En 2016, sur 504 demandes d’asile de personnes subissant des persécutions dans leur pays en raison de leur orientation sexuelle, 212 ont abouti à l’obtention du statut de réfugié. Un taux de reconnaissance qui a doublé depuis 2013, preuve d’une plus grande prise en compte de ces situations à l’arrivée en Belgique.
La Maison Arc-en-Ciel du Luxembourg offre un accompagnement des candidats réfugiés [1] pour des raisons d’orientation sexuelle ou d’identité de genre (OSIG). La population suivie vient principalement d’Afrique subsaharienne. Cet accompagnement se décline en entretiens individuels, groupes de parole, partenariats avec une trentaine d’associations LGBTQI africaines et, pour ceux qui le souhaitent, activisme, inclusion dans des animations tout public et dans les actions militantes, volontariat, témoignages dans les écoles. Cet accompagnement multiforme a pour but de reconnaître le candidat réfugié dans son humanité, en misant sur ses compétences et en favorisant la réappropriation et la réinterprétation de son histoire en vue d’un mieux-être.
Sa demande initiale est une aide pour obtenir une réponse positive du Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (CGRA), mais, même face à l’urgence, nous maintenons notre position : ce « positif » n’adviendra que par le récit sincère, hors des formules empruntées à d’autres ou dont nous déciderions ensemble. Seule concession : la reformulation ou la précision des détails, car ce récit doit être audible par le CGRA et entrer dans des critères évolutifs et délibérément cachés par les autorités. Cet objectif de rationalisation de la démarche du candidat réfugié en vue du « positif » est entravé par les conséquences cataclysmiques de sa rencontre avec l’Occident, dans ce qu’elle a de plus brutal en raison des circonstances de l’exil, des conditions d’accueil et des exigences kafkaïennes de nos organisations administratives.
J’épinglerai quelques ruptures vécues par le candidat réfugié, quelles que soient les raisons de l’exil. Il débarque après un périple anxiogène et souvent violent, ayant perdu ses liens familiaux et amicaux, dans un pays dont les codes culturels lui échappent. Sa première démarche est de se présenter à l’office des étrangers où sa déposition sollicite des référents qui lui sont inaccessibles (temps, lieux, circonstances…). Tous les éléments transmis seront minutieusement vérifiés et les contradictions mèneront au « négatif ». Le candidat réfugié joue sa sécurité et son avenir. Très vite, il doit apprendre les codes culturels par essai/erreur tout en étant dans la position défavorable de l’étranger soupçonné « d’en vouloir à la richesse du pays », un monde de Blancs perçus tous comme hostiles parce qu’indifférenciés, qui concentre l’autorité administrative, financière, de circulation, d’organisation, de soins, etc.
En travaillant avec des détenus en attente d’une libération conditionnelle, nous avons pu constater les effets démotivants et anxiogènes de l’incertitude. Nous avons repéré les mêmes conséquences chez les demandeurs d’asile, d’autant qu’ils sont assignés à résidence par indigence (ils reçoivent un pécule de 7 euros par semaine d’« argent de poche » de Fedasil, l’Agence fédérale pour l’accueil des demandeurs d’asile). Attendre, tuer le temps, préparer son entretien… C’est dans ce cadre que certains se proposent comme bénévoles. Un accueil qui tient compte de leurs compétences contribue à l’estime de soi et à une rencontre moins conflictuelle avec la temporalité d’une organisation professionnelle, ce qui augure d’une future intégration par l’emploi.
Le candidat OSIG se heurte à une violence supplémentaire : la Belgique a fait le choix de le mêler aux autres réfugiés dans les centres d’accueil. Or, l’homophobie et la transphobie y sont similaires au pays d’origine, avec la pression de devoir partager les raisons de l’exil.
