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Mères sans papiers, récits de vies invisibles


avril 2009, Chotas Dordio Carla

psychologue dans un centre d’hébergement d’urgence

Carla Chotos Dordio est résolument opposée à l’exclusion sociale qui frappe les sans-papiers – ces personnes invisibles car il leur faut constamment se cacher, ne pas se faire remarquer, se taire… Particulièrement sensible à la situation des mères sans papiers, elle trace avec finesse les trajets de vie, les fragilités et les ressources de Fathi, Yasmina, Madeleine, Amal, Aminata. Les conclusions de cette enquête de terrain, présentées ici, ne donnent qu’un bref aperçu de sa richesse et de son humanité.

L’inhumain

Lorsque j’ai dû choisir un thème pour cette enquête, la question du vécu des mères sans papiers m’est apparue comme une évidence, parce que la confrontation à cette sous-population, c’est la confrontation à l’inhumain, à l’injustice. C’est la confrontation à la limite de l’Humain. Et parce que « leur vie me dévoile alors une part de moi-même, de ma propre humanité » [1].

Ces récits parlent du passé mais aussi du pré- sent, de l’avenir incertain. La place de l’enfant est constamment mise en danger aux bords de la ville nue - cet espace de non-droit où le seul recours est humanitaire, où règne la lutte pour la survie [2] ; et j’ai le sentiment que je peux faire quelque chose pour aider ces personnes, parce que je ressens une certaine responsabilité en tant que citoyenne face à leur situation.

Ces récits d’injustice, d’inhumain me mettent en colère. Or mon éthique personnelle ne me permet pas d’exprimer cette colère face à un usager : il s’agit quand même souvent de l’aider dans sa propre colère ou dans sa propre tristesse. J’ai voulu sortir de la colère, ou du moins en faire quelque chose de constructif, en mettant au jour ces récits de familles aux bords de la ville nue, aux bords de la vie nue.

Des vies invisibles

Vivre sans papiers oblige à vivre dans le secret pour ne pas être expulsé. Mais comment maintenir son intégrité, son identité quand on doit dissimuler qui on est, d’où on vient, comment on est arrivé dans le pays d’accueil ? Quand, dans la ville, on est dans la nécessité de se fondre dans la masse, de se rendre invisible ? Et comment transmettre sa culture à son enfant, comment le soutenir dans la construction de son identité à lui quand on vit dans le secret, et quand on transmet ce secret ? Je repense à cet enfant passé par le centre, Didou, qui nous disait « Qui suis-je, je n’ai pas de papiers ? ». Par un raccourci semi-conscient, « sans papiers d’identité » devient « sans identité ».

A cette vie clandestine s’ajoutent les difficultés ordinaires de déracinement, nostalgie, acculturation inhérentes à l’exil. Cette souffrance vient du sentiment de ne pas exister, du sentiment d’exclusion et de persécution. L’exil, de par les effets conjugués de la perte d’objets très investis, de la remise en cause massive et fragilisante des repères identificatoires, de la séparation radicale d’avec la terre natale… peut avoir des effets réellement pathogènes. Nous entendons souvent des plaintes somatiques autour du sommeil, de l’alimentation, des maladies diverses, signes d’une impossibilité de contenir dans la sphère psychique des souffrances et des conflits pathogènes [3]. De plus, sans maîtrise de la langue, il est particulièrement difficile pour les personnes exilées de mettre en mots des souffrances liées à la perte d’objets qui n’en sont pas vraiment.

L’entre-deux

La vie en exil a un temps indéfini voire infini… Son caractère de réversibilité potentielle lui confère un caractère d’« attente à durée indéterminée  ». C’est plus vrai encore pour ces femmes en situation irrégulière. « La terre natale est loin, interdite, inaccessible mais pas irrémédiablement disparue. L’espoir des retrouvailles est là, qui empêche de prendre acte des pertes malgré tout définitives » [4]. L’objet reste vivant mais dans un autre espace, l’ailleurs. Et lorsqu’on est en situation irrégulière, il n’est absolument pas possible de retourner visiter les siens. Ce serait un voyage sans retour car l’accès au pays d’accueil est déjà difficile, retenter sa chance est donc sans aucune garantie de succès et hautement risqué. De plus, lorsque la personne attend une régularisation ou l’asile, il lui est simplement interdit de quitter le territoire.

« L’exilé se découvre étranger à ceux qui l’ont accueilli en même temps qu’il devient autre pour ceux qu’il a quittés » [5] ; le mythe du retour va affecter ces mères au niveau de l’éducation. Elles ne parviennent pas à s’enraciner dans leur lieu de vie, d’autant plus que leur situation administrative est toujours incertaine. Elles se trouvent dans l’entre-deux cultures. C’est bien ce qu’explique Marie Rose Moro (2002) : la mère migrante est confrontée à des exigences contradictoires car elle doit intérioriser les valeurs de la société d’accueil au moment même où elle tente de transmettre les valeurs traditionnelles. Ce dilemme donne lieu à des incertitudes et des inquiétudes : questionnement sur l’âge de la marche, l’alimentation à donner, etc. L’entre-deux vient de la confrontation avec une culture, des modes de vie différents : « si on transcende l’exil et qu’on s’enracine dans le lieu où on est, alors on peut transmettre sa culture. Si on reste en l’air, subissant les assauts du vent, l’insécurité nous empêche de transmettre » [6]. Que peuvent donc transmettre ces femmes à leurs enfants alors qu’elles ne sont ni ici ni là- bas ? Elles se trouvent dans un monde parallèle qui est celui des émigrés clandestins, invisibles, hors statistiques, aux bords de la ville.

