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La part du colibri : Quelques réflexions sur l’accessibilité des soins et maisons médicales


30 septembre 2016, Marianne Prévost

sociologue et chercheuse à la Fédération des maisons médicales.

Après l’analyse du concept de couverture sanitaire universelle et de divers aspects de sa mise en oeuvre en Belgique à la lumière de ce qui se passe ailleurs dans le monde, il nous a semblé utile de nous arrêter un moment sur le rôle joué par les maisons médicales en matière d’accès aux services de santé. Marianne Prévost nous propose un éclairage de leurs forces et limites.

L’attention donnée à l’accessibilité aux soins dans les maisons médicales fait penser à une légende amérindienne qui a inspiré le mouvement Colibris, fondé par le doux utopiste Pierre Rhabbi  : un jour, il y eut un immense incendie de forêt. Tous les animaux terrifiés, atterrés, observaient impuissants le désastre. Seul le petit colibri s’activait, allant chercher quelques gouttes avec son bec pour les jeter sur le feu. Après un moment, le tatou, agacé par cette agitation dérisoire, lui dit  : «  Colibri  ! Tu n’es pas fou  ? Ce n’est pas avec ces gouttes d’eau que tu vas éteindre le feu  !  ». Et le colibri lui répondit  : «  Je le sais, mais je fais ma part.  »

L’accès à la santé  : de l’utopie au projet

La santé pour tous  : ce rêve ne semblait pas complètement utopique à l’échelle de la Belgique. A l’époque où le monde n’était pas encore complètement mondialisé, financiarisé, pris au piège d’un capitalisme déchaîné, certains en ont fait un projet.

Ils étaient jeunes, enthousiastes, ils ont créé des maisons médicales et milité pour un système de santé complètement différent de ce qui existait alors [1]. Au premier plan, l’accès pour tous aux soins de santé – des soins de qualité bien entendu. Cela impliquait de renverser la pyramide des soins  : à la base, des services de soins de santé primaires proches des gens, prenant en charge l’essentiel des problèmes de santé, dès leur début et même avant (prévention, éducation, action communautaire ; en bref, ils voulaient promouvoir la santé et pas seulement soigner les maladies). Cela permettrait de limiter la consommation de médicaments, les complications pathologiques, la chronicisation, les interventions chirurgicales, les hospitalisations… Finalement, les gens se sentiraient mieux et cela coûterait moins cher pour tout le monde.

Bref, la première chose que les maisons médicales ont faite pour renforcer l’accessibilité des soins [2], c’est d’avoir eu l’audace de naître  ! Et de défendre contre vents et marées un nouveau modèle, de le peaufiner, d’en faire reconnaître la pertinence et la qualité, de se fédérer pour devenir un interlocuteur crédible et incontournable dans divers lieux stratégiques  : tout ce que font, disent, écrivent, publient, les maisons médicales et la Fédération des maisons médicales depuis leur naissance témoigne largement du fait que l’accessibilité aux soins de santé pour tous est au coeur de leur projet. Cela ne va pas de soi  : l’accessibilité comporte différents aspects et se heurte à bien des vents contraires. Mais il ne faut pas oublier la part du colibri.

L’accès aux soins  : différentes facettes

Accessibilité financière

Une des facettes de l’accessibilité des soins est d’ordre économique (voir l’article page 43). La négociation des maisons médicales avec l’INAMI, dès 1983, pour faire reconnaître le système du forfait à la capitation, est une étape essentielle en la matière [3] - même s’il faut bien avouer que ce mode de financement n’aurait pris tout son sens que dans le cadre d’un système de santé rationnel largement basé sur les soins de santé primaires… On en est loin. Par ailleurs, tel qu’il se présente à l’heure actuelle, le système reste insatisfaisant, notamment car il ne recouvre que les soins médicaux, infirmiers et de kinésithérapie - d’autres disciplines (entre autres, mais pas seulement, assistant social et psychologue) devraient bien évidemment être inclues de manière adéquate dans le forfait dont un des objectifs est aussi de soutenir une pratique de soins globaux, continus et intégrés.

