A la base des pratiques en maison médicale, la collaboration entre diverses disciplines. Est-il utile de distinguer les différents termes désignant cette collaboration ? Apparemment oui, si l’on en croit l’abondante littérature consacrée à cette question : bref aperçu qui se termine de manière indisciplinée.
Comment travaille une équipe de professionnels appartenant à différentes disciplines ? De manière pluridisciplinaire ? Multidisciplinaire ? Interdisciplinaire ? Transdisciplinaire ? En co-professionnalité ? Un peu de tout ?
S’il nous a paru utile d’éclaircir ces notions, c’est parce que les mots ont un sens - dont l’essence se dilue parfois au fil du temps. En l’occurrence, ils ont été créés pour désigner différentes approches de la collaboration entre professionnels. Bien entendu, leur contenu peut être précisé, nuancé, il n’est pas figé ; c’est le cas pour la plupart des termes évoquant des pratiques humaines et sociales. Toutefois les quelques balises proposées ici devraient, nous l’espérons, permettre de préciser pourquoi une équipe se définit de telle ou telle manière, comment elle souhaite cheminer – et l’aider peut-être à trouver sa propre réponse aux questions posées ci-dessus.
Avant tout la discipline ! C’est-à-dire « une instruction, une direction morale », mais aussi une « science, une matière pouvant faire l’objet d’un enseignement spécifique » [1]. Remarquons avec Basarab Nicolescu [2] que le terme « discipline » permet d’éviter les débats sur ce qui est scientifique et ce qui ne l’est pas : musique, art dramatique, géographie, menuiserie, philosophie, art pictural, autant de disciplines.
Une discipline a ses propres lois, cadres conceptuels, langage, méthodes et outils d’analyse. J.W. Saultz [3] apporte des précisions intéressantes dans sa réflexion sur les bases intellectuelles de la médecine de famille : la « discipline académique » est un domaine qui conduit à l’acquisition de connaissances évaluables par des critères appropriés de qualité et qui diffèrent de celles apportées par d’autres disciplines ; ce domaine de connaissances est indépendant dans la mesure où il oriente certaines de ses questions sans références à d’autres domaines d’études ; enfin, conçu comme une œuvre publique, il est ouvert à tout qui veut l’étudier (à l’inverse du sectarisme).
Comment ne pas s’émerveiller devant la consistance, la cohérence, la richesse d’une discipline ? C’est par exemple sur base d’un modèle mathématique que Higgs et d’autres chercheurs postulent en 1964 l’existence d’une particule élémentaire ; leur argumentation est suffisamment solide pour orienter les recherches pendant plusieurs dizaines d’années… et l’existence de cette particule est confirmée en 2012 : prix Nobel de physique pour un chercheur belge, François Englert. Tout cadre peut cependant devenir un enfermement, surtout lorsqu’il s’institutionnalise ; ainsi, souligne Edgar Morin, « L’institution disciplinaire entraîne à la fois un risque d’hyperspécialisation du chercheur et un risque de « chosification » de l’objet étudié dont on risque d’oublier qu’il est extrait ou construit » [4]. De plus, chaque discipline tend à l’autonomie : elle délimite ses frontières, spécifie son langage, ses théories. Ces frontières ont présidé à la formation des universités modernes ; s’instituant au XIXème siècle, elles se sont développées au XXème avec l’essor de la recherche scientifique. Autrement dit, « les disciplines ont une histoire (…) ; cette histoire s’inscrit dans celle de l’université, qui, elle-même, s’inscrit dans l’histoire de la société ; de ce fait les disciplines relèvent de la sociologie des sciences et de la sociologie de la connaissance, d’une réflexion interne sur elles-mêmes mais aussi d’une connaissance externe » [5]. Dès les années ‘50 d’ailleurs, dans la foulée de Talcott Parsons [6], les sociologues ont analysé la santé, la maladie, l’organisation des soins en tant que phénomène sociaux, ce qui a participé à élargir le sens du terme « discipline » : celui-ci concerne non seulement un champ de connaissances mais aussi des pratiques, des habitudes, une culture, et il confère un certain degré de « capital social », de prestige et de pouvoir (variable selon les contextes, les époques, les cultures). Dès lors les tenants d’une même discipline se reconnaissent entre eux, ont des valeurs et des intérêts communs, se positionnent d’une manière propre au sein du corps social et des autres disciplines, se rassemblent éventuellement pour défendre leur place ou modifier les hiérarchies instituées.
