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La souffrance psycho-sociale : regards de Jean Furtos


avril 2009, Marianne Prévost

sociologue et chercheuse à la Fédération des maisons médicales.

« M. Furtos, il faut nous aider à comprendre : il y a de nouveaux patients qui viennent dans les centres médicopsychologiques, et nous ne savons pas comment les aider, ils ne souffrent plus comme avant ». C’est, dit Jean Furtos, cette interpellation d’une responsable infirmière en hôpital qui l’a amené à créer l’Observatoire national des pratiques en santé mentale et précarité, pour « observer les pratiques, les penser avec les professionnels qui expriment simultanément un malaise dans le cadre de leur travail et le refus de baisser les bras, car le risque est celui du renoncement, au motif de refuser le malaise et au nom de l’argument qu’il s’agirait d’un problème politique, ce qui est rigoureusement vrai ; mais il n’en reste pas moins que la souffrance psychique d’origine sociale a des effets sur les personnes qui les vivent et sur les professionnels qui les reçoivent1 ».

Jean Furtos fait partie de l’équipe enseignante de la formation « Santé mentale en contextesocial ». Ce psychiatre a fondé en 1996, à Rennes, l’Observatoire régional Rhône-Alpessur la souffrance psychique en rapport avec l’exclusion (ORSPERE), dénommé depuis 2002, au regard de ses activités nationales, l’Observatoire national des pratiques en santémentale et précarité. Cette institution publie le périodique Rhizome, accessible sur le site . Dans son article sur « Les effets cliniques de la souffrance psychiqued’origine sociale » [1], dont nous donnons ici de larges extraits, Jean Furtos propose, à partirde sa pratique, une typologie de la précarité qui donne un éclairage très intéressant auxdifférentes études présentées dans ce dossier.

Déjà analysée par Freud dans son ouvrage Malaise dans la culture, la souffrance d’origine sociale était pour lui le type de souffrance le plus difficile à accepter par le sujet humain : « La souffrance issue de cette source (les relations avec d’autres hommes), nous la ressentons peut-être plus douloureusement que tout autre… ». Il la liait à « la déficience des dispositifs qui règlent les relations des hommes entre eux » (famille, état, société, …).

Cette souffrance n’a, depuis, fait qu’augmenter, en lien avec la précarité croissante depuis la fin des années 1980. Pour Jean Furtos, c’est une question sociale et politique : « Il existe une précarité qui ne crée pas de lien, mais de l’isolement, de la paranoïa, de la mélancolie sociale, et que l’on observe dans le climat international de la mondialisation des flux d’argent, des biens et des personnes, produisant des effets très ressemblants en France, à Bamako ou en Australie [2] ».

La précarité sociale est souvent assimilée à la pauvreté ; or, celle-ci est une question de seuil dans une culture donnée : on peut vivre dans une société pauvre sans précarité, on peut vivre précaire dans une société riche (bien entendu, ce que l’on appelle « grande précarité » est synonyme de pauvreté voire de misère). La précarité n’est pas non plus synonyme d’exclusion, de clochardisation… les visions simplistes permettent de se rassurer par une mise à distance : « c’est lui, c’est pas moi ».

En fait, la précarité traverse l’ensemble de la société néolibérale et post-moderne : cette société est précaire, dans la mesure où « la pensée de la perte possible ou avérée des objets sociaux est omniprésente ; une fois installée, la peur de perdre draine la perte de confiance en l’avenir et dans la société » [3].

Les objets sociaux, c’est le travail, l’argent, le logement, la formation, les diplômes… qui donnent « les sécurités de base » dont la perte amorce la précarité ; mais on peut les posséder en ayant peur de les perdre, ou de perdre les avantages qu’ils sont censés procurer (voir par exemple les menaces sur la pension).

L’objet social, c’est donc quelque chose de concret, mais pas seulement : « c’est aussi quelque chose d’idéalisé dans une société donnée, en rapport avec un système de valeurs, et qui fait lien : il donne un statut, une reconnaissance d’existence, il autorise des relations, on peut jouer avec lui comme une équipe de foot joue avec un ballon ; quelque fois l’objet susceptible d’être perdu est le terrain de jeu lui-même, c’està- dire l’aire culturelle, et alors tout peut basculer. La difficulté commence lorsque certains objets ne vont plus de soi, par exemple le travail et le salaire, dans une société post-salariale à précarisation croissante. Ainsi, la couverture maladie universelle officialise la perte de l’objet « travail » qui n’est plus désormais le passage obligé pour le droit à l’assurance maladie » [4].

