs généralistes n’a intégré à suffisance ni les savoirs nécessaires à un accompagnement correct des usagers de drogues, ni l’évolution des types et comportements de consommation des drogues.
Sur le terrain, la pratique d’un accompagnement intégrant les approches somatiques, psychologiques et sociales développées par les généralistes des premières générations et où la méthadone ne représentait qu’un point d’ancrage n’est pas transmise correctement aux jeunes confrères et on voit apparaître des cures se réduisant parfois à la simple prescription de méthadone. Conscient de cette évolution, le législateur a cru bon de réglementer les traitements de substitution en multipliant les contraintes administratives [2]. Cette réaction « défensive » ne peut que rebuter les généralistes si elle n’est pas accompagnée de mesures positives notamment en termes de soutien à la formation de base et continue, seule réponse opérationnelle à la dégradation de certaines pratiques.
C’est dans ce contexte qu’en 2007, la Concertation toxicomanie Bruxelles (CTB), en collaboration avec la Société scientifique de médecine générale (SSMG), la Fédération des maisons médicales et la Fédération des associations de médecins généralistes de Bruxelles (FAMGB) [3], a lancé à Bruxelles une enquête destinée à cerner les besoins actuels des généralistes dans le domaine des assuétudes.
Le moins que l’on puisse dire est que l’enquête a rencontré un vif succès auprès des généralistes bruxellois : 302 réponses sur un total de 1389 questionnaires arrivés à destination, c’est un taux de réponse plus que satisfaisant pour une enquête par courrier. Une première inquiétude se manifeste dès le dépouillement des réponses : seuls 12 % des répondants ont moins de 40 ans et 62 % ont plus de 50 ans alors que les statistiques de la Santé publique 2006 montrent qu’à Bruxelles « seulement » 32 % des généralistes ont plus de 55 ans. Ceci semble indiquer un moindre intérêt des jeunes générations, pour lequel diverses hypothèses peuvent être émises : biais de sélection lors de l’enquête (listing d’adresse moins fiable pour les nouveaux installés par exemple) ; intérêt plus prononcé de la part des anciens qui ont connu la « prohibition » des prises en charge ou, plus vraisemblablement, qui ont bénéficié de la floraison des formations au début des années 90 ; manque de sensibilisation des plus jeunes ; manque de repères des plus jeunes devant un paysage des drogues en perpétuelle évolution ; une certaine frilosité à affronter cette problématique ? Manifestement, c’est vers les jeunes confrères qu’il faudra faire porter l’effort.
Par contre, il y a deux tiers de réponses d’hommes pour un tiers de femmes ; sachant que les femmes sont sous- représentées dans les tranches d’âge élevées (non ce n’est pas de la galanterie, c’est statistique), on peut définitivement rejeter l’hypothèse obscurantiste selon laquelle la drogue est une affaire d’hommes...
Coup d’oeil sur les estimations de l’usage de drogue en Europe
Ces estimations se réfèrent à la population adulte, statistique 2007, publiées dans le rapport annuel 2007 de l’Observatoire européen des drogues et toxicomanies (OEDT)
Cannabis
Prévalence au cours de la vie : au moins 70 millions de personnes, soit un adulte européen sur cinq
Consommation au cours de la dernière année : environ 23 millions d’adultes européens ou un tiers des usagers au cours de la vie
Consommation au cours des trente derniers jours : plus de 13 millions d’Européens
Variation entre les pays de l’usage de drogue au cours de la dernière année : de 1,0 à 1,2 %
Cocaïne
Prévalence au cours de la vie : au moins 12 millions de personnes, soit environ 4 % d’adultes européens
Consommation au cours de la dernière année : 4,5 millions d’adultes européens ou un tiers des usagers au cours de la vie
Consommation au cours des trente derniers jours : environ 2 millions d’Européens
Variation entre les pays de l’usage de drogue au cours de la dernière année : de 0,1 à 3 %
Ecstasy
Prévalence au cours de la vie : environ 9,5 millions d’adultes européens (3 % des adultes européens)
Consommation au cours de la dernière année : 3 millions d’adultes européens ou un tiers des usagers au cours de la vie
Consommation au cours des trente derniers jours : plus de 1 million d’Européens
Variation entre les pays de l’usage de drogue au cours de la dernière année : de 0,2 à 3,5 %
Amphétamines
Prévalence au cours de la vie : près de 11 millions de personnes, soit environ 3,5 % d’adultes européens
Consommation au cours de la dernière année : 2 millions d’adultes européens ou un cinquième des usagers au cours de la vie
Consommation au cours des trente derniers jours : moins de 1 million d’Européens
Variation entre les pays de l’usage de drogue au cours de la dernière année : de 0,0 à 1,3 %
Opiacés
Usage problématique d’opiacés : entre 1 et 8 cas pour 1 000 adultes (âgés de 15 à 64 ans)
Plus de 7.500 décès par intoxication aiguë, des opiacés ayant été déce lés dans environ 70 % d’entre eux (données de 2004)
Principale drogue consommée dans environ 50 % de toutes les demandes de traitement
Plus de 585 000 usagers d’opiacés ont bénéficié d’un traitement de substitution
Une première question visait à préciser ce qui est facile ou difficile dans les étapes successives de l’accompagnement : dépister une assuétude, aborder la problématique, initier le traitement, assurer le suivi, accompagner les rechutes. Pour 48 % des répondants, le plus facile est de dépister une assuétude et pour 30 % d’aborder la problématique. Initier le traitement ne semble pas poser de problèmes, mais 39 % trouvent difficile d’assurer le suivi et 26 % d’assumer les rechutes. Il parait donc que les généralistes sont sensibles aux problèmes d’assuétude mais mal armés pour les traiter.
