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Promotion de la santé

Promotion de la santé : de la théorie à la pratique… ou à quoi servent les déclarations solennelles de l’OMS ?


avril 2007, Sandrin Berthon Brigitte

médecin de santé publique, Comité régional d’éducation pour la santé du Languedoc-Roussillon

De la déclaration d’Alma Ata (1978) à la Charte de Bangkok (2005), les déclarations solennelles de l’OMS se succèdent pour proclamer comment assurer à la population mondiale des conditions de vie favorables à la santé. Qu’ont elles, l’une après l’autre, apporté à la compréhension de ces conditions de la santé et comment se sont elles incarnées sur le terrain ? Au gré de ses réflexions parfois amères, souvent critiques, mais toujours vivifiantes, l’auteure nous fait traverser un demi-siècle de « travail sur la santé » et s’attarde sur ses aspects problématiques et parfois pervers, notamment en ce qui concerne la lutte (ou la non lutte) contre les inégalités et le statut de la femme.

1936, un anniversaire aussi important que discret

Savez-vous ce que l’on commémore, plutôt discrètement, en France depuis quelques semaines ? Une période particulièrement féconde et particulièrement brève de notre histoire politique et sociale… Il y a 70 ans exactement, le Front populaire remportait les élections législatives. Le 4 juin 1936, Léon Blum formait son gouvernement. Il démissionnera un an plus tard pour de multiples raisons que je n’évoquerai pas ici. J’ai choisi d’introduire mon exposé par ce rappel historique parce qu’à mon avis ces quelques mois ont permis à la France de faire un pas de géant dans le domaine de la promotion de la santé, 10 ans avant la création de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), un demi-siècle avant la rédaction de la Charte d’Ottawa. Les congés payés, la semaine de travail de 40 heures, l’augmentation des salaires (plus importante pour les bas salaires), les délégués du personnel, les conventions collectives, la prolongation de la scolarité obligatoire jusqu’à 14 ans, la réforme de la Banque de France, la création de l’Office du blé avec rétablissement du pouvoir d’achat des agriculteurs, les grands travaux, la création de la SNCF, les billets à tarif réduit pour partir en vacances, les auberges de jeunesse… : les mesures se succédaient à un rythme effréné, portées par le gouvernement mais aussi par un mouvement social sans précédent. On a évalué à 2,5 millions le nombre de grévistes dès le début du mois de juin, à 9.900 le nombre d’usines ou d’établissements occupés... Des grèves spontanées, festives, sortant souvent du cadre strictement syndical : on chante, on danse, on se déguise, on fait de la gymnastique…

On ne peut pas douter que ces réformes aient eu un impact positif sur la santé de la population. Tous les ingrédients de la promotion de la santé y étaient : la volonté politique, la mobilisation populaire, la réduction des inégalités sociales, l’intersectorialité, l’éducation populaire et même… la participation des femmes aux prises de décisions puisque trois d’entre elles avaient été nommées ministres alors qu’elles n’étaient encore ni électrices ni éligibles ! Cette parenthèse pacifique, de courte durée, aura incontestablement apporté à beaucoup un mieux-être physique, mental et social, une meilleure qualité de vie. D’ailleurs les jeunes ne s’y trompaient pas, qui chantaient :

« Hardi les gars ! Voilà les 40 heures Nous y gagnerons la force et la gaîté Hardi les gars ! Que la vie est meilleure Au bon vent de la liberté ».

Les déclarations officielles, une saine lecture

A quoi servent les déclarations solennelles de l’OMS ? Mon exposé comportera quatre parties. La première est finie : elle était consacrée au Front populaire. La seconde rendra compte d’une lecture naïve des déclarations solennelles de l’OMS relatives à la promotion de la santé. Lecture naïve parce que la conférencière que je suis ce soir n’est pas un grand nom de la santé publique, juste une petite personne, tombée dans la marmite de l’éducation pour la santé il y a 20 ans et qui essaye de surnager, désespérément optimiste. La troisième partie, qui aborde le sort que nos gouvernements font à la promotion de la santé, sera quelque peu déprimante. Pour finir je vous donnerai deux exemples de mes tentatives, très modestes, d’intégrer les principes de la promotion de la santé à ma pratique professionnelle.

