Les contradictions relevées résonnent aussi à l’intérieur de l’organisation. Cette lettre ouverte a été adressée à la directrice générale de l’OMS le 22 janvier 2007, soit juste avant le déclenchement de la crise financière. Avec le recul, la mise en garde a quelque chose de prémonitoire. Extraits.
Chère Dr Chan,
Vous avez été élue directrice générale de l’OMS, après deux décennies bien décourageantes durant desquelles l’OMS a été soumise progressivement à la pression de minorités puissantes, détournée de son devoir envers les peuples qu’elle doit servir, et divertie de sa mission de santé publique. Bref, l’OMS est tombée victime de la mondialisation néo-libérale – comme la plupart des institutions sociales et économiques censées servir l’intérêt public. Un certain nombre de personnes dans le staff, dans des positions de responsabilités plus ou moins importantes, ont lutté contre les pires excès de ce processus, mais les dommages sont très étendus.
En plus de la tragédie (et du scandale) que constituent des morts et des maladies évitables, l’OMS a perdu des amis parmi les personnes qu’elle sert et elle a gagné de nouveaux et puissants partenaires à la recherche de nouvelles zones d’influence. Très certainement les peuples du monde vont la forcer à revenir à l’objectif de justice sociale et économique, et aux principes d’Alma-Ata dans la santé, principes eux-mêmes fondés sur un nouvel ordre économique international.
La Santé pour tous est devenu le slogan de l’OMS à la fin des Trente Glorieuses (1945-1975) – trente années de vrais progrès vers un monde plus juste et équitable et donc plus sain. Ce fut une ère de décolonisation ; la nécessité d’une redistribution du pouvoir et des richesses était admise, comme le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, à contrôler leurs richesses naturelles, et il y avait un engagement fort pour des services publics universels. Cet optimisme était pleinement justifié car le monde avait (et a toujours) largement assez de ressources pour assurer la paix, la sécurité et le bien-être de tous. La santé pour tous n’est pas une utopie – même s’il s’agit d’un objectif bien plus ambitieux que les Objectifs du Millénaire pour le développement qui sont vraiment des demi-mesures, définies et délimitées par le G8. Si trente années correspondent à la durée des cycles de progrès et de régression, avec un progrès social pour les peuples qui arrive toujours à dépasser un peu les régressions dues aux puissantes minorités s’efforçant de maintenir leur privilèges, nous sommes actuellement à la veille d’embarquer dans un nouveau cycle de progrès. Et votre mandat de cinq ans comme directrice générale de l’OMS coïncide avec ce nouveau cycle de progrès.
Avant de partir, j’aimerais commenter quelques remarques excellentes que vous avez faites lors de vos discours depuis votre élection, confiante que votre vision – dussiez-vous mettre en œuvre même une partie sans embûches, renforcera et accélérera ce progrès.
