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Nous, les soignants en centres fermés


19 mars 2020, Bernadette Vermeylen

psychologue

, Michel Roland

médecin généraliste, à la maison médicale Santé plurielle jusque 2013, président de Médecins du Monde.

Les centres fermés sont devenus l’un des éléments de la politique migratoire en Belgique. Leur nombre augmente et le nombre de places d’accueil en conséquence : environ 600 en 2018 et presque 1100 prévues en 2021. En 2017, 7756 personnes sont passées par là, sans compter les familles placées dans les cinq maisons de retour ouvertes.

Bruges, Merksplas, Steenokkerzeel (Caricole et le 127bis), Vottem et Holsbeek. Il y a à ce jour six centres fermés et deux doivent encore être construits à Zandvliet et à Jumet. Selon le CIRE (Coordination et initiatives pour réfugiés et étrangers), un centre fermé est «  un lieu de privation de liberté où sont détenues des personnes en séjour irrégulier en attente d’être expulsées  ». Elles y sont soit envoyées directement de l’aéroport ou d’une frontière terrestre ou maritime où on a mis en évidence des problèmes de papiers, de visa, de passeport laissant des doutes sur leur validité, soit arrêtées suite à un «  ordre de quitter le territoire  » ou pour ne pas être en possession des documents requis, soit en cas de résidence sur le territoire sans jamais y avoir été autorisées, soit lors d’une demande d’asile si la Belgique ne s’estime pas responsable de cette demande, soit enfin dans l’attente d’une décision suite à des démarches entreprises par rapport à l’Office des étrangers, au Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (CGRA) ou au Conseil du contentieux des étrangers (CCE).

Une prison qui ne porte pas son nom

Les centres fermés ne dépendent pas du ministère de la Justice. Ils sont gérés par l’Office des étrangers, une administration qui dépend du secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration, mais, dans les faits, ce sont des prisons : les bâtiments sont entourés de clôtures de sécurité, les contrôles à l’entrée et à la sortie sont systématiques, il est interdit d’y pénétrer avec certains effets personnels, un passage sous un portique de contrôle d’accès est requis, toutes les portes sont blindées et les fenêtres munies de barreaux, des gardiens en uniforme sont partout présents. Certains centres se trouvent d’ailleurs sur le même site que la prison locale. Il s’agit de structures et de fonctionnement de type carcéral totalement encadré, avec recours aux sanctions disciplinaires, organisation de fouilles et accès limité à l’air libre dans certains cas. Le séjour en centre fermé ne correspond pas à une détention pénale témoin d’une sanction, mais à une détention administrative, par l’Office des étrangers, comme un moyen d’exécuter une mesure d’expulsion. Il est évident que la nuance est plutôt d’ordre sémantique et que le résultat est de priver de liberté une personne qui n’a commis aucun délit.

L’arrivée dans un centre fermé, même si l’arrestation et le transport se déroulent selon les conditions légales, correspond toujours à une situation de violence vécue et à de nouvelles confrontations à des autorités publiques, à un nouveau défaut de reconnaissance de citoyenneté. Les circonstances sont souvent «  limites  » : une convocation peu motivée dans un commissariat ou à l’Office des étrangers, lors d’une présence à l’administration communale pour certains documents, sur le lieu de travail ou dans les transports en commun. Récemment, notre gouvernement a même voulu faire voter une loi reconnaissant la légitimité des «  visites domiciliaires  », permettant aux policiers d’entrer dans le domicile d’une personne sans son autorisation afin de procéder à son arrestation, ce qui aurait été à l’encontre du respect de la vie privée et familiale, mais aussi de l’article 15 de la Constitution sur l’inviolabilité du domicile. Une extraordinaire contestation citoyenne a heureusement pu bloquer cette initiative.

Des consultations particulières

La vie dans les centres fermés est de type communautaire, mais une communauté évidemment non choisie et imposée au quotidien. Les détenus n’ont quasiment aucune possibilité d’avoir une vie personnelle, un lieu d’intimité, une réserve ou des moments de paix en dehors des autres, à l’exception des malades et de ceux mis en isolement disciplinaire ou en «  régime adapté  ». La nuit, ils sont enfermés dans des chambres de quatre à six places  ; dans certains centres, ce sont des dortoirs pour une vingtaine de personnes. C’est dans ce cadre que nous, soignants, surtout médecins et travailleurs de la santé mentale, sommes sollicités pour effectuer des visites à l’intérieur des centres. Les demandes émanent de détenus eux-mêmes ou de leur famille, de visiteurs agréés du réseau Transit [1] ou du Collectif contre les rafles, les expulsions et pour la régularisation (CRER), d’avocats travaillant individuellement ou en cabinet spécialisé en droit des étrangers ou de structures telles que Nansen, qui propose l’assistance juridique aux demandeurs d’asile.