L’oubli de soi

Le désespoir auquel peuvent être confrontées ces jeunes femmes les pousse alors à s’oublier. Elles sont tellement dans l’action et dans le souci de survie de leur enfant que leur propre santé est mise de côté. D’où une aggravation de leur état qui fait que leur prise en charge se fera majoritairement en urgence, à l’hôpital. Or, que ce soit pour cause de maladie ou parce que l’on ne sait faire garder ses enfants, la situation de la travailleuse clandestine devient vite dramatique car elle est sa seule source de travail, sa seule source de revenus. Aucun système de secours ne peut l’assister, si ce n’est la solidarité, notion toute relative puisque dans nos contrées, on sait qu’elle appelle à la réciprocité. Les mères sans papiers doivent sans cesse ravaler leur fierté et demander de l’aide, non pas pour elles- mêmes mais surtout pour leur enfant.

La difficile mise en mots

L’homme a besoin de sécurité qui le protège des angoisses d’anéantissement. Dans des situations de violence sociale extrême telles que peuvent les vivre les sans-papiers, il y a une régression vers ce besoin absolu de sécurité, avec le sentiment d’être étranger à soi-même. Cela se caractérise par la présence d’affects non discriminés, sans organisation ni hiérarchie. Des sentiments, pensées et gestes incompatibles, conflictuels, vont coexister et anéantir tout ce qui peut être actif et créatif. La personne devient alors objet, « adaptable à n’importe quoi » [7].

Il est particulièrement difficile pour les mères exilées clandestines de mettre en mots leur souffrance car, la plupart du temps, elles ne maîtrisent pas la langue et n’ont pas les moyens de l’apprendre. Quand on doit lutter pour se loger, se nourrir et nourrir ses enfants, la culture, les apprentissages sont secondaires. L’expression de son vécu ne l’est pas moins. Avant de pouvoir élaborer un travail de deuil, il faut pouvoir se poser, être en sécurité. D’un autre côté, l’expression de ce vécu peut, dans certains cas, leur permettre d’obtenir un titre de séjour. Ce récit sera alors rajusté en fonction de la nécessité, et le vécu personnel ne pourra être partagé.

Pour les services psychosociaux, il y a là un dilemme. Pris à leur tour par l’urgence de situations d’extrême précarité, ils vont pallier aux besoins vitaux et reléguer la verbalisation au second plan. Or, il existe des services d’interprétariat social mais les restrictions budgétaires, comme la difficulté de travailler avec des personnes nous confrontant à notre impuissance, vont en limiter l’accès.

Une approche globale

Je rappellerais pour conclure que dans notre travail avec cette population, il ne faut pas négliger le fait que la dimension clinique est indissociable des autres dimensions importantes de ces problématiques : la procédure, l’accueil dans les centres, la survie, le lien avec le pays d’origine… La prévalence de problèmes de santé mentale (dépression, troubles du comportement…) dans la population de réfugiés est d’ailleurs plus élevée que dans la population générale [8]. Les facteurs qui augmentent le risque de présenter une difficulté psychologique sont variés : l’isolement, la séparation de la famille, les graves souffrances pré-migratoires, un pays hôte peu accueillant, le fait de ne pas parler la langue du pays, les agressions racistes… La spécificité du travail avec les personnes exilées est donc triple : langue, culture, travail du trauma.

Et je pense que face à des situations aussi dures, où l’on ne maîtrise pas toutes les issues, l’intervenant psychosocial doit effectivement faire face à ce sentiment d’impuissance. Mais il peut aussi suivre la voie du rejet face à cette détresse extrême, face à la difficulté de ne voir aucune solution. Il peut choisir de ne pas voir ces vies qui ne sont jamais aussi invisibles qu’elles le voudraient. Il peut choisir d’objectiver « ces cas ». En tant que travailleurs, je crois que nous pouvons tous avoir ce type de rejet à un moment ou un autre. Tâchons tout de même de garder à l’esprit que nous sommes tous potentiellement exilés de quelque part et qu’il est essentiel de favoriser l’accueil de ces personnes dont nous partageons l’humanité.

[1Agier M., Aux bords du monde, les réfugiés, Flammarion, Paris, 2002.

[2Agier M., Aux bords du monde, les réfugiés, Flammarion, Paris, 2002.

[3Tourn L., Travail de l’exil, deuil, déracinement, identité expatriée, PUF, Septentrion, Paris, 1997, p. 33

[4L. Tourn (id.), p.62

[5L. Tourn (id.), p. 314

[6Propos de Najia Ziani lors d’une intervision de la formation « Santé mentale en contexte social : précarité et multiculturalité »

[7Sepulveda Ortiz, C.R., La situation juridique et sociale de la migration latino- américaine sans séjour légal en Belgique, TFE d’assistante sociale, Haute ecole libre de Bruxelles Ilya Prigogine, p. 33

[8Engelrest J., Les impacts sociaux et psychologiques de la demande d’asile, TFE d’assistante sociale, Haute école Charleroi- Europe, 2003, p. 71

Cet article est paru dans la revue:

n° 48 - avril 2009

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Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...