La demande ’a minima’ adressée au généraliste met en évidence les défauts de communication et de collaboration entre eux et le secteur spécialisé.
La demande ’a minima’ de prise en charge concerne toutes les assuétudes. Afin de ne pas alourdir la réflexion présentée ici avec la complexité des situations dans leurs dimensions médicales, juridiques, sociales, psychologiques et institutionnelles, nous avons « en tête » (sauf exception précisée) l’image d’un usager d’héroïne en traitement de substitution demandant à son généraliste une prise en charge en milieu spécialisé.
Dans le décours du suivi des usagers de drogues en médecine générale, une demande de prise en charge en milieu spécialisé est fréquente.
Dans ce cadre, le terme « demande a minima » sonne un peu faux. Dans sa pratique « tout venant », le généraliste est confronté à longueur de journées à des demandes déraisonnables : médicaments inutiles, examens « vus à la télé », avantages sociaux non justifiés, certificats pour un oui pour un non. Une demande fréquente, bien qu’en régression sera de pouvoir « dormir à l’hôpital ». Cette demande nous rapproche de la demande de l’usager de drogues qui souhaite passer une étape dans son traitement. Sont-ce des demandes ’a minima’ ? De manière provocatrice, on pourrait dire que la demande est toujours ’a minima’ quand elle vient du patient et qu’une demande « pas a minima » est celle qui germe dans le cerveau du médecin supposé savoir ce qui est bon pour le patient. De façon plus réaliste, la demande « pas a minima » est sans doute celle qui, à partir d’une demande « primaire », se construit peu à peu avec le patient, qui se négocie et qui prend sens dans une stratégie, dans un plan de traitement.
Adressée au généraliste, la demande de prise en charge en milieu spécialisé est rarement une demande contrainte. Quand c’est le cas, c’est généralement sous la pression de la famille ou du conjoint, obéissant à divers mobiles qui oscillent entre le souhait d’aider le patient et celui de l’éloigner, entre l’adhésion au mythe de la médecine toute-puissante qui va « guérir » cette maladie et la diabolisation de la méthadone. Cette dernière motivation, au premier abord étonnante, illustre la difficulté pour les familles d’appréhender la situation : en pensant « il faut l’hospitaliser pour le sevrer de méthadone car il sera guéri quand il arrêtera cette saleté », elles font du traitement un écran qui escamote complètement le problème de départ.
La plupart du temps, c’est dans le cadre du traitement ambulatoire que le patient exprime une demande spontanée d’être pris en charge en milieu spécialisé.
Cette demande peut indiquer que le patient ne sait pas où s’adresser et cherche de l’information : éventualité rare car à l’exception des débutants dans la carrière d’usager en traitement, le patient connaît le réseau aussi bien que le généraliste. Plus souvent, la demande signifie que le patient veut impliquer son médecin. Parfois, c’est pour l’instrumentaliser, dans l’espoir qu’il le débarrasse des démarches en les faisant luimême ou que son intervention lui obtienne des passe-droits ou des priorités. Parfois, c’est pour exprimer un mécontentement ou une impatience devant l’évolution du traitement. Parfois c’est pour échapper au milieu, aux huissiers, aux pairs à qui on ne sait pas résister ou à qui on doit un peu trop d’argent, à la famille qui menace, au quartier, au squat, à la faim et au froid pour les plus démunis.
Fait remarquable, la demande d’hospitalisation privilégie rarement la dimension médicale, même parmi les patients ayant de graves atteintes somatiques.
Ainsi, les raisons de la demande sont variées. Il s’agit de les décortiquer.