La plupart des maisons médicales fonctionnent aujourd’hui au forfait (quitte à trouver des modalités particulières pour les patients qui ne sont pas recevables dans ce système). Celles qui pratiquent à l’acte développent des procédures favorisant leur accessibilité, par exemple le tiers-payant. Et, quelle que soit leur pratique, beaucoup d’équipes mettent en place diverses procédures relatives aux aspects dépassant le coût de la consultation en première ligne  : limitation de la prescription aux médicaments réellement utiles, prescription préférentielle de médicaments génériques, référence vers des spécialistes conventionnés, tentatives de minimaliser les coûts hors forfait (service interprète par exemple), demandes d’intervention forfaitaires pour les patients chroniques, conventions de collaboration avec des pharmacies du quartier ou de la commune, gestion des médicaments non utilisés par les patients et l’équipe… Beaucoup d’équipes s’attachent par ailleurs à remettre les gens en ordre de mutuelle, à suivre une certaine proportion de personnes relevant de l’aide médicale urgente (voir article précédent), voire à donner des soins gratuits dans des cas particuliers.

Accueil, acceptabilité, information  : synergie

Une autre dimension fondamentale pour que les services soient réellement accessibles, c’est la manière dont ils accueillent les gens, dont ils entendent et reçoivent leur demande, dont ils élaborent la manière d’y répondre, avec eux et avec d’autres partenaires le cas échéant - ce qui est souvent bien utile. Intervient ici une autre dimension fondamentale en matière d’accessibilité  : l’acceptabilité. Il est en effet peu probable que les gens aient recours à des services qui ne leur paraissent pas acceptables, c’est-à-dire qui ne rencontrent pas leur projet de vie, leurs conditions d’existence, leurs valeurs, leur culture, leurs exigences en terme de qualité. Ou qui sont trop éloignés  ; ou physiquement inaccessibles, inconfortables  ; ou opaques en terme de fonctionnement, de valeurs  ; ou qui ne laissent pas de place à leurs questions, leurs propositions  ; etc.

Il n’y a pas de solution simple en la matière  ; le niveau d’acceptabilité dépend ce que l’on met à disposition à chaque moment, dans chaque lieu du parcours de soin  : les espaces, les horaires, la disponibilité en temps, en qualité d’écoute...

Les dimensions d’accueil, d’acceptabilité, de satisfaction des patients, n’ont cessé de faire couler beaucoup d’encre depuis des années, dans tous les secteurs, bien au-delà des maisons médicales [4]. Celles-ci y ont réfléchi de manière très intense, notamment en travaillant sur la fonction de l’accueillant [5]  ; mais aussi en travaillant sur l’écoute, l’information, la communication, l’échange dans tous les lieux de rencontre entre patients et membres des équipes. L’utilisation de médiateurs interculturels est une des procédures utilisées pour mieux recevoir certaines personnes, mais il y en a beaucoup d’autres, qui concernent l’ensemble des patients et demandent à chaque membre de l’équipe une attention de chaque instant et une réflexion constante sur la place donnée à chacun, sur l’équilibre à trouver entre un désir d’accessibilité maximale et la nécessité de mettre des limites à une demande qui semble parfois difficilement gérable.

Limites et contradictions

Il est difficile de réaliser un tel équilibre, comme l’expriment de manière de plus en plus lancinante tous les services de première ligne. Ce phénomène a été bien mis en lumière dans le cadre des démarches d’évaluation qualitative mises en place à Bruxelles. Invitées à mener une recherche-action sur leurs pratiques, de nombreuses équipes ont choisi d’analyser leur accessibilité  ; certaines ont abordé la question de manière très concrète (horaires, canaux d’information entre les travailleurs et avec les patients, coordination, problèmes de mobilités …)  ; d’autres ont centré leur réflexion sur le sentiment de débordement éprouvé par les travailleurs, leur souffrance face à une impuissance qui les amène parfois à travailler d’une manière contraire à leurs valeurs, à leur projet initial, au risque d’une perte de sens voire d’une menace pour leur équilibre de vie personnel.

De manière générale, la plupart des services de première ligne expriment ces difficultés. Une étude transversale portant sur cette problématique à Bruxelles [6] souligne que «  les tensions entre pénibilité et accessibilité peuvent être de nature diverse et interagir de manière circulaire, voire cumulative. Une trop grande accessibilité du service peut entraîner une surcharge débouchant sur une plus grande difficulté et/ou une souffrance au travail. Inversement - voire en conséquence de ce qui précède la pénibilité du travail peut nuire à l’accessibilité des professionnels, en volume ou en qualité (temps, attention, disponibilité, motivation, engagement...)  ».