Dans les animations tout public que nous développons, nous avons l’habitude de recourir à une description en cinq étapes de la prise de conscience de son homosexualité et du coming out. La première démarche est de pouvoir se dire à soi-même lesbienne ou gay, ce qui, même en Belgique, n’est pas évident pour tout le monde. Deuxième étape, le dire à quelqu’un d’autre. Puis à sa famille, à son milieu professionnel, et ensuite plus largement. Et enfin, dernière étape, le coming out permanent face aux administrations et services quand il s’agit de parler de son ou de sa conjoint·e. Ces étapes sont difficilement franchies par la plupart des LGBT européens, et on comprend aisément ce qu’il en est pour des candidats réfugiés OSIG projetés dans l’obligation du coming out devant les autorités. En effet, nombre d’entre eux se savent HSH, mais ne s’identifient (surtout) pas homosexuels en raison de la condamnation pénale et morale des autorités civiles et religieuses de leur pays. Les femmes que nous rencontrons ont en revanche un parcours bien différent : elles se considèrent lesbiennes et ont dû fuir pour cette raison et nombre d’entre elles ont eu à subir des violences sexuelles motivées par leur homosexualité ou une pression de l’entourage au mariage. L’accompagnement centré sur l’histoire et les groupes de parole permettent dans un premier temps de mettre des mots sur les ressentis et de définir une identité à l’occidentale, adaptée au CGRA.
La plupart des candidats réfugiés souffrent de traumatismes physiques ou psychologiques causés lors de leur arrestation, en prison au pays ou durant leur périple. Ils ont rapidement été diagnostiqués au centre d’accueil et ont fait l’objet de soins. Pendant nos rencontres, ces traumatismes sont évoqués comme preuves de la véracité de leur histoire personnelle. Acculé par la procédure, le candidat réfugié ne les conserverait-il pas inconsciemment comme une flamme mémorielle ? Ces séquelles pourraient perdurer après l’obtention du statut, tel ce chanteur lyrique dont la voix s’est éteinte avec son exil, ou être causées par le refus de statut. Une jeune artiste syrienne d’une quinzaine d’années, auteure d’une production impressionnante de caricatures politiques sur la guerre dans son pays, a cessé de dessiner dès le jour du « négatif ». Autre exemple : une descente de police dans un centre a provoqué une sidération chez un enfant qui semblait auparavant ne conserver aucune séquelle de la fuite d’un pays en guerre.
Une preuve d’insincérité pointée dans les refus par le CGRA est l’absence d’émotions manifestes du candidat réfugié lors de son audition, une attitude impassible lors du récit des faits tragiques qui l’ont conduit à l’exil, comme s’il évoquait l’histoire de quelqu’un d’autre. En plus d’être une position culturellement partagée dans certaines régions, ne peut-on imaginer qu’il s’agisse-là d’une mise à distance nécessaire à la survie ? Lors de notre accompagnement, il arrive que cette mise à distance s’effondre, conséquence risquée de la préparation à la procédure de reconnaissance du statut de réfugié. Nous renvoyons vers l’aide thérapeutique que le candidat réfugié peut solliciter pendant la procédure. Un biais cependant est l’ « utilisation » de cette aide comme « preuve de violences subies » pour étayer son dossier, la nécessité d’un suivi les démontrant. Il serait utile que cette « instrumentalisation » soit évoquée dès le début de l’aide psychologique afin que le travail entamé ouvre tout de même des pistes thérapeutiques par-delà l’obtention du statut.
Le CGRA s’appuie sur deux critères principaux pour octroyer le « positif » aux LGBTQI : la preuve de l’orientation sexuelle et celle des risques encourus au pays. Une série de pratiques visant à confirmer ou infirmer l’homosexualité sont à présent prohibées suite aux décisions de la Cour européenne des Droits de l’Homme et de la Cour de Justice de l’Union européenne, c’est le cas des tests de personnalité, des tests sur l’intimité sexuelle, des examens anaux…) [2]. À noter que, de ce fait, ces « preuves » ne peuvent plus non plus être présentées par les demandeurs d’asile. Ce sont donc l’entretien et le recoupement des faits qui convaincront ou non.
