La pair-aidance est une fonction innovante qui s’appuie sur l’expérience du vécu, qui privilégie les liens sociaux, la philosophie du rétablissement, l’entraide, la participation et la citoyenneté.
Les pairs-aidants sont des personnes qui ont elles-mêmes vécu l’expérience de la grande souffrance psychique et/ou sociale. Pour faire face à cette grande souffrance, ils ont développé des compétences et mobilisé des ressources. Ils s’en sont « sortis suffisamment ». On dit qu’ils sont en rétablissement. Ils ont tiré un savoir de cette expérience de vie et ils souhaitent mettre cette expérience (en situation complexe) ainsi que leur expérience du rétablissement (expérience vers un mieux-être) au profit d’autres qui vivent des expériences similaires.
Ils vont contribuer à développer et renforcer les paradigmes du rétablissement, de l’empowerment ou d’amélioration de la qualité de vie auprès des bénéficiaires et des équipes ; le rétablissement étant, selon William Anthony [1], un processus foncièrement personnel et unique qui vise à changer ses attitudes, ses valeurs, ses sentiments, ses objectifs, ses aptitudes et ses rôles. C’est un moyen de vivre une vie satisfaisante, remplie d’espoir et productive malgré les limites résultant de la maladie. Le rétablissement va de pair avec la découverte d’un nouveau sens et d’un nouveau but à sa vie, à mesure que l’on réussit à surmonter les effets catastrophiques de la maladie mentale… Il aide à surmonter les effets destructeurs des souffrances psychiques et de l’exclusion [2]. Bernard Pachoud [3] ajoute que la perspective du rétablissement requiert une stratégie différente et complémentaire de celle des soins.
Le soutien des pairs-aidants met en évidence que l’on peut tirer de son vécu des enseignements, vivre avec ses vulnérabilités sans les subir, développer des ressources et potentiels malgré la maladie, la souffrance et ses stigmates. Le processus de rétablissement fait évoluer les personnalités, les modes de vie et de pensée, mais aussi les relations sociales. Il y a là un parcours initiatique profondément singulier, que les pairs-aidants peuvent soutenir d’autant plus efficacement qu’ils l’ont eux-mêmes exploré. « La pair-aidance fut d’abord une réponse évidente à mon parcours difficile, et une perspective d’avenir réjouissante, témoigne Damien. La coconstruction du savoir et la participation à de nombreuses conférences a renforcé ma confiance et m’a aidé à évoluer notamment au travers des échanges avec la classe. J’ai beaucoup de sympathie, d’empathie pour mes pairs et cela m’emmène toujours plus loin sur le chemin du rétablissement. J’aimerais vraiment faire de la pratique d’expertise de vécu mon métier. »
Un pair-aidant, un « patient expert », peut venir compléter le savoir scientifique des soignants et collaborer activement avec eux.
La pair-aidance s’exerce de manière informelle depuis bien longtemps au sein des familles, entre amis, dans les couloirs des institutions, dans la rue… Elle se déploie sous forme de combat dès les années 1970 outre-Atlantique, le slogan « Nothing about us without us » (« Rien pour nous sans nous ») marquant la volonté des usagers d’être impliqués dans les politiques de soins. L’Organisation mondiale de la santé n’exprime pas autre chose dans sa déclaration d’Alma-Ata en 1978 : « Tout être humain a le droit et le devoir de participer individuellement et collectivement à la planification et à la mise en œuvre des soins de santé qui lui sont destinés » [4].
La loi sur les droits du patient en 2002 et la réforme de la santé mentale en 2010 vont contribuer en Belgique à favoriser l’implication des usagers dans les politiques de soins. Peu à peu ils sont encouragés à prendre place au cœur de dispositifs où leurs besoins et ceux de leur entourage sont mieux entendus, où leurs droits sont mieux reconnus. Progressivement, les notions d’empowerment et de rétablissement se développent. La pair-aidance s’exerce aujourd’hui sous forme de bénévolat, mais aussi, parfois, de manière salariée. Certains modèles la prônent et en même temps ne parviennent pas à totalement la reconnaitre ou la valoriser, par exemple via un salaire. Aucun statut ne la définit, aucun cadre ne la prévoit et pourtant, doucement, elle s’insinue dans certains services, mais surtout elle chemine dans les esprits. Les pairs- aidants, travailleurs de l’interstice par excellence, distillent l’idée d’un possible : possible rétablissement, possible espoir, mais surtout, ils l’incarnent… et parfois cela peut faire peur aux équipes d’aide et de soins.