La nature des demandes est extrêmement variée. Il s’agit de vérifier l’état de santé d’un détenu ou la qualité de sa prise en charge, de confirmer un diagnostic, de suggérer des investigations complémentaires, de s’assurer de la prise d’un traitement, d’évaluer la dangerosité d’une grève de la faim... La gestion médicale est en général excellente, faite avec conscience et professionnalisme, mais avec la méfiance qui l’accompagne vu la situation particulière de ces relations de soins, le statut des médecins salariés par l’Office des étrangers et donc la limite de leur indépendance et leur position éthique difficile. Néanmoins, l’utilité de nos visites qui concrétisent la persistance d’un contact venu du dehors, c’est-à-dire avec l’encore possible liberté, n’est pas totalement nulle et nombreux sont les cas où un avis extérieur a débloqué une situation, fait avancer la compréhension d’un cas, permis de compléter une anamnèse ou de poser un diagnostic, et parfois amené une libération inespérée. Ces visites et les rapports qui en résultent avec leurs hypothèses et leurs conclusions d’ordre médicopsychologique sont également d’une aide fondamentale pour les avocats en leur permettant de soutenir, éclairer ou étayer un dossier de recours, quand ce n’est pas pour justifier un 9ter. Les intervenants médicaux ont un poids qu’ils ne soupçonnent pas : «  Seuls des documents médicaux ou psychologiques sont capables de convaincre un juge dans ce genre de dossiers et ils sont tellement difficiles à obtenir lorsque ces personnes sont placées en centre fermé  », nous écrivait récemment une avocate.

La rédaction de ces dossiers doit être extrêmement minutieuse, basée uniquement sur une anamnèse exhaustive et des faits objectifs, mais en les reprenant et en les décrivant en détail, en utilisant des instruments validés, des échelles, des outils standardisés, de préférence quantitatifs, car ils symbolisent alors un sérieux scientifique. Dans la mesure où ces consultations sont en général uniques et qu’elles doivent rassembler un maximum d’informations, elles sont longues, parfois très longues, quitte à épuiser le détenu à qui il faut impérativement expliquer la demande, la mission dont on est chargé, le contexte, l’intérêt pour la défense de son cas, et à qui il faut demander l’autorisation de transmettre les informations recueillies, notamment à son avocat, dans le cadre d’un secret partagé.

Voici des extraits du compte-rendu de l’une d’entre elles effectuée en binôme médecin/psychologue : «  Nous avons vu cette patiente d’origine palestinienne à sa demande et à celle de son avocate. L’entretien a duré plus d’une heure et demie, avec l’aide téléphonique d’une interprète du Setis, le Service de traduction et d’interprétation en milieu social bruxellois, parlant arabe. L’histoire migratoire rapportée est la suivante, en relation avec la situation de violence permanente dans la bande de Gaza, principalement depuis la guerre de 2014, la troisième en moins de six ans. Toute sa famille (son mari, quatre filles et deux fils) s’est regroupée dans une même maison avec sa belle-famille, de nombreux Gazaouis ayant leur maison détruite. La patiente supportait de plus en plus mal de voir des bâtiments bombardés, des cadavres sous des gravats, la violence constante.

L’anamnèse est accompagnée de sanglots, de spasmes douloureux. Elle semble à bout, surtout lorsqu’elle explique avoir dû se confronter avec des frères de son mari peu après son décès. Un de ceux-ci voulait laver l’honneur de la famille en enlevant sa fille de quinze ans de la maison parce qu’elle était suspectée d’avoir une relation amoureuse avec un garçon. La lutte fut si rude que son avant-bras droit, coincé dans une porte, a été fortement blessé, nécessitant des soins à l’hôpital. À son retour, ses affaires étaient dans la rue. Elle décide de quitter Gaza pour rejoindre un de ses fils à Bruxelles, migration commencée en juin 2019. Elle passe de Gaza en Égypte, puis par avion en Turquie, traverse en bateau vers la Grèce pour arriver en Belgique. Ayant utilisé une fausse identité pour quitter Gaza, elle est confondue à l’aéroport de Zaventem, ses empreintes sont enregistrées et elle est conduite dans un centre fermé. Elle voudrait pouvoir rester en Belgique. La situation à Gaza, l’état de guerre et les menaces de mort de sa belle-famille sont pour elle devenus invivables.