La multiplication des disciplines, liée au développement des sciences modernes, a suscité dès le milieu du XXème siècle le besoin d’établir des ponts. Pluri- et multidisciplinarité : généralement utilisés de manière équivalente [7], ces termes désignent l’étude d’un objet relevant d’une discipline spécifique par plusieurs disciplines à la fois. Par exemple un spécialiste de la peinture flamande invite, autour d’un tableau de Van Eyck, des historiens de l’art et des religions, un chimiste, un expert en géométrie etc. : ces apports enrichissent son regard - toutefois ce « plus » est au service de sa propre discipline.
Au niveau des soins, différents professionnels peuvent ainsi travailler en parallèle pour le bien de leurs patients tout en demeurant relativement indépendants (simple partage d’un secrétariat, des cabinets, du téléphone...). Un niveau supérieur de pluridisciplinarité consiste à définir les tâches de chacun pour une prise en charge, comme le décrit ici une équipe de traitement de la douleur [8] :
« Trio médecin - infirmière - psychologue : (i) Médecin : évaluation : anamnèse, antécédents médicaux, type de douleur, examen clinique, évaluation de la situation professionnelle ; traitement : antalgiques, infiltrations, programme de rééducation, neurostimulation transcutanée (prescription), orientation vers les spécialistes ou centres de référence si nécessaire. (ii) Infirmière clinicienne : Évaluation : intensité de la douleur, questionnaires de retentissement de la douleur ; traitement : écoute empathique, neurostimulation transcutanée (éducation, suivi), relaxation. (iii) Psychologue clinicien : évaluation : psychopathologie, vécu de la douleur, évaluation psychosociale, orientation vers le psychiatre si nécessaire ; traitement : écoute active, abord cognitif, abord comportemental, soutien psychologique ». Une telle collaboration peut comporter des échanges autour d’un cas particulier ; elle n’implique cependant pas une organisation systématique de ces échanges ni un dialogue susceptible d’ébranler les modèles de pensée et d’agir respectifs.
Un concept défini de manières divergentes voire contradictoires : tel est le constat d’E.Kleinpeter [9] d’après une analyse de la littérature et des pratiques de terrain. Au minimum, le terme « interdisciplinarité » se réfère à la pratique de professionnels poursuivant ensemble un objectif commun, et qui dialoguent régulièrement pour enrichir leurs points de vue, leurs stratégies d’intervention. De son côté, le Groupe de recherche et d’intervention sur les pratiques interdisciplinaires de l’Université de Sherbrooke (GRIPIUS) identifie deux courants différents [10] : le premier se rattache au concept de « coopération » et correspond à ce qui est défini ci-dessus. Le second se rattache au concept d’« intégration ». Pour certains auteurs, il y aurait un continuum entre pratique coordonnée et pratique intégrée. Intégrer, du latin integrare : « introduire un élément dans un ensemble afin que, s’y incorporant, il forme un tout cohérent ». S’intégrer : « s’introduire dans un ensemble, s’y assimiler » [11]. En ce sens, une pratique intégrée se distingue d’une pratique pluridisciplinaire même bien coordonnée et, aux yeux du GRIPIUS, l’on ne passerait pas « naturellement » de l’une à l’autre : les concepts sous-jacents ne sont pas du même ordre, et suscitent des processus différents. La définition de la co-professionalité adoptée à la maison médicale Saint-Léonard suite à un long travail de réflexion en équipe [12] entre bien dans ce deuxième courant : « Il s’agit d’un processus qui permettrait d’adopter la prise en charge psychologique, médicale et sociale des patients et de favoriser la qualité des soins par une approche globale de la santé et une spécificité des réponses apportées. Pour ce faire les professionnels échangent et agissent, en tenant compte du contexte de travail, des apports de chacun en fonction de ses compétences, de ses particularités et des obstacles rencontrés ». Cette définition a l’originalité d’englober celle du projet, lequel implique une forte interaction entre les professionnels. Précision nécessaire dans la mesure où le préfixe « co » (avec) est en soi assez neutre ; quant au terme « professionnalité », il n’évoque pas l’enjeu posé par les différences existant entre les disciplines proprement dites. L’expression « co-professionalité » semble donc moins spécifique que celle d’ « interdisciplinarité intégrée », elle peut dès lors être plus « rassembleuse » et susciter moins de débats : gain ou perte ?
