La dimension de la pandémie tabagique est sans équivalent dans l’Histoire puisque le tabagisme a tué 62 millions de personnes depuis la Seconde guerre mondiale et en tuera 100 millions dans les vingt prochaines années [1]. Face à un tel désastre, il est légitime de se poser la question de la responsabilité de l’industrie du tabac. Ce que fait ici Gérard Dubois, auteur du Rideau de Fumée, Le Seuil 2003, qui analyse les documents de l’industrie du tabac.
Jetant d’abord le doute, puis mettant en cause le choix personnel des fumeurs, abrités derrière des bataillons d’avocats qui épuisent financièrement ceux qui portent plainte contre eux, les cigarettiers sont restés invaincus pendant quarante ans face à des centaines de procès lancés contre eux. Les dirigeants des six principales compagnies vont même jusqu’à se parjurer le 14 avril 1994 devant une commission de la Chambre des représentants américains, niant une dernière fois que le tabac est dangereux pour la santé et que la nicotine est une drogue. C’est alors que sont rendus publics [2], [3] les documents internes des cigarettiers. Pour la première fois, ceux-ci acceptent une conciliation avec la quarantaine d’États américains qui les poursuivent en proposant 240 milliards de dollars sur vingt cinq ans et le démantèlement de leurs organes de désinformation, équivalents du Centre de documentation et d’information sur le tabac (CDIT) en France. Une décision judiciaire dans l’action du Minnesota contraint les cigarettiers à rendre publique la totalité de leurs documents internes. Plusieurs dizaines de millions de ces documents deviennent ainsi accessibles. Ils mettent à jour le pire côté du comportement de l’industrie cigarettière.
Dès 1958, l’industrie sait que le tabac est cancérogène : « À une seule exception près, les personnes que nous avons rencontrées pensent que fumer est une cause du cancer du poumon ». Compte-rendu de chercheurs de British American Tobacco (BAT) après une visite de Philip Morris, American Tobacco, Ligget... Cela ne l’empêche pas de nier publiquement ces effets : « J’affirme que tout bien considéré, il n’y a aucune preuve que fumer est une cause de cancer du poumon et que, bien plus, il semble que ce ne puisse en être la cause ». (Imperial Tobacco - branche de BAT, 1958).
C’est en 1962 que pour la première fois un rapport officiel, celui du Royal College of Physicians à Londres établit les conséquences du tabac sur la santé. L’inquiétude monte chez certains chercheurs de l’industrie : « Quel sera l’effet pour notre entreprise de ne pas rendre public ces résultats maintenant si elle y est contrainte dans le futur ; peut-être dans l’ambiance défavorable d’une action judiciaire ? » (Alan Rodgman chercheur chimiste - RJ Reynolds 1962).
À cette question, les entreprises cigarettières à gestion privée (BAT, Philip Morris, Imperial Tobacco, RJ Reynolds, Reemtsma, Rothmans International et Gallaher) vont donner une réponse lors du sommet de Shokerwick House en juin 1977 [4]. « L’opération Berkshire » peut être considérée comme un véritable complot qui débouche sur la constitution de l’International Committee on Smoking Issues (ICOS) et la décision de nier la causalité des relations entre tabac et maladies : « Si les gouvernements proposent une rédaction impliquant ou disant que le tabagisme cause certaines maladies, les Compagnies doivent y résister avec acharnement et par tous les moyens à leur disposition. » (« Position Paper », document secret, numéros 25010245 [5] à 2501024525 du site Philip Morris).
Il y est aussi décidé que les fumeurs savent à quoi ils s’exposent, de s’opposer aux mentions concernant les taux de goudron et de nicotine ainsi qu’à toute restriction de la publicité, de ne pas utiliser l’argument qu’une cigarette puisse être moins dangereuse qu’une autre.