Pour préparer cet exposé, j’ai donc lu et relu plusieurs fois : le Préambule à la constitution de l’OMS (New York, 1946), la Déclaration d’Alma-Ata (au Kazakhstan) sur les soins de santé primaire (1978), la Charte d’Ottawa (au Canada) pour la promotion de la santé (1986), les Recommandations d’Adélaïde (en Australie) sur les politiques pour la santé (1988), la Déclaration de Sundsvall (en Suède) sur les milieux favorables à la santé (1991), la Déclaration de Jakarta (en Indonésie) sur la promotion de la santé au 21ème siècle (1997) et la Charte de Bangkok (en Thaïlande) pour la promotion de la santé à l’heure de la mondialisation (2005).

Premier constat, avant même d’avoir commencé à lire les textes : si vous aimez voyager, devenez expert aux conférences internationales de l’OMS. Deuxième constat, la première lecture est franchement ennuyeuse : c’est à la fois répétitif et plein de générosité, de bons sentiments, d’engagements pour la vie. On croirait parfois ces textes rédigés par des adolescents qui viennent de découvrir la faim dans le monde et les émois procurés par l’engagement collectif en faveur d’une grande cause.

Ces déclarations successives portent toutes sur la meilleure façon d’assurer à la population mondiale des conditions de vie favorables à la santé. Elles ont beaucoup de choses en commun, tant sur la forme que sur le fond, mais une lecture plus attentive montre que chacune adopte un éclairage différent, un peu comme les 18 versions de la cathédrale de Rouen peintes par Claude Monet, aux différentes heures du jour. La cathédrale est toujours la même, on en reconnaît les contours et pourtant, les ombres et les couleurs sont différentes sur chaque tableau. Il en est de même pour les déclarations solennelles de l’OMS, dont les tonalités évoluent au fil des ans.

Ce qui est commun sur la forme :

- on ne renie jamais les déclarations précédentes, on les rappelle en préambule et on affirme qu’on s’inscrit dans leur prolongement ;

- on conclut toujours par un engagement solennel et un appel à l’action.

Ce qui est commun sur le fond :

- la santé est à la fois un droit fondamental de l’être humain et un bon investissement économique et social ;

- les inégalités de santé entre les pays et à l’intérieur des pays sont inacceptables, les gouvernements doivent s’attacher à les réduire ;

- l’amélioration et la protection de la santé d’une population passent nécessairement par la mobilisation de tous les secteurs de la vie politique, sociale et économique et par l’implication des citoyens.

Pour ce qui concerne les spécificités que j’ai relevées dans chaque déclaration, je ne vais pas vous les exposer en détail : ce serait fastidieux et sans grand intérêt. Je me contenterai d’évoquer la tonalité de chacune, telle que je l’ai perçue et d’en citer un ou deux extraits significatifs. J’accorderai un traitement particulier à la Charte d’Ottawa pour trois raisons : c’est elle qui définit la promotion de la santé, c’est son vingtième anniversaire et, en plus, c’est ce que m’ont demandé les organisateurs de cette soirée.

Le préambule à la constitution de l’OMS

Le préambule à la constitution de l’OMS est célèbre, ne serait-ce que par la définition qu’il donne de la santé, définition de 1946 que l’on trouve dans tous les dictionnaires, dans tous les mémoires d’étudiants et dont on critique le caractère utopique, statique et peu opérationnel dans la plupart des livres de santé publique : « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie et d’infirmité ».

Définition en phase avec son époque, à la sortie de la 2ème guerre mondiale, à une période où les peuples avaient bien besoin de recommencer à rêver, à espérer des lendemains qui chantent…

Alma-Ata et les soins de santé primaires

En 1978, la déclaration d’Alma-Ata est entièrement consacrée aux soins de santé primaires. Ces soins sont alors présentés comme le moyen qui « donnera à tous les peuples du monde, d’ici l’an 2000, un niveau de santé leur permettant de mener une vie socialement et économiquement productive ». Ils comprennent au minimum :

- une éducation sur les méthodes de prévention et de lutte contre les principaux problèmes de santé ;

- la promotion de bonnes conditions alimentaires et nutritionnelles ;

- un approvisionnement suffisant en eau saine et des mesures d’assainissement de base ;

- la protection maternelle et infantile y compris la planification familiale ;

- la vaccination contre les grandes maladies infectieuses ;

- la prévention et le contrôle des endémies locales ;

- le traitement des maladies et lésions courantes ;

- la fourniture de médicaments essentiels.