Sur le plan médical, les plaintes sont vagues, imprécises, dominées par un état de désespoir et des pleurs incessants. Son sommeil est interrompu par des cauchemars. Elle présente d’importantes céphalées et des difficultés visuelles mal définies, mais progressives. Un examen ophtalmologique suspecte une hypertension intracrânienne idiopathique (une maladie grave risquant de provoquer la cécité en cas de non-intervention). La biologie montre une hyperlipidémie. Le poignet et l’avant-bras droits sont déformés par d’importantes cicatrices post-lésionnelles, ainsi qu’une probable lésion du nerf radial. Ces diverses constatations nécessitent une mise au point neurologique, dont un CT scan cérébral et peut-être une ponction lombaire. Il serait aussi utile d’objectiver la fonction du nerf radial. Sur le plan psychologique, la personne est manifestement en état de choc. Les épreuves traversées ont engendré un état traumatique de désespoir, d’impuissance et d’épuisement. Les symptômes présentés et l’état émotionnel grave constaté évoquent un risque suicidaire dans le cadre d’un “syndrome de stress post-traumatique”. Un soutien par un psychologue au centre a été demandé et semble effectivement très indiqué.

En vue d’objectiver la gravité de l’état de santé global de cette patiente, l’outil international validé par l’Association scientifique mondiale des médecins de famille/médecins généralistes (Wonca), le Duke Severity of Illness (DUSOI), a été utilisé. En fonction de celui-ci, cette patiente présente un problème de santé coté comme étant de “gravité maximale”. Il nous semble indispensable qu’elle puisse se retrouver dans un contexte de sécurité affective et de stabilité dans la mesure où elle nous paraît incapable d’affronter encore une nouvelle épreuve. Par ailleurs une mise au point neurologique est également à réaliser.  »

Former les soignants

La rédaction de ce type de rapport nécessite une certaine habitude et une adéquation avec le contexte qui n’est pas d’ordre thérapeutique (sans négliger pour autant l’apport affectif et symbolique du contact), mais de l’expertise dans un cadre humain touchant la souffrance, la mort, l’horreur, tout ce que l’humanité peut engendrer de plus noir. Face au nombre de demandes et à la pénurie de soignants pour y répondre, le problème de la formation est réel.

Une première solution est le regroupement des personnes et structures en une équipe unique d’intervenants susceptibles d’améliorer la quantité et la qualité des consultations d’expertise et de rapports concernant la migration, la torture, les séquelles traumatiques, les mutilations génitales, etc. L’asbl Constats, par exemple, s’adresse aux candidats réfugiés ou demandeurs de protection en cours de procédure et ayant été victimes de tortures ou autres traitements inhumains et dégradants dans leur pays d’origine  ; elle réalise à la demande des intervenants juridiques, sociaux, médicopsychologiques ou de la victime elle-même un examen médical et psychologique approfondi et lui remet, le cas échéant, un rapport circonstancié établissant un niveau de compatibilité entre son histoire et les séquelles objectivées. Une seconde solution est que les universités, dans le cadre du master de spécialisation en médecine générale, mettent sur pied une formation adaptée et spécifique. Le projet est en cours d’élaboration à l’ULB.

Face aux politiques migratoires explicitement basées sur le rejet de l’autre et le repli sur soi, son territoire, ses richesses et son confort, nous nous organisons comme nous le pouvons en construisant une réponse collective concertée et cohérente avec nos valeurs de tolérance et d’universalité. Mais nous ne serons vraiment heureux que lorsque nous serons devenus inutiles et que nous pourrons nous dissoudre dans la paix et la solidarité d’un monde meilleur.

[1Le CIRE, sur base d’un mandat, coordonne depuis 1989 le réseau Transit des visiteurs ONG des associations membres : Vluchtelingenwerk Vlaanderen, Caritas International, Jesuit Refugee Service-Belgium, Ligue des droits humains, Point d’appui, Service social de solidarité socialiste (SESO) et Comité belge d’aide aux réfugiés (CBAR)

Cet article est paru dans la revue:

n°90 - mars 2020

La santé des migrants - Ancrer le soin dans un séjour précaire

Santé conjuguée

Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...

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