L’interdisciplinarité intégrée a, selon M. Payette, un impact en terme de responsabilité : elle implique que les membres de l’équipe sont « co-producteurs de l’œuvre », et dès lors qu’ils assument en commun la responsabilité d’une décision d’intervention et de sa réalisation. Cette perspective rencontre des obstacles légaux bien connus [13]. Elle peut aussi se heurter à des freins « culturels », tant pour ceux qui ont l’habitude d’être considérés (légalement et socialement) comme responsables, que pour ceux qui devraient assumer une position les engageant de manière plus pointue – et plus risquée.
Une nouvelle vision du monde : c’est ainsi que le Centre international de recherches et d’études transdisciplinaires, fondé en 1987 par Basarab Nicolescu, Edgar Morin et d’autres intellectuels appartenant à diverses disciplines, définissent la transdisciplinarité (la plupart des citations reprises ci-dessous sont issues du « Manifeste pour la transdisciplinarité » déjà cité, dont les principes éthiques sont présentés en fin de ce dossier).
Définition : la transdisciplinarité est « une ouverture de toutes les cultures/disciplines à ce qui les traverse et les dépasse, qui agit au nom d’une vision : celle de l’équilibre nécessaire entre intériorité et extériorité de l’être humain (…) ; une attitude consistant à reconnaître que le réel dépasse ce que nous en connaissons, que la complexité résiste aux méthodes réductionnistes ; (la transdisciplinarité) concerne ce qui est à la fois entre les disciplines, à travers les disciplines et au-delà de toute discipline ; elle apparaît lorsque les points de vue de chaque discipline commencent à se dépasser dans une vérité plus globale ». La confusion, fréquente, entre pluri- inter- et transdisciplinarité est « très nocive dans la mesure où elle occulte les finalités différentes de ces approches ».
Une idée centrale de la transdisciplinarité, c’est (de manière très résumée) que des éléments apparemment incompatibles ou contradictoires peuvent avoir le même degré d’existence. Ils ne s’excluent pas l’un l’autre pour autant que l’on change de cadre conceptuel et que l’on accède à un autre niveau de réalité : à côté de la complexité, les notions de « niveaux de réalité » et de « tiers inclus » sont les piliers de cette pensée. Au niveau scientifique, on retrouve ici la théorie de la physique quantique : la lumière est tantôt une onde, tantôt un corpuscule suivant le point de vue pris. Pris ensemble, ces deux points de vue sont inconciliables au niveau théorique (ce sont des démonstrations mathématiques distinctes), mais la réalité ne peut être décrite de façon satisfaisante sans le secours des deux théories. Il s’agit donc de reconnaître la part d’ignorance de chaque discipline, de savoir détecter qu’une situation est complexe et demande de sortir du cadre « mono-disciplinaire ». L’attitude transdisciplinaire est donc particulièrement adaptée aux systèmes complexes, auxquels E. Morin a consacré la plupart de ses travaux [14]. Elle est au cœur de l’approche systémique en psychothérapie, qui découle des travaux de Gregory Bateson (1904-1980), systématisés et prolongés à partir de 1952 par Paul Watzlawick et ses collègues de l’Ecole de Palo Alto [15]. Selon cette approche, un comportement paraissant « anormal » selon un point de vue apparaît « normal » et même bien adapté si on le relie au contexte, au système plus large dans lequel il se développe. Par exemple, le comportement violent ou suicidaire, la « folie » d’un être humain écrasé par un système carcéral inhumain est « normal » : c’est le système qui est pathologique.