Ces soins doivent être « scientifiquement valables et socialement acceptables, universellement accessibles aux individus et aux familles, […] à un coût que la communauté et le pays puissent assumer ». Bon, on a dépassé l’an 2000, je ne suis pas sûre que l’objectif ait été atteint… une autre utopie sans doute.

Bref arrêt sur Ottawa

Nous en arrivons à la Charte d’Ottawa et à son sous-titre : « Vers une nouvelle santé publique ». D’emblée elle s’inscrit dans un mouvement, une dynamique. D’ailleurs elle définit la promotion de la santé comme le processus qui donne aux gens les moyens d’avoir plus de pouvoir sur leur santé et de l’améliorer. Et elle s’autorise à redéfinir la santé. Plus exactement, elle apporte des précisions ou un mode d’emploi à la définition de 1946. Il est toujours question de « parvenir à un état de complet bien-être physique, mental et social » mais on nous dit comment faire : « L’individu ou le groupe doit pouvoir identifier et réaliser ses ambitions, satisfaire ses besoins et transformer son environnement ou s’y adapter ». On nous dit aussi qu’il n’y a pas que la santé dans la vie, que c’est juste une ressource bien commode au quotidien.

La Charte affirme d’abord que la santé exige un certain nombre de conditions et de ressources préalables : la paix, un logement, une éducation, de la nourriture, des revenus, un écosystème stable, des ressources durables, la justice sociale et l’équité. A première vue, on peut penser que la santé est plutôt mal partie si l’on ne s’occupe d’elle qu’après avoir réuni toutes ces conditions. A mon avis, cela veut dire au contraire que faire de la santé publique c’est s’occuper de cela, avant tout autre chose. Je parlerais donc plutôt de conditions premières que de conditions préalables.

Trois principes sont ensuite énoncés :

- la santé est un bon investissement car elle permet le développement social, économique et individuel. Et il faut arriver à en convaincre tout le monde.

- la promotion de la santé vise l’équité en matière de santé. J’y reviendrai.

- enfin, les conditions préalables (ou premières) et les objectifs de santé ne peuvent être atteints par le seul secteur sanitaire. La promotion de la santé exige l’action coordonnée de tous les intéressés : les gouvernements, les autorités locales, les différents secteurs de la société (sanitaires, sociaux, économiques), les associations, l’industrie, les médias...

Quant aux actions à mettre en oeuvre pour promouvoir la santé, elles sont regroupées en cinq axes que j’ai l’habitude de résumer en cinq mots clés :

- Politique : la promotion de la santé doit amener chaque responsable politique, à quelque niveau et dans quelque secteur qu’il intervienne, à prendre conscience des conséquences de ses décisions sur la santé de la population.

- Environnement : il s’agit d’inciter chaque personne, chaque communauté, chaque région, chaque pays à préserver collectivement les ressources naturelles et à créer des relations et des conditions de vie et de travail favorables à la santé.

- Démocratie : les communautés sont considérées comme capables de prendre en main leur destinée et d’assumer la responsabilité de leurs actions. Ce sont donc elles qui doivent choisir les priorités et prendre les décisions qui concernent leur santé.

- Education pour la santé : il s’agit de permettre aux gens, à tous les âges, d’acquérir et de renforcer les aptitudes indispensables à la vie, notamment celles qui leur permettront de participer à une démarche de promotion de la santé.

- Services de santé : il s’agit en fait de réorienter les services, de créer un système de soins qui serve au mieux les intérêts de la santé, qui s’inscrive dans une logique de promotion de la santé, qui respecte notamment la dimension culturelle et sociale des personnes, qui encourage et prenne en compte l’expression des individus et des groupes sur leurs attentes en matière de santé.

Cela suppose d’orienter dans ce sens la formation des professionnels et la recherche.