La réflexion de Jean Furtos rejoint celle de Robert Castel, qui indique différents trajets possibles vis-à-vis de la précarité, selon le schéma suivant [5].

On peut passer d’une case à l’autre, selon différents trajets ; elles ne constituent pas des entités sociographiques (comme on parle d’entités nosographiques), mais plutôt des trajets possibles.

Jean Furtos revisite ce schéma en fonction de l’expérience clinique, du point de vue des processus de désillusion, de deuil, d’anticipation, c’est-à-dire par rapport à la temporalité.

Les processus psychiques dépendent donc du social ; mais « ils ne sont pas pour autant mécaniquement déterminés : ainsi la zone de la vulnérabilité (zone 2) qui a conservé les objets sociaux, et d’abord le travail, est davantage déstabilisée que la zone 3 où les objets sociaux sont perdus et en partie compensés par des mesures d’assistance. De même, les « petits boulots » et les emplois aidés précarisent du point de vue d’une société salariale à statuts fixes, mais ne sont pas nécessairement situés en zone de vulnérabilité psychique : ils peuvent se situer dans l’un ou l’autre des cadrans selon la manière dont ils se déroulent et selon la subjectivité, et même circuler entre les cadrans dans un trajet pas toujours prévisible » [6].

Les quatre zones de la perte d’objet social

Jean Furtos développe ensuite ces quatre manières de réagir à la perte des objets sociaux.

- En zone d’intégration

Dans la zone de l’intégration, la perte est pensable, et la précarité est « normale » : en effet tout être humain a à demander à autrui de l’aider à vivre : personne ne peut vivre seul, en autarcie, ou alors c’est « l’autisme social, une nouvelle modalité de faux self qui fleurit sous nos climats ».

Cette précarité normale est vécue de façon particulière dans une société salariale qui se fragilise et où l’individualisme s’accroît, car ceci donne le sentiment (pré-conscientisé) d’être dans une zone de passage : « chacun sait que nous sommes sortis de ce que l’on a appelé « les 30 glorieuses » sans savoir quelles modalités vont nous permettre une nouvelle donne culturelle acceptable dans le libéralisme incontrôlé qui domine. Un certain nombre de personnes vivent convenablement en anticipant un avenir possible (une perte possible) avec cette pensée : « Quoiqu’il arrive, je m’en sortirai »… Cette anticipation positive n’évite sûrement pas de souffrir, mais la souffrance n’empêche pas de vivre et d’attendre quelque chose de l’avenir. Pour autant, la dimension du tragique existe, de même qu’un certain nombre de transformations identitaires, notamment professionnelles [7].

- La précarité exacerbée

Dans la précarité exacerbée ou zone de vulnérabilité à la perte possible, on rentre dans une zone de vulnérabilité psychique, sans qu’il y ait perte effective des objets sociaux : « on peut y retrouver par exemple, les cadres moyens ou supérieurs et même les fonctionnaires du public ou des collectivités locales, car les institutions sont partiellement délégitimées, tandis que certains acquis n’apparaissent plus immuables. A ce stade, celui ou celle qui a peu ou pas perdu sur le plan économique commence sérieusement à avoir peur de perdre. Il a surtout perdu confiance en l’avenir comme en autrui, aussi bien à titre individuel que collectif ; globalement, lorsqu’il voit ou entend parler des chômeurs et des sans domiciles fixe, il se demande plus ou moins explicitement : « A quand mon tour ? ». Ce mouvement se caractérise, je le répète, par la peur de perdre avec perte de l’anticipation d’un avenir autre que catastrophique. Certains appellent ce mouvement « le syndrome du survivant » [8] ».

C’est la zone du « stress », terme vague qui recouvre des « pré-pathologies », ou des pathologies avérées de type dépressive ou pseudo dépressive, avec décompensation somatique ou/ et psychique. « La souffrance commence d’empêcher de vivre, avec un malaise subcontinu qui atteint la qualité de la vie, et qui est, en fait, un processus de mélancolisation avec un fort sentiment de culpabilité sans objet précis : « Si l’environnement est détruit, j’en suis responsable, je suis mauvais ». On peut rapprocher ce mouvement psychique avec la peur de l’effondrement décrite par Winnicott, dont on sait le rapport à la défaillance de l’environnement primaire, en continuité diachronique avec le culturel, et même, selon notre hypothèse, avec le socio-économique [9] ».

Dans ces deux zones, les objets sociaux sont globalement conservés, ce qui n’est plus le cas pour les deux autres ; c’est là que commence la clinique psychosociale, qui s’observe d’abord sur les lieux du travail social.