Un système complexe ne peut pas être réduit à la somme de ses éléments : il a une dynamique propre largement imprévisible. De là vient le concept d’« effet papillon » : à l’intérieur d’un système complexe, des perturbations minimes comme le battement d’ailes d’un papillon peuvent être amplifiées et entraîner une tempête tropicale. D’où l’incertitude des prévisions météorologiques, qui ne sont jamais des prédictions.
Le système de santé est un système complexe, composé d’une série de sous-systèmes [16]. Le corps humain est un système complexe. Une personne singulière est en lien avec le(s) système(s) complexe(s) dont elle fait partie : elle a différentes facettes qui coexistent, aucune n’excluant l’autre - corps, trajet, conditions de vie, caractère, aspirations, liens affectifs et sociaux, souvenirs d’enfance, deuils vécus, projets, discours... Ses « contradictions » ne relèvent pas (forcément) du mensonge ou de l’égarement : l’ouverture à la complexité, nécessaire dans toute relation humaine et notamment dans la relation thérapeutique, consiste à saisir la vérité globale de l’être humain au-delà de ces contradictions.
L’approche globale de la santé met donc le soignant face à de multiples complexités, qui imposent souvent de sortir des modes de résolution habituels, de changer de cadre : multiplier les interventions spécialisées pour un patient présentant une série de symptômes de type dépressif peut être inopérant voire contre-productif (car générateur d’effets secondaires) – tout comme on risque de ne rien résoudre en prescrivant des cours de rattrapage à un enfant dont les difficultés scolaires ressortent d’une dynamique familiale conflictuelle.
Quelle efficience ?
L’interdisciplinarité rend le travail de soins plus efficient ; la transdisciplinarité, quant à elle, le rend plus « acceptable », plus éthique, et encore plus efficient par un double effet, direct et indirect. L’effet direct est évident : la rencontre entre les grilles de lecture propres à chaque discipline, qui permet de voir plus clair dans une situation thérapeutique complexe, est particulièrement forte lorsque les cadres de pensée se rencontrent jusqu’à pouvoir se modifier mutuellement, trouver de nouvelles pistes. Dès lors par exemple, la mise en question du travail médical par une infirmière crée une boucle de rétroaction fructueuse. L’effet indirect est au moins aussi important ; il concerne la certitude, pour le praticien d’une profession traditionnellement subordonnée, d’être écouté et pris en compte, ce qui engendre une dynamique de créativité et de solidarité améliorant à la fois les conditions de travail et l’efficience.
Transdisciplinarité et hiérarchie : incompatibilités ?
Les concepts de pluridisciplinarité, d’interdisciplinarité, de co-professionnalité n’excluent pas ipso facto la hiérarchie entre disciplines. Quid pour la transdisciplinarité ? Il s’agit ici, non seulement de travailler ensemble dans un but commun, mais aussi de se laisser « traverser » par les autres disciplines.
Comment « traverser », « se laisser traverser » dans un rapport hiérarchisé ? Les concepts de transdisciplinarité et de hiérarchie ne font pas bon ménage. On peut certes concevoir des statuts égaux en dehors de la transdisciplinarité ; par contre la « transdisciplinarité hiérarchique » est un concept difficile à penser. Car pour se laisser traverser par l’avis de l’autre sur un même sujet (avec une autre approche), une relation égalitaire est pratiquement indispensable, et les aspects éthiques et opérationnels sont difficilement dissociables.
Cependant il faut insister sur le fait qu’il s’agit d’un effet indirect : c’est à dire que paradoxalement, cet effet ne peut être obtenu que pour autant qu’il ne soit pas poursuivi. Ainsi, un professionnel en position de gestionnaire qui désirerait faire « semblant » de s’intéresser au travail de ses subordonnés pour voir augmenter leur productivité serait vite confronté au « mensonge communicationnel » et à la révolte qu’engendre celui-ci. La transdisciplinarité suppose une réelle confiance en l’autre, en ses capacités de progrès, en ses capacités à m’apprendre quelque chose, même dans les domaines où je suis théoriquement l’expert. On le voit, la transdisciplinarité contient un a priori éthique favorable à autrui - lequel a toutes les chances d’être également agissant vis-à-vis des patients.