« La nicotine est... une très bonne drogue. » (Sir John Ellis, BAT 1962) « La nature du business du tabac et le rôle crucial qu’y joue la nicotine », c’est le titre du rapport de C.E. Teague Jr, adjoint au directeur de la recherche de RJ Reynolds, en 1972, dans lequel on lit : « Les produits du tabac, de manière unique, contiennent et fournissent la nicotine, une drogue puissante... Donc, un produit du tabac est, par essence, un support qui fournit la nicotine, réalisé pour fournir la nicotine sous une forme généralement acceptable et attractive. »
Le sommet est atteint par BAT : « BAT devrait apprendre à se considérer comme une entreprise vendant une drogue et non du tabac. » (Dr Robin A. Crellin 11 avril 1980). Cela n’empêche ni les dénégations publiques (« Dire que les cigarettes sont addictives est contraire au bon sens... C’est une escalade de la rhétorique antitabac... sans fondement médical ou scientifique. » - Tobacco lnstitute 1988), ni le parjure des responsables de six entreprises cigarettières devant une commission de la Chambre des représentants américains le 14 avril 1994 qui affirmaient chacun à leur tour : « Je ne crois pas que la nicotine soit addictive. » L’ajout d’ammoniaque [6], [7], [8] accroît la proportion de nicotine libre qui pénètre plus rapidement dans le flux sanguin que la nicotine liée. « L’ajout d’ammoniaque est le ‘secret de la Marlboro’. Les ventes sont liées au niveau de nicotine libre. Tout indique que le pH élevé de la Marlboro est voulu et contrôlé. ». (RJ Reynolds, C.E. Teague 1973).
En 1983, British American Tobacco obtient de DNA Plant Technology [9] la manipulation génétique du tabac pour accroître la concentration en nicotine et la création du plan Y1, cultivé, exporté et utilisé dans de nombreux pays dont la France [10] : « Y1 produit 50% de nicotine en plus même s’il produit 20% de feuilles en moins » (BAT 1990). « C’est un succès... Avec moins de goudrons, la nicotine supplémentaire de Y1 est absorbée plus rapidement. » (BAT, 4 mars 1994. rapport du Dr Bevan).
L’industrie va nier longtemps avoir visé les jeunes alors que le personnage de Joe Camel lancé en 1988 est aussi connu des jeunes américains âgés de 6 ans que Mickey [11]. Les notions de pré-fumeur (pre-smoker) et d’apprenti (learner) étaient déjà une curiosité « propre » à l’industrie cigarettière. « Pour assurer la croissance à long terme de Camel Filtre, la marque doit accroître sa part du marché des 14-24 ans qui ont de nouvelles valeurs plus libérales et qui représentent l’avenir du business cigarettier. » (RJ Reynolds 23 janvier 1975. Memo secret de J.F. Mind à C.A. Tucker). La cigarette Camel qui n’est la préférée que de 0,5% des jeunes en 1976 passera en 1998 à 32,8% du marché de la vente illégale de cigarettes aux mineurs aux États-Unis [12]. Pas en reste, on retrouve dans un document Philip Morris de 1994 le cri de victoire suivant : « Marlboro domine le marché des 17 ans et moins, capturant plus de 50% de ce marché ».
L’étude faite par l’agence de publicité Ted Bates en 1975 pour BAT est éloquente sur les motivations de ce comportement : « Les fumeurs doivent affronter le fait qu’ils sont illogiques, irrationnels et stupides... Il faut partir du fait que fumer est dangereux pour la santé et tenter de le contourner d’une manière élégante sans le combattre, ce qui serait peine perdue... Présentez (aux jeunes) la cigarette comme une des quelques initiations au monde adulte. » Les milliards de dollars dépensés par les cigarettiers dans la publicité et le parrainage (dont la Formule 1) n’ont d’autre but que d’obtenir l’essai de leurs produits par les enfants et les adolescents le plus tôt possible. La nicotine en fait ensuite de fidèles consommateurs.
« Un marché potentiel massif existe encore chez les femmes et les jeunes adultes... Le recrutement de ces millions de futurs fumeurs constitue l’objectif majeur pour le futur immédiat mais aussi pour le long terme. » (United States Tobacco Journal, 1950).