- L’assistance et l’insertion

Dans la zone de l’assistance et de l’insertion, « certains objets sociaux sont perdus. C’est le cas du chômeur de longue durée (ou même qui vient juste d’entrer dans cette catégorie de turbulence), c’est le cas des Rmistes. Nous constatons ici des effets psychiques réversibles dans la mesure où le contrat narcissique « tient », mais avec un processus croissant de vulnérabilité. Citons comme processus réversibles la honte et le découragement, deux des symptômes qui, avec l’inhibition, constituent pour le psychiatre Jean Maisondieu la triade de l’exclusion. Bien sûr la honte n’est pas bénigne, elle empêche de parler, de sortir, de faire ses courses, de demander quelque chose pour soi, tandis que le découragement, sans se superposer exactement à la pathologie dépressive, peut conduire au suicide ou rendre compte de l’inhibition à agir » [10].

Jean Furtos insiste sur le fait que cette souffrance, généralement repérée sur les lieux du social, et non dans le champ du sanitaire, peut être aidée par les modalités concrètes et subjectives de l’aide sociale, au sens large : « Les personnes ont toujours un désir qui permet d’animer un projet, soit par l’ambition de « s’en sortir » et de repasser dans une zone d’insertion moins précaire, soit par l’espoir de s’organiser convenablement et durablement dans cette zone d’assistance (avec ou sans système D) qui permet de vivre… Il suffit que la personne honteuse ou découragée entre dans une relation de respect et d’aide pour qu’elle retrouve courage et fierté. Nous sommes dans une pathologie qui réagit aussi bien à ce qui va mal qu’à ce qui va bien, donc assez proche de la santé » [11].

« Je reste stupéfait », ajoute-t-il, « que la notion d’assistance soit devenue aussi dévalorisée depuis quelques années, comme s’il s’agissait d’une perversion avérée. Assister une personne en difficulté n’a rien de péjoratif. Par contre, il convient d’en connaître les effets pervers, comme l’on parle des effets iatrogènes de certaines thérapeutiques médicales. La chronicité, l’impression de « tonneau des danaïdes » à remplir en permanence peut d’autant plus décevoir qu’on se trouve en pleine idéologie de l’autonomie. Par contre, on insiste avec juste raison sur l’intérêt de faire « avec » les gens qui ont des droits, des devoirs et des compétences à ne pas sous-estimer » [12].

- Quand tout, ou presque, est perdu

Dans la quatrième zone, tout ou presque est perdu, même le narcissisme (dans le sens de ce qui soutient l’estime de soi). C’est la précarité avec exclusion – où la souffrance même empêche de souffrir. « A partir de la précarité exacerbée, il est en effet possible de passer le seuil par où l’on rentre dans l’exclusion, avec perte du sentiment d’être un humain reconnu, qui entraîne souvent des ruptures familiales, lorsqu’il y a une famille. La personne ne se sent plus incluse dans la chaîne des générations ; elle peut être terrorisée et se couper de sa peur, quelque chose en elle a décidé de ne plus souffrir, « tout est perdu ». Le problème, pour ne plus souffrir certaines souffrances extrêmes (terreur, désespoir, effondrement, agonie psychique), c’est que l’on est obligé de s’exclure de soi-même, de ne plus sentir, de ne plus ressentir, et d’utiliser des mécanismes de désubjectivation extrêmement coûteux du type clivage, déni, projection. A ce stade, l’exclusion sociale se double d’une auto-exclusion psychique qui doit être considérée comme une aliénation, avec passage au « narcissisme négatif ». Le narcissisme est soumis à la pulsion de mort avec désinvestissement des représentations [13] ».

On se souviendra à cet égard de l’ouvrage Les naufragés, de Patrick Declercq [14], étude d’observation participante qui décrit avec minutie cette « auto-exclusion » psychique accompagnée d’une anesthésie du corps telle que les clochards ont des plaies béantes, voire gangrenées, mais ne les sentent pas.

Pour une clinique de la désaffiliation

« Les ruptures du lien social s’accompagnent de problèmes de santé graves sur le plan somatique autant que du comportement, et l’on peut dire que la souffrance non assumée par le sujet peut tout au plus être portée par les aidants. La réappropriation longue et difficile n’est jamais certaine, au contraire de la réversibilité du stade précédent. Méconnaître cette clinique de la désaffiliation et ses particularités met véritablement l’aidant en difficulté extrême parce qu’il ne comprend rien à ce qui se passe [15] ».