Donc je résume : la Charte d’Ottawa, ce sont 2 définitions (la promotion de la santé et la santé) + 9 conditions premières + 3 principes (la santé comme agent de développement, l’équité et l’intersectorialité) + 5 axes de travail (politique, environnement, démocratie, éducation pour la santé et services de santé).

Adélaïde, Sundsvall, Jakarta, Bangkok

Après Ottawa, il y a eu les recommandations d’Adélaïde et la déclaration de Sundsvall, respectivement consacrées aux politiques pour la santé et aux milieux favorables à la santé, autrement dit aux deux premiers axes de la Charte d’Ottawa. Les déclarations de Jakarta en 1997 puis de Bangkok en 2005 témoignent, quant à elles, des préoccupations grandissantes des experts de santé publique quant au processus de mondialisation de l’économie et à ses effets dévastateurs sur la santé des populations. On y parle d’abord de la nécessité de s’adapter au 21ème siècle et de trouver de nouvelles formes d’action. Puis le ton devient plus alarmiste : on évoque les « bouleversements sociaux, économiques et démographiques », on « exige la fermeté de l’action politique », on parle de « défendre la cause de la santé », « de réglementer et de légiférer », de « s’attaquer d’urgence aux problèmes de santé et aux inégalités ». Parallèlement le vocabulaire économique infiltre les déclarations : le secteur privé est associé aux débats, on parle d’investissement, de développement économique, de marchés financiers, de stratégies de commercialisation, de production, de marketing… L’idée d’une alliance mondiale pour la santé, déjà évoquée dans la Charte d’Ottawa, est reprise avec force. L’impression générale qui se dégage de ces derniers textes est que la mondialisation de l’économie est une menace grave pour la santé mais que les hommes de bonne volonté, tous unis dans un même élan de fraternité, vont vaincre les forces du mal.

J’ai des doutes… « Si tous les gars du monde voulaient s’donner la main, alors on pourrait faire une ronde autour du monde… », écrivait le poète Paul Fort. Ne soyons pas naïfs : il y a bien là deux modèles de société qui s’opposent. Les principes de solidarité, de lutte contre les inégalités, de respect de la diversité des cultures, de protection de l’environnement, de participation des individus et des communautés aux prises de décisions, qui fondent une politique de promotion de la santé, ne sont pas favorables aux intérêts des grandes puissances économiques.

Où sont les femmes ?

Je vais terminer ma lecture des textes en m’intéressant à l’évolution du discours sur un point particulier : les femmes. OMS 1946, Alma-Ata : On n’en parle pas. Ottawa : la promotion de la santé « doit s’appliquer également aux hommes et aux femmes. […] Tous les partenaires, hommes ou femmes, doivent être considérés comme égaux » Adélaïde : un domaine d’action à part entière : « Les femmes sont en première ligne pour promouvoir la santé dans le monde et elles travaillent, la plupart du temps, sans rémunération ou pour un salaire minimal. Les réseaux et organisations de femmes sont des modèles pour l’organisation, la planification et la mise en oeuvre des actions de promotion de la santé. Les décideurs et les institutions officielles devraient apprécier à leur juste valeur les réseaux de femmes et leur fournir un appui » Sundsvall : la Conférence évoque « la nécessité de reconnaître et d’utiliser les compétences et les connaissances des femmes dans tous les domaines, y compris ceux de la politique et de l’économie, pour mettre en place des infrastructures plus propices à des environnements favorables à la santé. Il faudrait reconnaître que les femmes ont de lourdes tâches et veiller à ce que les hommes assument leur part de ce fardeau. Il faudrait que les associations féminines communautaires aient les moyens d’intervenir plus énergiquement dans l’élaboration de politiques et de structures propres à promouvoir la santé ». Jakarta : la « responsabilisation des femmes » est citée comme l’une des « conditions préalables à l’instauration de la santé ».

Les inégalités

J’en arrive à la troisième partie de mon exposé dont je vous ai prévenus qu’elle ne serait pas gaie. En fait je voudrais revenir sur l’un des principes affichés par la Charte d’Ottawa, celui de l’équité : la promotion de la santé vise l’équité en matière de santé, son action a pour but de réduire les inégalités et de permettre à chacun de réaliser pleinement son potentiel de santé.

