Jusqu’aux premières élections syndicales en 1998, les représentants des spécialistes et en particulier du lobby hospitalier ont dominé l’organisation des soins en Belgique, de la formation des professionnels au financement des prestataires. Depuis, le paysage syndical a bougé, et bouge encore. La voix des généralistes est enfin entendue et les besoins en soins primaires commencent à être pris en considération. Mais ce combat est loin d’être terminé.
Notre système de soins de santé belge se caractérise par :
• une conception libérale de la médecine : la plupart des prestataires de soins sont indépendants, payés à l’acte et jouissent de la liberté diagnostique et thérapeutique ;
• un régime d’assurance obligatoire soins de santé dont la gestion fait l’objet d’une importante concertation entre les différents acteurs du secteur : organismes assureurs, professionnels de la santé, « financeurs », autorités publiques ;
• le libre choix des patients, tant en ce qui concerne le prestataire de soins que l’établissement de soins, ce qui implique également le libre accès au médecin spécialiste [1].
Dans ce contexte, est née une dynamique concurrentielle entre les prestataires, en lieu et place d’une dynamique qui aurait dû être complémentaire.
Le paradigme biomédical valorisant l’usage de la technologie, l’hôpital comme lieu privilégié des soins et la spécialisation des praticiens s’est imposé au fil du temps au détriment du développement des soins primaires. Et cela dans une logique techno-scientifique mais aussi de pouvoir et d’intérêts économiques (matériel médical, bâtiments hospitaliers…).
Dans ce contexte de concurrence, la création de syndicats différents s’est basée sur la différence des conceptions qu’ils défendent pour articuler les différentes lignes de soins et des liens qu’ils entretiennent avec l’Etat et le système des soins de santé.
Le Cartel (ASGB-GBO) [2] a une conception d’un syndicalisme médical défendant les intérêts des médecins généralistes et des spécialistes (dans une dynamique favorable à la revalorisation de l’acte intellectuel et à l’échelonnement des soins) tout en participant à la mise en oeuvre de la politique sociale et de santé publique, convaincus que des alliances sont possibles parce qu’il y a intérêts communs dans la sauvegarde du système.
L’Association belge des syndicats médicaux (ABSyM [3]) quant à elle, défend le caractère libéral absolu de la profession. « En filigrane de cette défense de la liberté d’exercice se profile une volonté de combattre toute mainmise de l’Etat sur une profession libérale » [4] dont les groupes les plus forts ont accaparé le pouvoir, principalement financier, au détriment des plus faibles : les médecins généralistes en particulier.
Dans cet esprit de rivalité, a été organisée la « négligence » vis-à-vis de la spécificité de la première ligne et en particulier celle de la médecine générale.
En effet, dès la formation, la médecine générale est malmenée dans sa dimension globalisante par des études universitaires encore trop influencées par le courant dominant spécialisé hospitalier malgré les efforts remarquables des CUMG [5]. L’élite hospitalo-universitaire diffuse un savoir très parcellisé, dont on ne conteste pas la pertinence, mais au détriment d’une vue transversale, holistique, globale, et de santé publique, nécessaire aux soins primaires.
La question se pose aussi du manque de formation à l’interdisciplinarité dans les divers lieux et temps de formation sachant que l’organisation du travail s’élabore aujourd’hui plus fréquemment en équipe mono- ou pluridisciplinaire, ajoutant la nécessaire gestion des relations interpersonnelles professionnelles.
Soulevons un problème de taille révélant l’état d’indigence auquel est confiné l’apprentissage aux soins primaires : la nécessité pour les CUMG de se faire subsidier par les firmes pharmaceutiques, le financement étatique étant réellement insuffisant. L’interrogation en découle quant à la garantie d’indépendance de l’apprentissage à la spécificité de la médecine générale.
Les mêmes problèmes et questionnements sont de mises pour notre Société scientifique de médecin générale (SSMG).
Financièrement, la médecine générale est défavorisée par notre Commission nationale médico-mutuelliste (CNMM), qui a choisi, pendant de trop longues années, grâce à la suprématie des spécialistes et des hospitaliers, en accord avec les mutuellistes, d’investir préférentiellement dans la médecine technique, spécialisée, la mettant, elle, en première ligne et au hit parade de l’offre de soins, « en réduisant, de facto, les missions de la médecine générale à des rôles subalternes : soins de dépannage, tâches administratives, médecine de pauvres, médecine économique… ».
L’ABSyM est toujours majoritaire dans une vue globalisante des suffrages : c’est pourquoi la majorité des spécialistes peut s’imposer en négociation à la majorité des médecins généralistes, représentés par le Cartel. Notons que certains présidents de l’ABSyM sont aussi gestionnaires d’hôpitaux.
Dans ce processus de négociation, les mutualités y jouent un rôle particulier. Elles ont certes clairement à l’esprit la maîtrise du volume des dépenses de l’Assurance maladie-invalidité et la sécurité tarifaire des patients, mais au fil du temps, elles sont devenues, elles aussi, organisatrices de soins avec leurs polycliniques et leurs hôpitaux, ce qui a complexifié leur position dans les négociations...
Les partenaires à la table des négociations ont donc été trop longtemps trop peu intéressés par la défense de la première ligne… bien qu’aujourd’hui nous constatons un changement d’attitude. Il est vrai que le budget des soins de santé s’emballe. La scission communautaire et la privatisation menacent. Les pouvoirs publics sont contraints de chercher des solutions pour sauver le système solidaire. La première ligne retrouve certaines grâces aux yeux des politiques et des mutuellistes qui l’entrevoient comme un instrument de maîtrise des coûts sans encore lui accorder son réel statut d’utilité en santé publique. On assiste à des ébauches prometteuses de revalorisation de la médecine générale par les deux derniers ministres, rejoignant les thèses du Cartel, introduisant, entre autres, une politique d’installation et une ébauche timide d’échelonnement « à l’endroit » des soins.