Premier obstacle : l’urgence. Jeune médecin (jadis donc), vers les quatre heures du matin, j’ai été appelé en garde par des patients inconnus. Une voix houblonnée s’enlise dans le téléphone : « Docteur, venez vite, c’est pour Fifine, elle a décidé d’arrêter de boire ». Apparemment, c’est l’urgence « là, maintenant ». Mais en même temps l’urgence s’inscrit dans la durée : c’est le raptus sur les services d’urgences du patient qui a « mal depuis des années et maintenant ça suffit, docteur faites quelque chose ! ». L’urgence, c’est presque toujours un relief, un paroxysme sur une route que l’on suit depuis longtemps.
Sauf en présence d’un risque vital à court terme (pathologie physique ou psychique décompensée), il est inutile et irréaliste de se laisser imbiber de l’atmosphère de l’urgence. Moment difficile car le dialogue rationnel que tente le généraliste pour clarifier la demande a peu de poids pour le patient. Il s’agit pourtant d’identifier ce qui fait paroxysme à ce moment précis, afin d’y apporter une réponse et de donner à la demande le temps de se structurer.
L’histoire de la prise en charge est une aide précieuse. Au début d’un traitement de substitution, le patient est obnubilé par les produits, ses consommations, son dosage de méthadone, les problèmes liés à la consommation. Le temps s’écoulant, pour chacun à son rythme, se creuse, doucement, une distance avec ce monde centré sur la drogue. Une réflexion sur soi peut s’installer, l’identité de « tox » n’envahit plus tout le champ de la conscience. L’amélioration de l’environnement matériel, social, juridique laisse du temps pour l’élaboration psychique. A ce moment, le travail du généraliste sera de baliser la route vers une prise en charge ’psy’ spécialisée et, à terme, vers une réinsertion. Cet historique est évidemment idyllique, la réalité le chahute, lui fait prendre d’énormes détours ou parfois le ruine. Mais c’est dans ce cadre que les demandes doivent être interprétées, c’est en les intégrant dans une stratégie basée sur cette évolution que la réponse à la demande a le plus de chances d’être adéquate.
C’est en prenant en compte à la fois le moteur de la demande (esquissé au premier paragraphe) et le moment dans l’histoire du traitement où apparaît cette demande que le généraliste va la travailler. Tant qu’une élaboration psychique sera barrée par les produits ou l’environnement, soutenir une demande d’institutionnalisation relèvera d’une stratégie de survie (souvent légitime) plutôt que d’un objectif « difficile » de sevrage ; plus tard dans le suivi, une perspective de récupération d’autonomie et de réintégration sera envisageable. L’essentiel sera de mettre en lumière l’objectif avec le patient et d’inscrire l’épisode dans une histoire, de gérer le temps, de construire ses demandes avec lui.
Le généraliste a « recadré » la demande. Le patient reste libre d’adresser la demande à l’institution de son choix, de se faire présenter ou pas par son généraliste. Quel que soit le chemin choisi, il va falloir établir une chaîne de soins. C’est là que ça se corse !
Les scénarios sont nombreux et variés. Examinons-en quelques-uns.
Le patient A « disparaît ». Il reviendra nous apprendre qu’il a été hospitalisé ou institutionnalisé, qu’il a été mis à la porte pour non respect répété des règles, ou qu’il a été sevré avec succès mais qu’il s’est retrouvé à la case départ une fois dehors, avec rechute. « Docteur, je veux reprendre mon traitement » ou « Voilà mon histoire, je ne peux pas retourner chez mon docteur d’avant, il sera fâché, pouvezvous me prendre… ».
B a passé la « sélection » et attend qu’une place se libère. Le médecin le soutient, mais la place traîne. Alors « ça déconne trop » et il laisse tomber. C ne consomme plus mais se sent toujours fragile. A force de discuter avec son médecin, il se rend compte qu’il n’arrive pas à arrêter la méthadone alors qu’il n’en a plus besoin. Il est « mûr » pour un travail psychologique. Mais sans ressources. Il s’adresse au psychiatre de là-bas mais, débordé, il se contente de distribuer la méthadone et les psychotropes à tour de bras et ne parle pas. Il va ailleurs, mais il doit payer, il ne peut pas suivre… On finit par trouver une solution, mais le courage et la motivation en ont pris un coup.