Qu’en est-il en France ? La France est le pays d’Europe où les écarts de mortalité entre les différentes catégories professionnelles sont les plus élevés : les ouvriers peu ou pas qualifiés, âgés de 45 à 59 ans ont deux fois et demi plus de risques de mourir que les patrons, les cadres ou les professionnels libéraux du même âge. Dans l’Atlas de la santé en France, publié récemment, on peut lire : « Quelle que soit la mesure du statut social (niveau de revenu, profession, niveau d’éducation), le niveau de santé se dégrade au fur et à mesure que l’on descend dans la hiérarchie sociale. […] Ces inégalités sont profondément ancrées dans la société française, caractérisée par des disparités plus fortes que dans le reste de l’Union européenne » En France, l’état de santé de la population est excellent… en moyenne, et il s’améliore chaque année. En France, les écarts de santé entre les riches et les pauvres sont les plus élevés d’Europe et ils se creusent un peu plus chaque année.

On sait que les causes de ces inégalités sont multiples et qu’elles trouvent principalement leur origine dans les conditions générales de vie et dans l’organisation de la société. On sait aussi que l’amélioration de l’état de santé d’une population n’est que minoritairement liée aux services de soins. Or les politiques de santé menées en France se caractérisent de longue date par une polarisation sur les comportements individuels d’une part et sur l’accès au système de soins d’autre part. Didier Fassin écrivait en mars 2004 : « Depuis près de 50 ans, les écarts de mortalité entre les catégories extrêmes se maintiennent en France à un niveau particulièrement élevé. Malgré une progression considérable de la richesse nationale, malgré une amélioration importante de l’état de santé moyen et malgré une extension inédite de la couverture de l’assurance-maladie, les différences d’espérance de vie ne se sont pas réduites » D’un côté, on améliore le système de soins et on s’applique à le rendre plus accessible, et cela coûte cher. De l’autre, on continue à produire des inégalités en ne prenant pas en compte les effets sur la santé de la population des politiques menées dans les autres domaines. Et pourtant on a signé la Charte d’Ottawa !

Un seul des 100 objectifs mentionnés dans la Loi de santé publique de 2004 est de « réduire les inégalités devant la maladie et la mort par une augmentation de l’espérance de vie des groupes confrontés aux situations précaires », mais il n’y a aucun indicateur chiffré en face de cet objectif car « sa quantification a pour préalable la production d’autres connaissances scientifiques ». Si l’on voulait vraiment s’attaquer aux inégalités sociales de santé, il faudrait commencer par en faire un objectif général et le décliner, chiffres à l’appui, dans tous les domaines. D’autres pays l’ont fait. Et pour atteindre un tel objectif, Jonathan Mann nous a clairement indiqué le chemin à suivre il y a près de dix ans. Il nous invitait à ne pas dissocier la promotion et la protection de la santé de la promotion et de la protection des droits de la personne. Il attirait notre attention sur le fait que toute atteinte aux droits de la personne est préjudiciable à la santé et aussi que bon nombre d’actions de santé publique sont discriminatoires et portent donc atteinte aux droits de la personne. Pour se faire comprendre il citait plusieurs exemples. « La pratique de la santé publique, écrivait-il, est lourdement touchée par le problème de la discrimination fortuite : comme dans les activités de communication qui postulent que toutes les populations sont atteintes de façon égale par un message unique exprimé dans le langage dominant et diffusé par la télévision ; ou comme lorsque les messages d’information sur le saturnisme infantile sont diffusés sans se préoccuper de l’existence de moyens financiers permettant d’écarter le danger. En fait, la discrimination fortuite est si répandue que toutes les politiques et tous les programmes de santé publique devraient être considérés comme discriminatoires jusqu’à preuve du contraire ».