L’accroissement des taxes sur le tabac augmente les revenus des États malgré la baisse de consommation qu’elle induit. « Soyons clairs, ce n’est pas la peine d’essayer de tromper qui que ce soit, le fait est que les taxes ont un impact sur la consommation. » (William Neville, membre du conseil des cigarettiers canadiens, 1990.)
Dans certains pays, l’augmentation des taxes est suivie d’un accroissement de la contrebande, contrebande qui devient l’argument principal des industriels pour s’opposer à la hausse des taxes sur leurs produits. Leurs déclarations publiques tendent à laisser présumer de leur impuissance dans la lutte contre ce fléau. Il en va en réalité tout autrement de leurs comportements tels qu’ils sont révélés par leurs documents internes [13]. Ils permettent de mettre à jour que non seulement ils n’ignorent pas ces pratiques illégales mais qu’ils organisent et favorisent le trafic.
Leslie Thomson [14], [15] directeur de la Northern Brand International, filiale de RJ Reynolds a été condamné en 1999 aux États-Unis et en février 2000 au Canada après avoir avoué avoir organisé la contrebande entre les deux pays via une réserve indienne. La même affaire a conduit le Gouvernement fédéral canadien à déposer une plainte contre RJ Reynolds, certaines de ses filiales et le Conseil canadien des fabricants des produits du tabac pour « avoir élaboré des plans dans le but de frauder, corrompre, tricher et voler ». Cette plainte a été déposée devant une cour fédérale de justice américaine afin de bénéficier de la loi contre les organisations se livrant au racket, à la corruption et au trafic d’influence (Racketeer Influenced and Corrupt Organizations Act ou RICO). Cette action, rejetée dans un premier temps, non sur le fond, mais sur la base d’un texte caduque du XVIIIème siècle fait l’objet d’une procédure d’appel. Les États colombiens et l’Équateur ont déposé le même type de plainte pour récupérer auprès des cigarettiers le produit financier des évasions en taxes douanières. Après deux années d’enquête par l’Office européen de répression des fraudes, la Commission européenne a déposé plainte le 6 novembre 2000 aux États-Unis contre Philip Morris, RJ Reynolds et Japan Tobacco (propriétaire aujourd’hui de RJR) « pour conspiration, trafic illicite et blanchiment d’argent ». Elle les accuse d’avoir mené « une campagne concertée » pour contourner les droits de douane et la TVA en Europe, d’avoir « créé et exploité un système sophistiqué de contrebande (...) qui opère à travers le monde ». Cette contrebande constitue la fraude qui affecte le plus le budget européen en lui faisant perdre « des milliards de dollars, en droits de douane, redevances et impôts ».
Déjà en juin 1998, Jerry Lui, directeur à l’exportation de BAT à Hong-Kong avait été condamné à 3 ans et 8 mois de prison ferme pour avoir accepté de l’argent de trafiquants pour leur assurer l’exclusivité d’un territoire. Les charges retenues contre lui faillirent être abandonnées après la découverte du corps du principal témoin flottant dans un sac en plastique dans le port de Singapour. Un autre témoin se suicidait quelque temps après. Publiée en février 2000, l’analyse des documents internes de BAT publiée par le Centre pour l’intégrité publique de Washington DC12 montre qu’il ne s’agissait pas d’un cas particulier : « Comme vous le savez, les cigarettes de contrebande (conséquences des taxes exorbitantes) représentent presque 30% de nos ventes globales au Canada, et ce taux augmente... Jusqu’à ce que le problème de la contrebande soit résolu, un volume croissant de nos ventes domestiques au Canada sera exporté puis réimporté en contrebande pour y être vendu. » (Courrier de Don Brown, président de Imperial Tobacco Limited, à Ulrich Herter, directeur général de BAT, le 3 mars 1993).
