Les enjeux de la lutte contre le VIH/sida se sont drastiquement transformés ces dernières années. D’une part, les progrès médicaux et thérapeutiques consacrent le nouveau paradigme du « traitement comme prévention » : une personne séropositive sous traitement ne transmet plus sexuellement le VIH. D’autre part, les stratégies de prévention intègrent l’importance des droits et de la non-discrimination des personnes séropositives et des minorités sexuelles, sans toujours y parvenir malheureusement. Aujourd’hui, il s’agit d’insister sur la nécessité d’une approche positive et globale de la santé sexuelle.
Quand l’épidémie de sida émerge sur la scène publique belge au début des années 1980, les médias soulignent immédiatement qu’elle touche particulièrement les homosexuels masculins belges et les hétérosexuels originaires d’Afrique centrale [1]. La désignation de ces « groupes à risque » va renforcer la stigmatisation déjà forte à leur égard et invisibiliser d’autres groupes, notamment les femmes. Il faudra d’ailleurs attendre 1984 pour que la possibilité d’une transmission du VIH par les femmes soit scientifiquement reconnue [2] et 1986 pour que les politiques publiques s’orientent vers une universalisation des risques. La notion de « groupe à risque » est alors remise en question au profit des « comportements à risque » et les campagnes choisissent désormais de mettre l’accent sur la responsabilisation. Chacun est censé se protéger et, afin d’éviter une moralisation, le préservatif (et non l’abstinence, comme dans d’autres pays) est promu comme l’outil permettant d’empêcher la transmission du virus [3].
Parallèlement, la « lutte contre le sida » développe des campagnes insistant sur la solidarité nécessaire à l’égard des patient·e·s et l’importance de combattre les multiples discriminations qu’ils ou elles doivent affronter, que ce soit à l’hôpital, à l’école ou au travail. Elle conjugue donc très rapidement un objectif de santé publique avec celui de promotion des droits humains. D’autant que les patient·e·s s’organisent de leur côté et font reconnaître la figure du « patient-expert » afin de rééquilibrer les relations entre médecins et patients, aboutissant au principe GIPA (pour une participation accrue des personnes vivant avec le VIH, ou PVVIH) formalisé lors du Sommet de Paris en 1994 où 42 pays se sont engagés à « soutenir une plus grande participation des personnes vivant avec le VIH/SIDA à tous les niveaux [et] à stimuler la création d’un environnement politique, juridique et social favorable à la lutte contre le sida » [4]. L’implication des patient·e·s dans les politiques les concernant d’une part, la lutte contre les discriminations liées au VIH et plus globalement contre l’homophobie, le racisme et le sexisme de l’autre, se conjuguent donc pour modeler la mise en place d’une gestion « moderne-libérale » [5] de l’épidémie.
À partir de 1996, des traitements antirétroviraux (ARV) efficaces apparaissent, sous la forme de trithérapies, et permettent une chute drastique de la mortalité et une nette amélioration de la qualité de vie des PVVIH. Le VIH entre dans le champ des maladies chroniques et la lutte contre le sida se « normalise » [6] progressivement au niveau institutionnel (disparition des agences publiques spécialisées), médical (suivi régulier et au long cours) et militant (disparition d’Act up Bruxelles, baisse générale de la mobilisation). Les médecins se rendent alors compte qu’une mère sous ARV ne transmet plus le VIH à son enfant pendant la grossesse, ouvrant de nouvelles perspectives en termes de contrôle de l’épidémie. L’OMS et l’ONUSIDA prennent officiellement position en mai 2011 suite à une nouvelle étude estimant que la thérapie antirétrovirale est efficace à 96% dans la réduction de la transmission du VIH chez les couples où l’une des deux personnes est séropositive [7]. Apparaît le « nouveau paradigme de prévention » dans lequel le traitement individuel devient une prévention collective et les acteurs de la lutte contre le sida sont incités à penser ensemble la prévention, le dépistage et le traitement. Le TPE (traitement post-exposition) et la PreP (traitement pré-exposition, remboursé depuis 2017 en Belgique) peuvent donc être proposés aux personnes séronégatives qui « prennent des risques », afin de couper la chaîne de transmission du VIH.