[…] Vous dites que « la santé est intrinsèquement liée à la fois au développement et à la sécurité et donc à l’harmonie ». Une approche de justice sociale irait plus loin en disant que la paix et la sécurité ne peuvent pas être obtenues sans la justice, et la santé ne peut pas être atteinte sans un développement équitable et émancipateur. Notre attention devrait se concentrer aujourd’hui sur l’inégalité plutôt que sur la pauvreté, non pas par préférence pour le relatif plutôt que pour l’absolu, mais parce que des rapports de force déséquilibrés sont les causes profondes de la pauvreté et de l’insécurité, et parce que l’inégalité, plus que tel niveau de richesse ou de privation, est néfaste pour la santé autant que pour la stabilité, la sécurité ou la cohésion d’une société. […]
Il est devenu à la mode de concentrer toute son attention sur les pauvres tandis qu’on ne rencontre que les riches, et de ne former des partenariats qu’avec ces riches. Afin de corriger ce problème central qu’est l’inégalité, cette tendance doit être inversée. Le moment est venu de concentrer son attention sur les riches parce que ce sont les riches et les puissants qui sont des experts en mécanismes de pouvoir inégal et ce sont les architectes des politiques et des stratégies qui produisent, renforcent et accélèrent les inégalités. Ces systèmes doivent être examinés de près, décortiqués en public et contrôlés démocratiquement. Pour clarifier, il ne s’agit pas ici d’un discours sur le bien et le mal ; ce qui est en jeu c’est un système profondément antisocial et violent, et non pas l’utilisation de ces systèmes par une poignée d’individus voraces. Les pauvres ne participent pas aux sommets du G8, aux réunions du Comité exécutif du Fond global contre le sida, la tuberculose et le paludisme, ou à celles des « fondations philanthropiques », et encore moins au Forum économique mondial de Davos où des grands PDG de corporations transnationales se voient offrir des accès encore plus privilégiés aux leaders politiques qu’ils connaissent déjà. Mais les gens pauvres tiennent aussi des meetings et ils sont représentés, même imparfaitement, au Forum social mondial (ainsi que dans les forums régionaux et nationaux), dans les réunions syndicales, les mouvements sociaux et politiques, et ailleurs. […] Votre présence au prochain Forum social mondial […] et à d’autres événements de même type […] représenterait un véritable espoir et une source d’inspiration pour les peuples du monde et un contrepoids essentiel à ces meetings de haut niveau avec les leaders des gouvernements et leurs conseillers et suppôts du secteur privé – qui sont de plus en plus les mêmes personnes.
Vous notez que « le tableau de la politique de la santé publique a l’aspect complexe d’un puzzle avec un grand nombre de joueurs, avec un nombre grandissant d’initiatives pour la santé » et vous nous rappelez que l’OMS a « mandat de par sa constitution d’agir comme l’autorité qui coordonne et qui dirige dans le domaine de la santé ». Comme vous le savez, les PPP sont maintenant considérés comme la façon de mettre en œuvre la politique de santé même si ce sont en fait des arrangements qui auraient été interdits il y a trente ans pour des raisons évidentes de conflit d’intérêt. Les agences et les organisations qui ont des responsabilités publiques forment des « partenariats » avec le secteur privé pour la seule raison que ces PPP sont devenus (ou au moins on le croit) la seule source de financement. Cette situation s’est développée parce que, sous des régimes économiques néo-libéraux, la base fiscale a été systématiquement minée et détruite et les budgets du secteur public coupés. Ce développement est le résultat de l’influence même des compagnies transnationales qui exercent une influence prépondérante sur les gouvernements, de concert avec les institutions financières internationales. La solution à ce problème n’est pas, pour les organisations publiques, d’aller mendier au secteur privé ni chez les philanthropes célèbres, qui ont toutes sortes d’intérêts dans ces activités. La solution c’est la justice économique y compris une base fiscale adéquate nationale et internationale pour financer les services publics et les institutions publiques comme l’OMS à travers des budgets réguliers pour qu’elles puissent accomplir leur mission internationale sans l’ingérence des grandes compagnies. Vous rapportez que « le montant de l’argent mis à disposition par les Fondations, les agences de financement et les gouvernements donateurs est sans précédent ». Ce sera vraiment un atout si vous êtes à même d’utiliser ces fonds pour poursuivre votre vision et vos priorités, comme c’est de votre droit et de votre devoir. On pourrait même argumenter que si l’OMS avait pu remplir son mandat juste sur le budget régulier, même avec un personnel très réduit mais dévoué à la cause de son mandat constitutionnel, beaucoup plus de progrès vers la santé pour tous auraient été accomplis.
Comme vous le dites « les soins de santé primaires » sont vraiment la première pierre pour construire des systèmes de santé capables. Ils sont aussi les centrales pour le développement de la santé et la sécurité des soins communautaires. Les soins de santé primaires resteront lettre morte s’ils ne sont pas soutenus par une base fiscale équitable et d’autres formes de justice redistributive (annulation de la dette et réparations, commerce équitable, abolition des paradis fiscaux, contrôle démocratique des activités des transnationales, etc.). L’OMS elle-même a besoin d’établir des objectifs pour le niveau de budgétisation centrale, peut-être de l’ordre de 70 % des dépenses totales, et que ce pourcentage aille croissant tous les ans jusqu’à ce que toute influence indue soit éliminée. Le secteur privé n’a pas sa place dans l’élaboration d’une politique de santé publique tant au niveau national que global. Cela bien sûr n’exclut pas des interactions responsables spécifiques comme par le passé, mais cela exclut les partenariats car des partenaires doivent partager les mêmes objectifs.