Le cynisme de BAT va jusqu’à maintenir un faible volume d’importation légale pour maintenir une base légale à la publicité : « Un faible volume en DP (Duty Paid ou Taxes Payées) permettra la publicité et le support promotionnel afin de positionner les marques à moyen et long terme, le marché étant approvisionné essentiellement par la voie DNP (Duty Not Paid ou contrebande). » (K. Dunt, Directeur régional pour l’Amérique latine de BAT, début des années 90).
La plupart des documents sont signés de personnes aujourd’hui membres du conseil d’administration de BAT. K.J. Clarke, vice-président de BAT, ancien ministre des Finances, ancien ministre de la Santé, dit au Guardian le 3 février 2000 [16], [17] : « Là où les gouvernements ne désirent pas agir ou si leurs efforts sont vains, nous agissons dans les limites de la loi, sur le principe que nos marques seront disponibles à côté de celles de nos concurrents, sur le marché noir comme sur le marché légal. » Le 30 octobre 2000, après une enquête parlementaire, le Département du commerce et de l’industrie britannique opérait une perquisition des locaux de British American Tobacco. En effet, comment expliquer l’exportation de 9 milliards de cigarettes Regal ou Silk Cut à Chypres quand personne n’en fume localement ? Comment les Andorrans ont-ils pu fumer les 1,52 milliards de cigarettes britanniques importées en 1997 soit trois paquets par jour et par habitant ? Des trafics similaires ont lieu en Afrique, en Asie et au Moyen-Orient où la contrebande de cigarettes suit le cheminement des armes et des drogues illicites.
Nous savions l’industrie cigarettière atypique sur bien des points [18], mais que dire d’une industrie qui fabrique 5600 milliards de cigarettes par an et dont 33% des 1000 milliards de cigarettes exportées disparaissent. Les cigarettiers n’ignoraient pas qu’elles servaient à la contrebande puisqu’il est aujourd’hui bien démontré qu’ils ont organisé et favorisé au plus haut niveau le trafic international et que de lourds soupçons se font jour sur leur participation au blanchiment d’argent sale. La Banque mondiale avait d’ailleurs déjà attiré l’attention sur le fait que la contrebande est plus liée au degré de corruption des pays qu’au niveau de taxation des cigarettes [19]. À la lumière de ces révélations, ce qui sépare l’industrie cigarettière de l’industrie du crime n’a plus guère que l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette.
Les délégués de plus de 140 parties à la Convention cadre de l’Organisation mondiale de la santé pour la lutte antitabac ont adopté, le lundi 12 novembre 2012, un nouveau traité international qui fixe les règles de la lutte contre le commerce illicite moyennant le contrôle de la chaîne logistique et la coopération internationale. Au titre du Protocole pour éliminer le commerce illicite des produits du tabac, les pays s’engagent à instaurer, comme mesure centrale, un système mondial de suivi et de traçabilité afin de réduire le commerce illicite des produits du tabac.
Les effets sur la santé de l’exposition à la fumée de tabac des non-fumeurs constituent pour les cigarettiers « la plus dangereuse menace ayant jamais existé sur la viabilité de l’industrie du tabac ». (Roper Organisation pour le Tobacco Institute, 1978) L’industrie, Philip Morris en tête, va alors monter un système de désinformation dénommé « Whitecoat Project » ou projet « Blouse Blanche » dont le seul but est « de mettre en place une équipe de scientifiques organisée par un coordinateur scientifique et des avocats américains, pour revoir la littérature scientifique ou faire des études sur le tabagisme passif pour maintenir une controverse. Ils dépensent dans ce but des sommes considérables... » (Note de S. Boyse - BAT - sur une réunion sur le tabagisme passif de l’industrie du Royaume-Uni Rothmans, Philip Morris, Imperial, Gallaher, Covington and Burling, Londres, 17 février 1988).