Certains candidats réfugiés homosexuels multiplient les relations manifestes en Belgique pour prouver leur homosexualité, annihilant de la sorte les apports bénéfiques pour les deux partenaires d’une liaison amoureuse stable face au sentiment d’isolement... Se profile également la transmission des IST et du VIH-sida, alors que la séroconversion reste préoccupante à la fois dans la communauté gay et dans la population étrangère [3]. Selon le pays d’origine, des tests sont réalisés à l’arrivée en Belgique, mais aucun n’est fait sur base volontaire, car un diagnostic défavorable pourrait – dans leur imaginaire – les amener à être expulsés. Si les préservatifs sont mis à disposition dans les centres d’accueil, c’est rarement le cas du lubrifiant qui permet pourtant d’éviter leur déchirure lors de rapports anaux. Un travail sérieux est donc à réaliser sur ce terrain.
De nombreux réfugiés OSIG contractent un mariage hétérosexuel après l’obtention de leur statut (une pratique prohibée par l’Office des étrangers qui y trouve un motif pour annuler le titre de séjour). On assiste ainsi à une « renormalisation » du réfugié. Pour comprendre ce phénomène, il faut compter avec la nécessité du contact avec la diaspora. S’agissant de personnes ayant vécu dans des structures familiales traditionnelles, rejoindre le groupe d’appartenance nationale ou régionale s’avère vital aussi bien au niveau financier (trouver un logement, un travail, même précaire…) que culturel. Leur intégrité mentale est à ce prix. Elles sont alors confrontées aux pressions au mariage, à la fondation d’une famille permettant par ailleurs une réhabilitation et la recréation de liens bénéfiques pour tous (entraide, envoi d’argent au pays...). Ce nouvel isolement serait un second exil pouvant amener nombre de pathologies [4].
Dans cette diaspora où l’homophobie et la transphobie restent préoccupantes, les migrants OSIG replongent dans l’indicible. Participer à des groupes de parole et adhérer à une démarche activiste a amené certains d’entre eux à trouver un appui communautaire sans faux-semblant. La parole et les émotions sur le vécu peuvent être libérées dans un contexte culturel proche du pays d’origine.
Cet article ne fait qu’effleurer la question de la santé des réfugiés OSIG et ces quelques exemples esquissent la complexification du soin s’agissant de migrants et particulièrement s’ils sont LGBTQI, car il faut nécessairement inscrire la maladie ou la séquelle dans un environnement d’injonctions paradoxales : guérir et garder des preuves, devoir faire état de qui/de ce que l’on est et le taire, prendre soin de soi et ne pouvoir dire les prises de risques...
En entretien d’accompagnement, je félicite toujours le candidat réfugié d’être parvenu jusqu’ici, c’est une preuve de sa force exceptionnelle sur laquelle il pourra continuer à compter. Ce contrepied des discours ambiants est une première marche vers la restauration de l’estime de soi qui sera, dans le cas des candidats OSIG, déterminante pour leur bien-être futur et pour obtenir le droit à la protection de la Belgique.
[1] Par facilité, le masculin comme généralisant (masculin et féminin), sauf dans quelques cas où la diff érence entre les deux groupes est marquée.
[2] A. Bongiovanni, « Demande d’asile au motif de l’orientation sexuelle : la CJUE fait un tout petit pas… mais dans la bonne direction », in La Revue des Droits de l’homme, Actualités Droits-Libertés, juillet 2018.
[4] F. Gouriou, « Incidences de l’exil », Le Journal des psychologues, n°258, 2008/5. À relire aussi : T. Ben Jelloun, La plus haute des solitudes, 1977, sur les eff ets de la solitude psychoaff ective des migrants hors regroupement familial.
n°86 - mars 2019
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...