On peut dès lors rester assez dubitatif quand une équipe très hiérarchisée affirme une accessibilité culturelle maximale vis-à-vis des patients : comment peut-on accorder à ses patients ce que l’on refuse à ses collaborateurs ? L’accessibilité culturelle vis-à-vis des patients correspond alors probablement plutôt au modèle paternaliste, bien illustré par la parabole du « fils prodigue » : un chef bienveillant et tout puissant accueille le malade comme un enfant qui peut régresser… Une telle relation idéale (mythique) entre le très-haut et le tout-petit permet de faire l’économie de la question des inégalités.
Le passage de l’inter- à la transdisciplinarité ne va pas de soi. La maison médicale Bautista Van Schowen a connu, dans les années 80, des « crises » significatives marquant ce passage : un généraliste de la structure demanda à une infirmière d’ « exécuter un ordre », une instillation vésicale. L’infirmière n’était pas convaincue du bien fondé de cet acte – mais le modèle traditionnel lui imposait indéniablement de s’exécuter. Des conflits semblables ont existé pour les injections intramusculaires et pour les soins de kinésithérapie « de luxe ». L’expérience montre cependant que ni les infirmières, ni les kinés ne refusent le travail lourd et pénible (au contraire) : ce qui importe à leurs yeux, c’est que le travail ait un sens. Et l’exécution passive d’un ordre, sauf à croire en une légitimité de droit divin, ne peut contenir de sens.
Y a-t-il une hiérarchie entre les différentes formes de rapprochements entre disciplines ? Non, pour B. Nicolescu : « La disciplinarité, la pluridisciplinarité, l’interdisciplinarité et la transdisciplinarité sont les quatre flèches d’un seul et même arc : celui de la connaissance. (…) Ces démarches ne sont pas antagonistes mais bien complémentaires (…) La découverte d’une dynamique transdisciplinaire passe nécessairement par la connaissance disciplinaire ». Et dans certains cas, la logique binaire s’applique : il faut parfois décider très vite si on hospitalise ou non : « Le principe du tiers exclu (c’est oui ou c’est non, blanc ou noir) de la logique classique constitue un puissant garde-fou. Il ne faut l’abandonner que lorsque la complexité du problème rencontré ou/et la vérification empirique oblige(nt) à l’abandonner ». Il n’est donc pas « obligatoire » d’inviter le regard de tous les membres d’une équipe pour chaque situation : une réelle ouverture transdisciplinaire amène à connaître, reconnaître et avoir confiance dans les compétences, les capacités et ressources spécifiques de chaque collaborateur, et à lui déléguer de manière judicieuse un pouvoir de décision. L’attitude transdisciplinaire va de pair avec une pratique réflexive permettant à chacun de prendre conscience de ses présupposés, des catégories et des paradigmes auxquels il se réfère avant d’aller plus loin : une meilleure conscience de son identité aide à s’ouvrir à l’altérité et réciproquement.
La transdisciplinarité serait en fin de compte une fonction d’ouverture et de recherche, un esprit qui peut animer toutes les disciplines à tout moment, avec des variations en qualité, durée, degré de profondeur, intensité. Cette attitude implique une certaine indiscipline, comme le souligne avec brio un récent dossier de la revue Hermès [17] : sortir du cadre mono-disciplinaire ne va pas toujours de soi, les « indisciplinés » sont souvent sanctionnés dans les institutions (l’auteur évoque les chercheurs universitaires, mais cela peut se jouer à l’hôpital ou dans n’importe quelle équipe : « chacun à sa place »). De même, la parole des « profanes sachant » a toujours bien des difficultés à se faire entendre par les spécialistes détenteurs d’un savoir « discipliné »…
Eloge, donc, de l’indiscipline ! et de la sérendipité, qui consiste à trouver autre chose que ce que l’on cherchait – et à persévérer. Ces qualités sont complémentaires : « La sérendipité peut susciter l’indiscipline au moment de l’interprétation d’un fait surprenant, quand la recherche de l’explication exige de sortir du cadre disciplinaire pour mettre en rapport des objets ou des savoirs non préalablement liés entre eux, ou pour construire un nouveau regard sur des objets nouveaux. Inversement, l’indiscipline favorise la sérendipité, celle-ci partant de la capacité à s’étonner devant quelque chose de bizarre qui ne cadre pas avec les attendus du paradigme disciplinaire et à l’ériger en question de recherche » [18]. C’est ainsi, signalent les auteurs, que furent découvertes la pénicilline, le vaccin, l’électromagnétisme, la radioactivité, et la cybernétique.