L’OMS est l’autorité technique, mondiale dans le domaine de la santé, c’est l’un de ses quatre atouts principaux, vous le dites et vous ajoutez : « nous pouvons être tout à fait sûrs de nous dans notre direction », […] que « l’OMS doit influencer l’agenda de la recherche et développement ». Le rôle de l’OMS comme autorité technique mondiale est son atout maître. A ce titre, il est d’autant plus important qu’elle se préoccupe de la crise actuelle dans le monde scientifique et se réapproprie les systèmes de connaissance pour le bien public.
La commercialisation de la science et les liens étroits entre l’industrie et les institutions académiques [1] devrait être un sujet d’inquiétude centrale pour l’OMS. A cet égard le public a tout à fait le droit de demander que les récents rapports de l’OMS sur les effets sanitaires de Tchernobyl et la sécurité des aliments génétiquement modifiés aient été recherchés, développés et produits par une vaste consultation de scientifiques indépendants sans conflits d’intérêt. […] Etant donné le niveau élevé de morbidité et de mortalité évitable, le retour et l’émergence de maladies infectieuses respectivement anciennes et nouvelles, et les effets dévastateurs de la dégradation de l’environnement et de l’appauvrissement en ressources sur la santé des populations, le monde ne peut pas se permettre de s’appuyer sur la science « corporatiste »/privée. En tant que l’autorité technique en matière de santé, l’OMS doit être le leader d’un mouvement pour transformer la façon dont est conduite la recherche scientifique y compris ses sources de financement, ainsi que l’acquisition et l’utilisation des connaissances...
Vous dites que « nous partageons les fondations éthiques des professions de santé. Elle est prévenante, soigne, est scientifique de nature vouée à la prévention et au soulagement de la souffrance humaine. Cela nous donne une autorité morale et un système des plus nobles de valeurs éthiques. » Il n’a pas toujours été facile pour le staff de rester fidèle au mandat de l’OMS ni de maintenir le respect pour des valeurs éthiques en tant que fonctionnaires pendant les années néo-libérales. La pression a parfois été extrême lorsque l’indépendance des fonctionnaires internationaux a été de plus en plus remise en cause. Comme vous le savez, les relations entre le personnel et l’administration ce sont dégradées jusqu’à produire la première action massive (débrayage de 700 membres du personnel en novembre 2005) dans l’histoire de l’organisation. Le personnel a débrayé en dépit de menaces de sanctions disciplinaires y compris de licenciements, de la part du bureau du directeur général ce qui a montré non seulement un ras le bol immense du staff mais aussi un manque de respect extraordinaire pour les règlements internationaux du travail de la part d’une agence des Nations Unies. Ce débrayage n’aurait pas dû être déploré, lamenté ou sanctionné. Ce fut un signal d’alarme envers les membres constituants et l’audience plus large de l’OMS que des changements radicaux étaient nécessaires. Le personnel qui a lutté contre les tendances néo-libérales a été souvent jugé « coupable » de trop s’attacher aux principes de Alma Ata, qui, reconnaissant l’importance des déterminants sociaux et économiques de la morbidité et mortalité évitables, soulevaient la nécessité de se confronter avec les structures de pouvoir internationales, et insistaient sur une approche large de la santé publique qui prennent en compte ces déterminants. Ces grévistes rejoignaient un vaste mouvement des organisations de la société civile qui demandent un retour aux valeurs et aux principes de Alma Ata ; mouvement à l’origine de la création de la Commission de l’OMS sur les déterminant socio-économiques de la santé. […]
En discutant des questions ci-dessus avec des collègues, on m’a souvent dit qu’avec ma perspective je devrais travailler pour une ONG, que mon point de vue est « politique » et que l’OMS n’est pas une agence qui « met en œuvre ». A la première observation, je réponds que le personnel de l’OMS devrait être plus attaché aux valeurs et aux principes d’Alma-Ata que le personnel de n’importe quelle autre organisation, de la même façon que le personnel des Nations Unies devrait être sur le devant de la scène dans la défense de la Charte des Nations Unies. Ma réponse au deuxième commentaire c’est que la santé est un sujet hautement politique, que l’approche des soins de santé primaires et de la Santé pour tous a été et reste un projet politique – et que l’approche néolibérale de la santé et des systèmes de santé est, elle aussi, politique. […] Ma réponse au troisième commentaire est que finalement, même si l’OMS n’est pas une agence de mise en œuvre, elle a un devoir clair d’identifier et de promouvoir des politiques et des stratégies sur la base de sciences sérieuses qui ont fait leurs preuves pour subvenir aux besoins fondamentaux pour la santé, entre autres.