Cette ligne bien épaisse que l’on avait tracée entre les nôtres et les fous n’est donc pas étanche ? « La première chose qui frappe dans certaines institutions de soins, c’est le partage eux/nous qui s’opère entre les professionnels et les usagers. D’un côté, il y a “nous”, les intervenants, sains d’esprit et porteurs d’un savoir sur la santé mentale et de techniques d’intervention. De l’autre, il y a “eux”, qui sont malades, et certainement ignorants quant à la manière d’aller mieux (sinon, ils n’auraient pas besoin de consulter). Ce type de clivage se retrouve partout et à tous les niveaux dans notre société qui aime catégoriser les gens : à l’école (professeurs/élèves), dans le commerce (commerçants/clients), en politique (électeurs/élus), etc. En psychiatrie, il témoigne cependant d’un processus culturel intériorisé qui, si on n’y prend garde, peut être source de stigmatisation. […] Le partage raison/déraison se situe au sein de chaque individu. Mettre une barrière entre soi et les personnes dont on prend soin est une manière de se protéger de toute “contamination du stigmate” [5]. Cette barrière invisible – rempart contre la folie – est une garantie pour l’intervenant, il ne risque pas de “perdre l’esprit”, il assure sa propre sécurité psychique en instaurant une distance qui est délimitée par son savoir. » [6] Par sa simple présence, le pair-aidant vient pointer cette démarcation et en même temps, il fissure cette ligne finalement si mince entre l’équilibre et le chaos, entre l’inclusion et l’exclusion.
La présence de pairs-aidants questionne les soignants sur leurs propres savoirs. Quels sont les savoirs qui soignent ? Quelle formation est nécessaire pour prendre soin, se soucier, aider ? Mais également sur les relations de pouvoir qui y sont si souvent associées. Ils interrogent ces injustices épistémiques avec la légitimité institutionnelle d’évoquer leurs souffrances et leur parcours de vécu. « Si je devais résumer ma collaboration avec notre pair-aidante, dit Maud, psychologue en centre de réadaptation fonctionnelle, je décrirais cette expérience par les mots suivants : riche, plus-value, porteur d’espoir pour les personnes en souffrance, crédibilité aux yeux de ces personnes. Travailler en coanimation avec une pair-aidante a été complémentaire dans mon boulot. Ses interventions ont ouvert à une autre manière de raisonner, différente de celle des professionnels. Tout en restant humble et à sa juste place, elle a pu réagir durant des situations délicates. Elle a été d’une véritable aide dans ces moments. »
Les pairs-aidants occupent souvent une place très délicate à l’interface entre les soignants/intervenants et les patients/bénéficiaires. Ils doivent jongler avec leurs forces, mais également leurs vulnérabilités. Et même s’il est évident que seule la vie (et son lot de souffrance) peut rendre pair-aidant, il est essentiel qu’ils bénéficient de soutiens adaptés à leurs missions.
Depuis 2016, l’UMons organise une formation gratuite à la « pair-aidance : santé mentale et précarités ». Chaque année une vingtaine de personnes entament cette formation et une dizaine la mènent à son terme. Ces pairs-aidants cherchent ensuite à s’insérer dans les dispositifs d’aide et de soins. Parfois, ils créent leur propre service. La formation rencontre un double objectif. Elle vise à renforcer les savoirs expérientiels dans le domaine de la santé mentale et des précarités, à favoriser l’empowerment des personnes et de leurs collectifs d’appartenance. Elle favorise également l’information sur la pair- aidance auprès des structures d’aide ou de soins du réseau psychosocial.