Très concrètement, on peut souhaiter que le mouvement des maisons médicales garde en perspective une double nécessité : d’une part la professionnalisation au sein de chacun de ses groupes sectoriels, soutenue par des lieux de confrontation mono-disciplinaire ; d’autre part le développement d’une attitude transdisciplinaire au sein de chaque profession, soutenu par l’échange égalitaire entre les différents travailleurs, afin d’éviter un « découpage » du patient contraire aux valeurs de base et dont l’inefficience est avérée.
Laissons le dernier mot à Basarab Nicolescu : « Le caractère complémentaire des approches disciplinaire, pluridisciplinaire, interdisciplinaire et transdisciplinaire est mis en évidence d’une manière éclatante, par exemple, dans l’accompagnement des mourants. Cette démarche relativement nouvelle de notre civilisation est d’une extrême importance, car, en reconnaissant le rôle de notre mort dans notre vie, nous découvrons des dimensions insoupçonnées de la vie elle-même. L’accompagnement des mourants ne peut faire l’économie d’une recherche transdisciplinaire dans la mesure où la compréhension du monde présent passe par la compréhension du sens de notre vie et du sens de notre mort en ce monde qui est nôtre ».
Extrait d’une chanson de Abd al Malik
Lorsqu’on fait quelque chose, il s’agit d’y rester et d’en sortir
Lorsqu’on fait quelque chose, il s’agit d’en sortir et... d’y rester.
[1] Centre national des ressources textuelles et lexicales, créé par le CNRS http://www.cnrtl.fr/
[2] NICOLESCU B., La transdisciplinarité, Manifeste, Editions du Rocher Monaco l996
[3] SAULTZ J.W. : A Textbook of Family Medicine Companion Handbook. McGraw-Hill Professional ; 2000.
[4] MORIN E., Sur l’interdisciplinarité, Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires, n° 2, juin 1994
[5] ibid
[6] TALCOTT PARSONS, Illness and the role of the physician : a sociological perspective, American Journal of orthopsychiatry, 1951
[7] Certains auteurs proposent toutefois de réserver le terme de pluridisciplinarité à un même chercheur (ou praticien) utilisant des concepts et outils méthodologiques issus d’autres disciplines que la sienne ; et celui de multidisciplinarité à la collaboration entre personnes appartenant à différentes disciplines.
[8] HENRY F., ACQUAVIVA C., LEFEBVRE B.et alii Pluridisciplinaire ou pluriprofessionnel ? Douleurs : Vol 8 - N° S1 février 2007
[9] KLEINPETER E., Taxinomie critique de l’interdisciplinarité, Revue Hermès n° 67 CNRS Editions Paris 2013
[10] PAYETTE M., Interdisciplinarité : clarification des concepts, Interactions Vol. 5 no 1, printemps 2001
[11] Centre national des ressources textuelles et lexicales, créé par le CNRS http://www.cnrtl.fr/
[12] BLAIRON C., LENELLE F., En chemin vers la coprofessionalité, Rapport d’activité décembre 2009
[13] Voir article de Marinette Mormont dans ce dossier
[14] MORIN E., Introduction à la pensée complexe, Points Essai, 2005
[15] WASTLAWICK P., La réalité de la réalité : Confusion, désinformation, communication, collection Points, 1984
[16] ROY D.A., LITVAK E., PACCAUD F., PREVOST M., Complexité : l’art et la science, Santé Conjuguée n° 65 juillet 2013
[17] Dossier Interdisciplinarité : entre disciplines et indiscipline, Revue Hermès n°67 CNRS Editions Paris 2013
[18] CATTLIN S., Loty L., Sérendipité et indisciplinarité, Revue Hermès n°67 CNRS Editions Paris 2013
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...