Relativement peu de scientifiques accepteront de travailler (mais accepteront malheureusement deux statisticiens de renom international). Philip Morris s’appuiera cependant sur eux pour mener en 1996 des campagnes publicitaires indiquant qu’il est plus dangereux de manger un biscuit ou boire un verre de lait que de respirer la fumée de cigarette. Ces campagnes, partout en Europe, seront interrompues tant elles provoqueront de réactions hostiles.
Plus insidieusement, les cigarettiers tenteront d’influencer les journaux médicaux de haut niveau comme le Lancet [20], d’espionner les études en cours et dans deux cas ils ont provoqué des conférences de presse avant leur publication pour désinformer de manière outrancière. Ce fut le cas en 1992 pour une étude suisse où les cigarettiers se sont servis d’un document volé à l’auteur de l’étude et en octobre 1998 [21] pour un travail réalisé par le Centre international contre le cancer qui dépend de l’Organisation mondiale de la santé -OMS. Plus grave encore, une enquête a été diligentée à la demande de la directrice générale de l’OMS sur « la nature et l’étendue de l’influence abusive » de l’industrie du tabac sur les organismes de l’Organisation des Nations-Unies dans leur lutte contre le tabac22. Elle a mis en lumière, entre autres, l’existence d’un plan concerté et subversif établi en 1988 sous la direction personnelle du président actuel de Philip Morris, Geoffrey Bible : le « Boca Raton Action Plan ». Ces menées subversives étaient « élaborées, bien financées, sophistiquées et habituellement camouflées (invisibles) ». Elles ne concernaient pas uniquement l’OMS mais aussi les autres agences des Nations-Unies (FAO, Organisation internationale du travail). Décidées au plus haut niveau, les manoeuvres ont consisté à payer des consultants ensuite présentés comme indépendants, à mettre en place des réseaux d’information et d’influence, à créer et financer des organisations faussement indépendantes, à tenter d’orienter la politique de l’OMS dans d’autres domaines, à influencer médias et décideurs par des informations fausses ou tronquées relayées par des intermédiaires financés.
L’industrie du tabac a écrit son propre réquisitoire car :
• elle a caché les dangers du tabac puis les a niés ;
• elle a caché que la nicotine est une drogue puis l’a nié ;
• elle a manipulé chimiquement et génétiquement la nicotine pour accroître la dépendance à ses produits puis l’a nié en se parjurant ;
• elle a visé spécifiquement les enfants et les adolescents, les femmes et les minorités ;
• elle a organisé la contrebande internationale de ses produits, elle a entrepris une véritable conspiration pour créer une fausse controverse sur les dangers de l’exposition des non-fumeurs à la fumée de tabac ;
• elle a organisé la désinformation par de faux organismes d’information ou de recherche qu’elle a été contrainte de fermer aujourd’hui aux États-Unis.
Sur les éléments présentés, il est évident que les 100 millions de morts dus au tabac pendant le XXème siècle ne sont pas le résultat du choix conscient de consommateurs adultes et responsables (60 à 80% des fumeurs désirent arrêter) mais qu’ils sont les victimes d’une politique volontaire, agressive et conquérante d’une industrie qui a voulu imposer mondialement ses intérêts financiers au mépris de la vie humaine et du droit par la duperie, la tromperie, la fourberie, la duplicité et la corruption.