Parce que, insidieusement, c’est un véritable système d’échelonnement « à l’envers » qui s’est structuré. Dans le domaine des maladies chroniques, les pouvoirs publics subsidient des centres multidisciplinaires spécialisés « de référence » accessibles en première ligne, et exclusifs dans certains de leurs avantages (certains remboursements leurs sont exclusivement réservés). Des équipes hospitalières sont déléguées à domicile, poussant peu à peu du pied les soignants naturels du domicile : les généralistes, les infirmiers et kinésithérapeutes indépendants, parfois soignant de longue date les patients concernés. On ne compte plus le nombre de médicaments, parmi les plus chers, soumis à des règles contraignantes de prescription, organisant le recours obligé et systématique à la médecine spécialisée.
Pour protéger notre système de soins particulièrement efficace et généreux, la société a investi l’Etat d’une mission de tutelle afin d’éviter le gaspillage des fonds publics par une régulation économique et de protéger les patients par une surveillance de la qualité des soins…
La maîtrise du budget a imposé son « verrouillage » et la récupération des dépenses excédentaires.
L’établissement de règlements et de moyens de contrôles sophistiqués a mené, entre autres, aux fameux profils de prestations et de prescriptions, individuels pour chaque prestataire et collectifs au sein des Groupes locaux d’évaluation médicale (GLEM), avec obligation pour les médecins de s’auto-évaluer individuellement et collégialement. Se met ainsi en place une interdépendance responsable.
C’est toute la mise en question de l’autonomie individuelle et du monopole de la profession qui se révèle dans l’établissement de cette tutelle sur la profession. Certains, plutôt absymistes, « la vivent comme signe de défiance vis-à-vis de leur profession »1, d’autres, plutôt du Cartel, « comme instrument de régulation globale au service de l’intérêt général » [6]
Bien que toujours minoritaire, la représentation généraliste a pu faire entendre sa voix depuis les élections syndicales en 1998 et obliger à l’amorce d’une réelle revalorisation de la première ligne et prise en compte de son utilité en santé publique.
Mais en 2005, le SVH a quitté le Cartel, voulant créer en Flandre une structure unique des seuls généralistes pour tenter de défendre plus radicalement la médecine générale.
Les résultats de l’essai sont malheureusement catastrophiques. Ils ont provoqué l’éclatement total de la représentation syndicale néerlandophone, l’incertitude quant à leur possibilité de se présenter aux élections de 2006 et l’affaiblissement de toute la représentation généraliste nationale.
A côté des organisations représentatives professionnelles oeuvre une série d’organisations voulant rencontrer plus largement les intérêts des médecins généralistes. Ces organisations s’invitent de plus en plus fréquemment en réunion avec les instances de l’Etat, court-circuitant les syndicats, seules instances élues démocratiquement. Le défi pour les syndicats sera de trouver des accords de collaboration avec ces différentes organisations pour éviter une autre voie de fragmentation de la parole généraliste.
On peut penser que l’enjeu sera de trouver un équilibre entre les revendications de chaque ligne de soins et la nécessité d’une articulation, reconnue et financée, entre elles. Ceci nécessite une refonte totale du fonctionnement de la CNMM pour qu’elle devienne un réel outil de politique de santé et non un lieu d’entérinement des revendications des groupes professionnels les plus puissants.
L’enjeu sera aussi de trouver un équilibre entre les revendications de la profession médicale, attachée à ses libertés et son autonomie, et les impératifs d’ordre économiques et de santé publique de l’Etat.
La qualité des soins ne serait-elle garantie que dans l’assurance… des libertés diagnostiques et thérapeutiques des médecins et de libre choix de médecin par le patient ? N’est-elle donc pas particulièrement garantie aussi par l’investissement des acteurs de santé dans une démarche collective éclairant les soins individuels, soucieux des meilleurs soins au meilleur endroit par le meilleur acteur, soucieux de la préservation du système solidaire le plus large possible ? Et dans la recherche de plus-value que les soins primaires peuvent offrir en santé publique, tant dans les démarches curatives que préventives, palliatives et d’éducation à la santé ?
L’enjeu pour les médecins sera la réussite de la « gestion de leurs dépendances »1 au système de santé auquel ils doivent leur pérennité financière et la réussite de la « gestion de leurs interdépendances » entre confrères, partenaires de négociations, autres professionnels de la santé et patients-citoyens. .
[1] Christophe Buret : « Une profession libérale dans tous ses états », La Médecine Générale, Etude d’un dispositif de régulation, 2004-2005.
[2] GBO : Groupement belge des omnipraticiens, principal syndicat généraliste francophone. Le Cartel rassemble le GBO, l’ASGB, syndicat néerlandophone rassemblant des spécialistes et des généralistes et jusqu’à sa récente sécession et le SVH, équivalent néerlandophone du GBO.
[3] ABSyM : Association belge des syndicats médicaux, syndicat largement dominé par les médecins spécialistes et principalement par les hospitaliers.
[4] Christophe Buret : « Une profession libérale dans tous ses états », La Médecine Générale, Etude d’un dispositif de régulation, 2004-2005.
[5] Centre universitaire de médecine générale.
[6] Christophe Buret : « Une profession libérale dans tous ses états », La Médecine Générale, Etude d’un dispositif de régulation, 2004-2005.
n° 37 - juillet 2006
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...