Cette étude souligne également que «  le facteur causal qui détermine cet accroissement des demandes en volume et en complexité semble en bonne partie hors de portée des secteurs, voire de la Commission communautaire française et de la Région bruxelloise, dans la mesure où il est tributaire de déterminants institutionnels belgo-belges, macroéconomiques et macro-sociaux (flux migratoire), voire macro-psychiques (effets psychiques de mutations sociales)  ».

Nous ne pouvons ici détailler les nombreux constats, très éclairants, apportés par cette étude dont la portée territoriale est par ailleurs limitée. Toutefois, cette brève évocation a certainement des résonnances par rapport à d’autres contextes  ; et, surtout, elle montre bien que, quelle que soit la bonne volonté et l’inventivité des services, ils ne peuvent pallier à tous les manques d’organisation du système de santé. La pratique de limitation des inscriptions observée dans les maisons médicales au forfait est une manifestation très claire et interpellante de l’impasse dans laquelle se trouvent les services  ; elle rappelle que la disponibilité est une condition première de l’accessibilité.

Le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (adopté le 16 décembre 1966 par l’Assemblée générale des Nations-Unies) définissait la disponibilité comme «  l’existence, en quantité suffisante, d’installations, de biens et de services ainsi que de programmes fonctionnels en matière de santé publique et de soins de santé  ». Le manque de disponibilité en professionnels compétents (on pense ici aux problèmes de pénurie du côté des médecins généralistes, des infirmiers, des psychiatres) en services de soins de santé primaires est un risque majeur (voir l’article page 50)  : s’il n’y a pas assez de services sur un territoire, les personnes malades renoncent à se soigner, font des démarches inadaptées (trop tardives, vers la deuxième ligne, vers des charlatans…), au risque d’entraîner des souffrances évitables et des coûts inutiles. Et les services qui existent sont vite surchargés, devenant dès lors peu accessibles et éventuellement de moins bonne qualité. Ces facteurs entraînent classiquement le développement d’une offre privée que seuls les plus riches peuvent se payer  : la disponibilité de structures de première ligne accessibles et adressés à tous est donc absolument indispensable pour que l’on n’assiste pas au développement d’une médecine à deux vitesses (voir les articles pages 23, 30 et 43).

Conclusion

Face à aux choix politiques qui freinent la construction d’un système cohérent soutenant l’accès à la santé pour tous, les acteurs de terrain ne peuvent que développer leur créativité, tenter de maintenir des pratiques cohérentes avec leurs valeurs fondamentales, s’organiser pour influencer les décisions politiques  : tel est le combat des maisons médicales depuis leur naissance - mais il y a encore du chemin à parcourir. Encore faut-il aussi, arriver à vivre le mieux possible avec ce lourd sentiment d’impuissance… sans trop céder à la tentation de raboter l’idéal au vu des impasses du réel. Bref, ne pas se laisser démonter par les tatous et garder l’énergie du colibri.

[1Lire aussi l’article d’Olivier Mariage « Au fil du temps » dans le dossier de Santé conjuguée « Emergence » n°66.

[2Et plus largement l’accès à la santé, mais nous nous limiterons ici aux soins.

[3« Forfait à la capitation, du rêve à la réalité » dans le Santé conjuguée n° 56 d’avril 2011.

[4Voir notamment « L’accueil dans les services ambulatoires », Bruxelles Santé n°57, ja-fé-mars 2010.

[5La Fédération des maisons médicales propose depuis 1999 une formation spécifique à cette fonction considérée comme centrale, et les accueillants de maison médicale ont produit un Abécédaire ainsi qu’un code déontologique de l’accueil. Lire aussi l’article de 2014 « Professionnalisation et reconnaissance de la fonction accueil » sur le site de la Fédération des maisons médicales.

[6Bernard De Backer, « Services ambulatoires dans les domaines de l’action sociale, de la famille et de la santé. Démarche d’évaluation qualitative transversale relative aux tensions entre l’accessibilité des services et la pénibilité du travail », juin 2013.

Cet article est paru dans la revue:

n° 76 - septembre 2016

Couverture sanitaire universelle en Belgique

Santé conjuguée

Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...

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