Le programme initial est le résultat d’un groupe de production de savoir qui a croisé les connaissances expérientielles, professionnelles et académiques de ses membres pour coconstruire des savoirs sur la pair-aidance. Cette formation est évaluée annuellement par les pairs-aidants eux-mêmes et son programme se réajuste. La pédagogie se veut participative et ancrée dans les réalités de terrain pour faire émerger l’expérience de chacun, mais aussi pour éviter un formatage de pairs-aidants. Pour cela, le groupe est composé de personnes aux profils variés (santé mentale, précarités, diagnostics et parcours de rétablissement divers) et les modules sont coanimés par des pairs-aidants, des cliniciens, des philosophes et des travailleurs sociaux. Ils permettent de produire des connaissances actualisées autour de la pair-aidance, de l’expérience des souffrances psychiques, de la débrouille, de l’aide, des soins, des processus de rétablissement ainsi que sur les contextes de vie et les ressources des réseaux locaux. C’est un espace d’expertises croisées et un lieu d’acquisition de compétences telles que l’écoute, le soutien au rétablissement, la gestion des crises, la médiation, les dynamiques familiales, l’implication citoyenne, le soutien de la capacité d’agir, etc. « Une vraie prise de recul, un apport de connaissances, beaucoup de réflexions, résume Isabelle. Il ne faut pas aborder la formation en pensant se soigner, comme il ne faut pas aborder la pair-aidance pour avancer soi-même. Ce travail doit être fait ailleurs. De toute façon, toute réflexion nous fait grandir nous aussi. »
La formation s’adresse à des personnes ayant une expérience de souffrances psychiques (usagers en santé mentale, en psychiatrie, personnes issues de structures d’aide et de soins...) ou sociales (contexte de grandes précarités, d’exil, vécu de rue, addictions et assuétudes…) et qui ont mobilisé des ressources pour y faire face. Pour pouvoir s’engager dans la formation afin de mettre son expertise et son savoir-faire au profit d’autres personnes qui vivent des situations similaires, un rétablissement de deux ans minimum est nécessaire. La formation n’est toutefois pas indispensable pour devenir un pair-aidant. Ce qui fait que les gens sont pairs-aidants, c’est la vie. La formation vient en complément, elle outille, elle aide à prendre à une certaine distance, à connaitre les institutions. Elle rassure d’ailleurs aussi beaucoup les institutions elles-mêmes en démontrant que pendant une année le candidat a su suivre un programme de formation, qu’il a été présent, qu’il a pu réaliser un stage, mener un travail de recherche. Elle vient montrer une certaine stabilité, une production que l’on peut lire. Les pairs-aidants disent aussi qu’ils se sentent plus légitimes grâce à la formation. « Je dirais qu’elle permet à chacun de prendre davantage confiance en soi et en ses capacités, dit Sophie, pédagogue et intervenante. Elle permet de renforcer le processus de rétablissement grâce au partage d’expérience et à la coconstruction et elle permet une meilleure connaissance des problématiques de santé mentale et de précarités. D’ouvrir son regard sur les autres, leur parcours, et donc de se décentrer de sa propre vision, et d’être enrichi du collectif. »
Si la pair-aidance peut présenter une réelle plus-value pour les équipes, les proches et les usagers, elle n’est toutefois pas sans risque. Les équipes qui s’ouvrent à la pair-aidance prennent celui de bousculer leur pratique, de devoir questionner sans cesse leur cadre de travail et les limites (limites relationnelles, limites des fonctions, limites du savoir, du soin, de l’aide…). Les pairs-aidants eux-mêmes prennent des risques importants. Celui d’exposer leur vécu, de partager leurs expériences, de se glisser dans l’interstice soignant/soigné, de créer une brèche, de prendre une place dans le monde du travail avec les violences institutionnelles qui y sont afférentes, le risque de ne pas être reconnu à part entière par leurs nouveaux collègues, d’être exclu… Mais finalement, n’est-ce pas cela que l’on recherche : la restauration du pouvoir de décider et d’agir, la restauration d’un sentiment de contrôle sur sa vie et donc la capacité de prise de responsabilités avec ses risques ?
[1] W.A. Anthony, “Recovery from mental illness”, Psychosocial Rehabilitation Journal, 16, 4, 1993.
[2] Ch. Van Audenhove, Le rétablissement par soimême. Vivre plein d’espoir avec une vulnérabilité psychique, LannooCampus- Racine, 2015.
[3] B. Pachoud, « Se rétablir de troubles psychiatriques : un changement de regard sur le devenir des personnes », L’information psychiatrique, 2012/4.
[4] Déclaration d’Alma- Ata sur les soins de santé primaires, 12 septembre 1978, https://www.who.int.
[5] E. Goffman, Stigmates. Les usages sociaux des handicaps, Éditions. de Minuit, coll. Le Sens commun, 1975
[6] Centre Franco Basaglia, « La stigmatisation dans le discours des professionnels », www.psychiatries.be, 27 juin 2015.
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...