Pendant les décennies néolibérales, le personnel s’est trouvé dans une position inconfortable avec un devoir de loyauté au mandat constitutionnel de l’OMS et à la Charte des Nations Unies d’un côté, et de l’autre côté – puisqu’il s’agit d’une agence intergouvernementale – des obligations vis-à-vis des États membres (ou plutôt de certains États membres) et aux dirigeants actuels et leur interprétation particulière de ce mandat. […] L’OMS a failli dans son devoir de dénoncer les politiques néolibérales telles que des règles de commerce injustes, la dette odieuse, la libéralisation à outrance des économies, la privatisation des services publics, le pillage des ressources nationales, malgré le fait que nous avons toutes les preuves possibles de l’effet dévastateur sur la santé des populations de ces politiques, des effets sur la pauvreté et les inégalités, que cela empêche les peuples de se procurer de l’eau et de la nourriture de façon adéquate, et que cela maintient plus de la moitié de la population du monde dans un état scandaleux de misère. […] Le staff devait-il choisir la loyauté aux occupants actuels de postes de responsabilité et envers certains États membres, plutôt que la loyauté envers les peuples du monde qui sont souvent si mal représentés par leurs gouvernements ? Devraient-ils par respect les Droits de l’Homme, faisant confiance à leur propre jugement moral, faire pencher la balance dans ces conflits de loyauté ?
« La façon dont les citoyens des pays riches vivent leur vie actuellement est, dans l’ensemble, moralement acceptable [2]. » Reconnaître que « le préjugé favori de quelqu’un » est foncièrement un tort est quelque chose de fondamental dans la lutte pour la justice sociale et la Santé pour tous. Le staff de l’OMS et d’autres organisations des Nations Unies peut être mal informé (en omettant de se renseigner auprès de sources alternatives) et être sujet à désinformation (en acceptant la pensée unique des sources conventionnelles dominantes). Il n’empêche que les fonctionnaires internationaux ne peuvent pas prétendre « ne pas savoir ». Le moment est venu de se poser la question : est-ce que la façon dont les fonctionnaires internationaux remplissent leurs fonctions répond à la Charte des Nations Unies et à la constitution de l’OMS, et est moralement acceptable ? Ou bien est-ce une forme de croyance dans « notre préjugé chéri » ?
Dr Chan, la vision que vous avez articulée est exemplaire et une inspiration pour le staff. Mais vous aurez besoin que le personnel ait le courage de ses convictions, qu’il se tienne debout face à une opposition puissante et qu’il reste fidèle au mandat de l’OMS, s’ils doivent vous assister dans sa réalisation.
[1] Cette section est inspirée par la Convention sur la connaissance, Institut sur la science dans la société. http://www.i-sis.org.uk/ conventiononknowledge.php.
[2] T. Pogge., World Poverty and Human Rights, Polity Press, 2002.
n° 78 (Numéro spécial Congrès) - mars 2017
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...