Cette responsabilité a déjà été reconnue le 8 décembre 1999 en France, en première instance, dans le procès Gourlain. Elle a été reconnue de manière encore plus sévère dans les termes et le montant des dommages et intérêts (145 milliards de dollars), en Floride, le 14 juillet 2000, dans le procès Engle. Le 17 août 2006, suite à une plainte du ministre de la Justice américain, le juge fédéral Gladys Kessler condamnait les cigarettiers : elle considérait qu’en violation de la loi fédérale anti-mafia (loi RICO), les industriels du tabac « ont mis sur le marché et vendu leur produit létal avec zèle et des méthodes trompeuses, ne pensant qu’à leurs intérêts financiers, sans égard pour la tragédie humaine et les coûts sociaux que leur succès induisait ». Le 28 novembre 2012, le juge fédéral Gladys Kessler décidait que ces industriel devraient diffuser pendant deux ans des campagnes avec les phrases suivantes : « Un tribunal fédéral a décidé que les compagnies de tabac ont délibérément menti aux Américains à propos des effets de la cigarette sur la santé ». « Plus de personnes meurent chaque année du tabac que des meurtres, du SIDA, des suicides, des drogues, des accidents de la route et de l’alcool, le tout réuni » ; « Les compagnies de tabac ont sciemment fabriqué des cigarettes avec suffisamment de nicotine pour créer une dépendance » ; ou encore « Quand vous fumez, la nicotine a un effet sur le cerveau, c’est pour cela qu’il est très difficile d’arrêter »…
Au Québec, suite à un recours collectif déposé au nom de deux millions de fumeurs en 1998, un procès a enfin commencé fin 2012. Ce sont 27 milliards de dollars canadiens qui sont réclamés à trois industriels du tabac. En juin, le gouvernement québécois a réclamé 60 milliards pour rembourser le coût des soins pris en charge par l’assurance maladie.
L’histoire n’est pas finie mais l’existence même de l’industrie du tabac, telle qu’elle existait et était gérée est dorénavant en jeu et se pose avec acuité. Acculée, l’industrie du tabac n’est pas encore vaincue. Elle prétend même aujourd’hui dans de nombreux pays participer à l’éducation de nos enfants. Qui pourrait l’accepter au vu de ces révélations. Elle promet de changer d’attitude mais nous n’avons pour cela que sa parole et on sait ce qu’elle vaut. D’ailleurs, ils poursuivent toujours leur oeuvre de mort avec les mêmes méthodes enAfrique, enAsie, en Europe Centrale et de l’Est.
C’est la raison pour laquelle il faut attirer l’attention sur le rôle majeur, de référence, que joue l’Organisation mondiale de la santé qui anime les réactions salutaires en Europe centrale et de l’Est et dans le reste du monde18. Son slogan pour la journée mondiale sans tabac de l’an 2000 était opportunément : « Le tabac tue, ne soyez pas dupe ». En 2012, l’OMS a ciblé directement les cigarettiers, prenant comme thème de la journée mondiale sans tabac : « Les interférences de l’industrie du tabac », afin de démonter la normalisation qu’elle construit autour de la consommation tabagique. L’Assemblée mondiale de la santé lui a confié de mettre en place un accord-cadre international pour le Contrôle du tabac, de sa culture à sa promotion. Cette réaction doit être à la dimension des dommages mondiaux causés par le tabac avec six millions de morts par an, et surtout un milliard pendant le XXIème siècle si rien ne change.
Pour conclure, il n’est pas d’exemple d’un plus grand mensonge d’une industrie entière, d’une attitude fausse, suffisante et hypocrite, d’une recherche de profit sans limite menant au plus grand désastre sanitaire planétaire de tous les temps.
Nous savions l’industrie cigarettière meurtrière. Nous la découvrons assassine.
Texte basé sur une formation en tabacologie donnée en 2011.
[1] Peto R., Lopez A.D., Boreharn J., Thun M. and Heath C., Mortality from tobacco in developed countries : indirect estimation from national vital statistics, Lancet ; 1992 : 339 : 1268-78.
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[7] Tobacco Explained. The truth about the tobacco industry... in its own words, Action on Smoking and Health (ASH) 16 Fitzhar- dinge Street, London WIH9PL, 25 juin 1998
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[19] Merriman D., Yurekli A. and Chloupka F., “How big is the worldwide cigarette smuggling problem ? » in Curbing the Epidemic, Publication de la Banque mondiale. 1999. 122 pages
[20] Resisting smoke and spin, Editorial. Lancet 2000 ; 355 : 1197
[21] Ong E.K., Glantz S.A., “Tobacco industry efforts subverting Agency Research on cancer’s second-hand smoke study”, Lancet 2000 ; 355 : 1253-59
n° 62 - octobre 2012
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...