Terminons ici ce bref aperçu d’un article qui donne encore bien d’autres pistes aux intervenants, pour passer à une autre contribution du même auteur, illustrant très concrètement la souffrance sociale dans une facette familière aux soignants qui vont à domicile : la manière d’habiter dans la précarité..

Quelques références

Anzieu D, Créer, Détruire, Ed. Dunod, 1996, p. 81.

Furtos Jean, Christian Laval, La santé mentale en actes - de la clinique au politique, Erès, études, recherches, actions en sante mentale en Europe, sciences humaines, 02/12/2005.

Furtos Jean, Micoud André, Pages Alexandre, et al., « Dossier : Ruralité et précarité », Rhizome n°28, 2007.

Furtos Jean, Laval Christian, Murard Lion, et al., « Élus des villes et santé mentale », Rhizome n°24, 2006.

Furtos Jean, Christian Laval, Jean-Jacques Queyranne, et al., La santé mentale en actes. De la clinique au politique, Collection Erasme, 353p.

Furtos Jean, Lazarus Antoine, Martin Jean-Pierre, Dolard Elisabeth, Lasne Noëlle, Tanguy Martine, et al., « Éthique de l’intervention, conflits de légitimités », Rhizome n°17, 2005.

Furtos Jean, « Contexte de précarité et souffrance psychique : quelques particularités de la clinique psychosociale  », Soins Psychiatrie, n°204, septembre- octobre 1999, p. 11 à 15.

Green A, Narcissisme de vie narcissisme de mort, Collection Critique, les Editions de Minuit, 1983, réédité en juin 1999.

Laval Christian, « Précarisation et santé mentale », In Séminaire Santé, Précarité, Précarisation, INSERM, nov. 1997p. 97-103.

Laval Christian et Furtos Jean, Psychiatrie, n°195 décembre 1996, p. 3259-3261.

Roussillon René, Agonie, clivage et symbolisation, PUF, 4ième trimestre 1999.

[1« Les effets cliniques de la souffrance psychique d’origine sociale », Mental Idées n° 11, Dossier Souffrance et société, Ligue bruxelloise francophone pour la santé mentale, 09/2007.

[2Furtos J. et Laval C., « L’individu post- moderne et sa souffrance dans un contexte de précarité- Introduction à une clinique de la disparition » in Confrontations Psychiatriques n°39, 1998.

[3« Les effets cliniques de la souffrance psychique d’origine sociale », Mental Idées n° 11, Dossier Souffrance et société, Ligue bruxelloise francophone pour la santé mentale, 09/2007.

[4« Les effets cliniques de la souffrance psychique d’origine sociale », Mental Idées n° 11, Dossier Souffrance et société, Ligue bruxelloise francophone pour la santé mentale, 09/2007.

[5Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Galimard, 1995

[6« Les effets cliniques de la souffrance psychique d’origine sociale », Mental Idées n° 11, Dossier Souffrance et société, Ligue bruxelloise francophone pour la santé mentale, 09/2007

[7« Les effets cliniques de la souffrance psychique d’origine sociale », Mental Idées n° 11, Dossier Souffrance et société, Ligue bruxelloise francophone pour la santé mentale, 09/2007.

[8« Les effets cliniques de la souffrance psychique d’origine sociale », Mental Idées n° 11, Dossier Souffrance et société, Ligue bruxelloise francophone pour la santé mentale, 09/2007.

[9« Les effets cliniques de la souffrance psychique d’origine sociale », Mental Idées n° 11, Dossier Souffrance et société, Ligue bruxelloise francophone pour la santé mentale, 09/2007.

[10« Les effets cliniques de la souffrance psychique d’origine sociale », Mental Idées n° 11, Dossier Souffrance et société, Ligue bruxelloise francophone pour la santé mentale, 09/2007.

[11« Les effets cliniques de la souffrance psychique d’origine sociale », Mental Idées n° 11, Dossier Souffrance et société, Ligue bruxelloise francophone pour la santé mentale, 09/2007.

[12« Les effets cliniques de la souffrance psychique d’origine sociale », Mental Idées n° 11, Dossier Souffrance et société, Ligue bruxelloise francophone pour la santé mentale, 09/2007.

[13« Les effets cliniques de la souffrance psychique d’origine sociale », Mental Idées n° 11, Dossier Souffrance et société, Ligue bruxelloise francophone pour la santé mentale, 09/2007.

[14Patrick Declercq, Les naufragés, Plon, 2001

[15« Les effets cliniques de la souffrance psychique d’origine sociale », Mental Idées n° 11, Dossier Souffrance et société, Ligue bruxelloise francophone pour la santé mentale, 09/2007.

Cet article est paru dans la revue:

n° 48 - avril 2009

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