Quelles assuétudes les généralistes sont-ils disposés à prendre en charge ? Les réponses sont tranchées : 90 % s’investissent ou sont prêts à s’investir dans la lutte contre le tabac et 85 % contre l’alcool. Ils ne sont plus que 70 % à prendre en charge l’abus de médicaments psychotropes et 55 % les comportements additifs (toxicomanie sans drogue) et le pourcentage tombe à 23 % pour les drogues illicites. On ne peut s’empêcher de remarquer que cette « échelle » descend de ce qui est le plus enseigné à l’université vers ce qui y est le moins enseigné et reflète les compétences de base.
Quelle aide souhaitent les généralistes ? Environ 75 % des répondants attendent des informations et formations pratiques, 40 % aimeraient pouvoir recourir à des confrères généralistes référents ou à une ligne téléphonique d’appui, près de 30 % voudraient participer à des discussions de cas et des échanges d’expérience.
Les trois quart des répondants demandent une (in)formation générale sur le phénomène de l’addiction (sans ou de préférence avec mentions des produits spécifiques) et un quart n’est intéressé que par les produits et comportements particuliers. A la question de savoir si, le cas échéant, ils souhaitent poursuivre une participation à l’enquête ou à ses suites, seuls 3 % répondent non.
Devant le paysage changeant de la drogue, les généralistes demeurent sensibles à la problématique et sont en demande de davantage de lieux de parole et de formation spécifique. On sait par expérience que les personnes souffrant d’assuétude et s’adressant aux généralistes représentent une population différente de celle fréquentant les centres spécialisés, ou se trouvant à un moment différent de son parcours dans la dépendance [4]. Le simple fait de ne pas se retrouver entre consommateurs dans la salle d’attente mais d’être « soigné » comme tout le monde modifie complètement le regard que l’usager porte sur lui et constitue un atout considérable pour le pronostic du traitement. L’offre généraliste a sa place et répond à un besoin des patients qui n’est pas rencontré ailleurs. C’est pourquoi nous plaidons vigoureusement pour que la politique axée actuellement sur le « tout à l’institutionnel » et baignée d’une suspicion à peine feutrée vis-à-vis des généralistes soit réorientée vers un réel soutien aux généralistes qui prennent en charge les usagers de drogues, et ce tant en termes de formation que de reconnaissance.
[1] Les institutions spécialisées en matières de toxicomanie ont bien résisté et bénéficient de soutiens publics légitimes. Par contre, des organismes centrés sur les spécificités de l’accompagnement par les généralistes, ne restent que Alto Wallonie, intégré à la SSMG (le soutien public en la matière est régionalisé, Alto Bruxelles n’est plus subsidié depuis le début des années 2000 et n’a plus d’activité) et le Réseau d’aide aux toxicomanes (RAT, localisé à Bruxelles) , qui demeure néanmoins une institution spécialisée.
[2] Dernier avatar, l’AR du 6 octobre 2006 stipule par exemple l’enregistrement des traitements et des médecins.
[3] Un groupe de piloage rassemblait Mark Vanderveken (CTB), Thomas Orban (SSMG), Michel Roland (FMM) et Axel Hoffman (FAMGB et ancien responsable de Alto B ruxelles).
[4] Nous invitons le lecteur à (re)lire le numéro 2 de Santé conjuguée qui, paru en 1997, demeure tout à fait pertinent aujourd’hui.
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...