D a longuement discuté avec son généraliste pour une prise en charge spécialisée. Mais dès les premiers contacts, tout ce qui a été construit s’évapore, on le passe de la méthadone au Suboxone® et on met sa mutuelle en ordre mais il attendait plus.
Le traitement de E lui suffit mais à la maison c’est intenable. La situation est effectivement pathogène. Où aller ? Il n’a pas de demande, mais il va s’en inventer une pour se faire hospitaliser. Et ça marche.
Ces cas sont bien sûr choisis pour mettre les problèmes en évidence. Il y a d’autres cas où une demande mûrie est acceptée de manière adéquate et atteint ses objectifs. Les cas problématiques mettent en évidence la difficulté à construire une véritable chaîne de soins dans le mode d’organisation actuel.
La communication
La communication entre généralistes et structures spécialisées est défecteuse, parfois inexistante.
Il y a des exceptions, des coordinations et des réseaux qui communiquent mais c’est insuffisant. Le patient, libre, peut choisir des intervenants qui ne font pas partie du réseau ou de la coordination. Trop de généralistes travaillent encore de manière isolée, avec des petits réseaux vite dépassés et toujours à reconstruire. Trop d’institutions oublient totalement le médecin traitant et voient arriver le patient comme s’il n’avait aucune histoire médicale. Il faut développer une « culture de l’autre intervenant » et y consacrer les moyens : visibilité (qui fait quoi), accessibilité (téléphone), échange d’informations (dans les limites de la confidentialité posées par le patient).
La collaboration
Si la communication est défectueuse, la collaboration l’est forcément. Tout le monde est débordé, chacun construit son plan de soins, son projet pour le patient, mais, faute de temps, sans intégrer les intervenants de l’ « avant » et de l’ « après ». Or pour le patient, le « pendant l’institutionnalisation » n’est qu’une étape dans une histoire, il reviendra à son « avant » si rien n’a changé « dehors » et pour « l’après ». Il est donc important lors du « passage » du patient du généraliste à l’institution que les projets du patient mais aussi des intervenants soient concertés et inscrits dans une continuité à long terme.
Inaccessible ’psy’
C’est un constat général, la profession est en crise. Le « psy », pour le généraliste, c’est la gestion du manque… de psy ! Au moment où il a atteint les limites de sa compétence, où adresser son patient qu’il a accompagné et motivé à faire un travail sur lui ? Il manque de psychiatres psychothérapeutes, de psychiatres avec lesquels travailler en collaboration, de psychiatres qui ont une place avant dix mois, de psychiatres et de psychologues financièrement accessibles. Il manque d’intervenants du champ ’psy’ qui puissent prendre en charge un usager de drogues sans se focaliser sur la drogue. Ce n’est pas la place ici de discuter des besoins de la profession, tant au niveau de la valorisation de la formation que du soutien des professionnels sur le terrain. Mais tant que ces carences ne seront pas comblées, ce sont les besoins de la population qui ne seront pas rencontrés.
Quand le généraliste travaille la demande de son patient, il a tendance à négliger les contraintes institutionnelles, et l’institution le lui rend bien. A Bruxelles, il y a les organismes agréés pour les soins aux toxicomanes, un peu plus loin il y a les hôpitaux et le secteur ambulatoire de santé mentale. Tout ce monde est focalisé sur son objet social, qui est aussi sa source de financement. Et puis il y a les généralistes, une nuée d’indépendants, peu structurés, fonctionnant majoritairement à l’acte, dans une logique organisationnelle complètement différente. Ils accueillent grosso modo 50% des usagers. La demande ’a minima’ est le moment où se révèle le fossé entre ces deux mondes. Il est temps de bâtir des ponts. ABC…
n° 59 - janvier 2012
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...