Malgré ces avancées thérapeutiques et médicales, le VIH/sida ne se normalise toujours pas d’un point de vue social. En premier lieu, l’annonce du diagnostic est encore vécue comme un « choc », une rupture dans la biographie, et reste dans l’imaginaire collectif associée à la mort et parfois à la honte, du fait de son histoire et de son association avec la sexualité. La dicibilité du VIH reste difficile, d’autant que l’annonce peut entraîner des ruptures de relation affective et/ou sexuelle (près d’un quart des PVVIH et un tiers de celles déclarant une orientation homosexuelle l’ont vécu, selon une enquête de 2012 [8]). En second lieu, les discriminations n’ont pas disparu, même si elles prennent des formes détournées et moins visibles : refus ou surprime des assurances solde restant dû, licenciement ou incitation à la démission suite à l’annonce du diagnostic, refus ou complication d’accès à la régularisation sur base de l’état de santé, voire au traitement pour les personnes étrangères en attente de statut de séjour, refus ou report de soins (surtout dentaires), propos sérophobes dans les médias, rejet et divulgation du statut sérologique dans les relations privées [9]… L’analyse de ces cas souligne par ailleurs l’imbrication forte entre sérophobie, homophobie, racisme et sexisme et la nécessité de penser leur intersectionnalité. Quand Mgr Léonard, dans ses Conversations, déclare que « le sida est une sorte de justice immanente pour les homosexuels » [10] ou quand un père met son fils à la porte en lui assénant : « Déjà t’es homo, je veux pas d’un séropo en plus ! », le cumul des discriminations est clair. Mais l’intersectionnalité entre homophobie et sérophobie va encore plus loin et touche l’ensemble des gays, qu’ils vivent ou non avec le VIH. Plusieurs cas témoignent d’une présomption de séropositivité du seul fait de l’homosexualité. Par exemple, un homme atteint d’un lymphome est harcelé par son voisin : « Celui-ci profère des insultes signifiant que puisqu’il est homosexuel, il doit avoir le sida et colporte ces informations dans le quartier » (dossier de 2012) allant jusqu’à taguer « AIDS » sur le mur de sa maison… L’intersectionnalité entre sérophobie et gayphobie (l’homophobie spécifique à l’égard des hommes) va bien au-delà des discriminations liées au VIH et témoigne d’un imaginaire stigmatisant préjudiciable à l’ensemble des gays. En dernier lieu, une nouvelle dynamique apparaît : celle de la pénalisation de la transmission sexuelle du VIH et de l’exposition au risque de transmission, qui touche divers pays européens à partir des années 2000 et la Belgique à partir de la première condamnation en 2011 à trois ans de détention pour avoir « administré volontairement, mais sans intention de tuer, des substances qui peuvent donner la mort ou […] altérer gravement la santé » (art. 402 du Code pénal) [11]. Cette dynamique récente remet profondément en cause l’optique « moderne-libérale », signant la fin d’une co-responsabilisation des partenaires sexuels.
Les chiffres de 2017 fournis par Sciensano [12] signalent une baisse du nombre des nouveaux cas de VIH depuis 2013, même si le taux moyen reste élevé (2,4 nouveaux diagnostics par jour en Belgique). La catégorie dite des HSH regroupe près de la moitié des nouvelles infections (49%). La plupart sont des hommes de nationalité belge (63%), puis ceux ayant une nationalité européenne (17%) et africaine subsaharienne (4%). Ces données sont à mettre en regard avec le vieillissement général des PVVIH en suivi médical (39% aujourd’hui ont plus de 50 ans ; l’âge moyen est de 46 ans), soulevant de nouveaux enjeux en termes de comorbidités (les PVVIH ont plus de risques de développer des cancers ou des maladies cardiovasculaires par exemple), mais aussi d’accueil dans les lieux pour personnes âgées ou encore de maintien du bien-être et de l’épanouissement affectif et sexuel.
En outre, l’un des nœuds de la lutte contre le sida aujourd’hui concerne les personnes ignorant leur statut sérologique. On estime que 10,9% des PVVIH en Belgique n’ont pas été diagnostiquées, rendant central le dépistage ciblé, facilité par les nouveaux dispositifs rapides démédicalisés autorisés depuis septembre 2018.
Enfin, les IST, notamment la gonorrhée, l’infection à chlamydia et la syphilis augmentent selon les données de Sciensano [13], même s’il faut également tenir compte de l’amélioration des techniques de dépistage et de la surveillance épidémiologique de ces IST. Il est donc primordial aujourd’hui de ne pas focaliser la prévention sur le VIH/sida, mais de l’étendre à l’ensemble des IST et même de promouvoir la santé sexuelle dans sa globalité.
Le concept de santé sexuelle apparaît et connaît un véritable succès sous l’impulsion conjuguée des mouvements féministes et des mobilisations de lutte contre le sida. En 2002, l’OMS la définit comme : « Un état de bien-être physique, émotionnel, mental et social associé à la sexualité. Elle ne consiste pas uniquement en l’absence de maladie […] et a besoin d’une approche positive et respectueuse de la sexualité et des relations sexuelles, et la possibilité d’avoir des expériences sexuelles qui apportent du plaisir en toute sécurité et sans contraintes, discrimination ou violence. » [14]
Elle fait également écho au concept de santé gay forgé d’abord aux États-Unis puis repris en Europe francophone [15]. Ce dernier rend compte d’une volonté de créer un mouvement de santé alternatif qui explore les questions de santé et de bien-être « hors du paradigme de maladie et d’autodestruction » [16], en insistant sur la bonne santé individuelle et collective des gays, sur la nécessité de tenir compte de leurs atouts et de leurs ressources, de miser sur la confiance dans leurs capacités et d’adopter une attitude inclusive. Ce mouvement propose une approche holistique de la santé en soulignant la nécessité de faire figurer le VIH parmi d’autres affections, en premier lieu les IST et les hépatites, mais aussi la santé mentale, le bien-être psychologique, sans oublier la notion de plaisir. Plus avant, l’analyse globale des déterminants des inégalités sociales de santé et le développement d’une approche dite de « santé, genre et sexualités » correspond à la persistance des inégalités et des discriminations relatives au statut sérologique (qu’il soit connu, dit ou révélé à l’insu), à l’orientation sexuelle, au genre, à la nationalité, à la « race » ou à la couleur de peau.
La notion de santé sexuelle oblige donc à mettre la santé des personnes séropositives et, de manière plus générale des minorités sexuelles, au centre de la réflexion en tentant de dépasser la question des techniques de prévention et de l’épidémiologie des infections pour aborder le bien-être, la dicibilité de sa pathologie, le rapport au corps et le plaisir. De plus, il s’agit d’interroger la place et la parole des personnes concernées, de leur unité et de leurs singularités, de leurs moyens d’action et de reconnaissance et des obstacles qui subsistent toujours dans cette voie. Ainsi, l’enjeu central est de poursuivre la tentative de penser ensemble les questions de santé publique et les questions d’égalité, de droits humains et de lutte contre la stigmatisation, les discriminations et désormais la criminalisation de la transmission sexuelle du VIH et potentiellement des autres IST et maladies transmissibles, seule voie à même de développer une politique efficace et inclusive.
[1] C. Pezeril, D. Kanyeba, « “A Congolese Virus and Belgian Doctors ?” Post-colonial Perspectives on Migration and HIV », African Diaspora, n°6, 2013.
[2] C. Pezeril, « Approches féministes des innovations médicales dans le champ du VIH/sida : une histoire à quatre temps », in C. Haxaire, C. Farnarier et B. Moutaud (dir), L’innovation en santé. Une perspective en sciences sociales, Presses universitaires de Rennes, 2018.
[3] L. Gaissad, C. Pezeril, « La séropositivité entre santé sexuelle et pénalisation », in C. Le Bodic, F. Hardy, Proscrireprescrire. Présence d’enjeux non médicaux dans les questions de santé, Presses universitaires de Rennes, 2011. 4. www.unaids.org.
[4] www.unaids.org.
[5] N. Dodier, Leçons politiques de l’épidémie de sida, Éditions EHESS, 2003.
[6] M. Setbon, « La normalisation paradoxale du sida », Revue française de sociologie, 41/1, janvier-mars 2000.
[7] www.who.int.
[8] C. Pezeril, Premiers résultats de l’enquête « Les conditions de vie des personnes séropositives en Belgique francophone », Observatoire du sida et des sexualités/Plate-forme Prévention Sida/Centre d’études sociologiques, Bruxelles, 2012.
[9] C. Pezeril, La sérophobie en actes : Analyse des signalements pour discrimination liée au VIH/sida déposés chez Unia (2003-2014), Observatoire du sida et des sexualités, mars 2017.
[10] D. Minten, L. Mahoux. Mgr Léonard, Gesprekken, Lannoo, 2010.
[11] C. Pezeril, « Le gouvernement des corps séropositifs : émergence de la pénalisation de la transmission sexuelle du VIH », Genre, sexualité et société, n°15, 2016.
[13] Le nombre de cas rapportés de chlamydia, par exemple, a été multiplié par plus de 6 de 2002 à 2016.
[14] www.who.int.
[15] O. Jablonski., J-Y. Le Talec, G. Sideris (sous dir.), Santé gaie, L’Harmattan, 2010.
[16] Ibidem.
n°86 - mars 2019
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...