« Ma » promotion de la santé au quotidien

Et voici la quatrième et dernière partie de mon exposé : en quoi les principes de la promotion de la santé me sont utiles dans mon travail quotidien. Moi, mon secteur d’activité c’est l’éducation pour la santé, l’éducation thérapeutique, l’éducation du patient. D’une façon générale, dire qu’on pratique l’éducation pour la santé dans une logique de promotion de la santé, c’est affirmer que l’on est attaché à certaines valeurs. En revanche, une simple référence à la prévention ne dit rien des valeurs que l’on entend défendre. Se référer à la Charte d’Ottawa, c’est dire aussi que l’éducation pour la santé n’est pas dissociable des quatre autres axes de travail qu’elle préconise. Concrètement, quand il s’agit d’éducation du patient, c’est :

- au plan politique : concevoir des programmes qui prennent en compte et au besoin interpellent les politiques institutionnelles ;

- au plan de l’environnement : aménager notre cadre d’exercice pour qu’il contribue non seulement à la qualité des soins mais aussi à l’autonomie des personnes qui viennent consulter ou qui sont hospitalisées ;

- au plan de la démocratie : associer les patients à la conception, à la mise en oeuvre et à l’évaluation des programmes ;

- en ce qui concerne les services de santé : ne pas déléguer l’activité éducative à une catégorie de soignants mais au contraire favoriser l’implication de chacun dans une démarche éducative conçue collectivement.

En respectant ces principes, il me semble que l’on évite de tomber dans les pièges d’une éducation thérapeutique focalisée :

- sur l’observance : le but de l’éducation du patient n’est pas de rendre le patient plus obéissant !

- sur les apprentissages : « Le danger pour l’éducateur en santé, c’est de croire ou d’espérer que tout peut être objet d’un apprentissage alors que la mort, la souffrance ou l’échec sont simplement le lieu de l’accompagnement et de l’écoute ». C’est aussi une façon de lutter contre notre désir ou notre illusion de toute puissance.

- sur la responsabilité individuelle : quel que soit leur comportement vis-à-vis des soins, quelles que soient leurs habitudes de vie, les personnes malades ne peuvent être tenues pour responsables de leur état de santé. Arrêtons de vouloir « responsabiliser » les patients : soyez responsable, faites ce que je vous dis ! C’est contraire aux principes affichés dans la Charte d’Ottawa.

Expérience afghane

Autre exemple tiré de ma pratique professionnelle : il y un an, j’ai été amenée à séjourner trois semaines en Afghanistan pour évaluer des centres d’éducation pour la santé implantés dans trois écoles et lycées de filles par l’association Afghanistan libre. Ce sont de très gros établissements qui accueillent les jeunes filles du cours préparatoire à la terminale. Dans chaque école, une éducatrice pour la santé afghane a été formée et recrutée : elle assure des cours à toutes les élèves et aussi aux mamans qui viennent plusieurs fois par semaine à l’école pour cela. Je trouvais cette mission difficile, je n’étais pas sûre d’être à la hauteur. Alors je me suis accrochée très fort aux principes de la promotion de la santé en me disant que c’étaient eux qui devaient guider mon travail. Je ne vais pas tout vous raconter dans le détail, seulement vous lire quelques extraits du rapport d’évaluation que j’ai rédigé, pour illustrer en quoi la Charte d’Ottawa m’a aidée à réfléchir.

L’une des questions auxquelles j’essayais de répondre était : les centres d’éducation pour la santé mis en place dans les écoles répondent-ils à un besoin ? « La lecture des rapports sur la santé de la population afghane, les orientations politiques du Ministère de la santé, les propos des éducatrices pour la santé et du personnel des centres de santé et des hôpitaux, les attentes exprimées par les jeunes filles et les mères nous confortent dans l’idée que l’éducation pour la santé en milieu scolaire correspond bien à un besoin. La question qui reste en suspens est celle de savoir s’il s’agit d’une priorité. Quelles sont actuellement les actions qui permettraient d’améliorer le plus rapidement, le plus significativement et le plus durablement la santé de la population ? La construction de routes ? L’adduction d’eau dans les habitations ? L’alphabétisation de la population ? Où se situe l’éducation pour la santé dans l’ordre des priorités ? On peut sans doute admettre que l’éducation pour la santé n’est pas une priorité en soi mais plutôt une mesure d’accompagnement des autres modalités d’intervention, une condition de leur mise en oeuvre et de leur efficacité. A ce titre seulement elle devient une priorité. On peut aussi concevoir l’éducation pour la santé des femmes comme un support de leur émancipation, comme un premier pas vers un engagement citoyen. Il est socialement acceptable que les femmes se réunissent pour parler de la santé : si elles découvrent à cette occasion qu’elles peuvent influer sur le cours de leur vie et de celle des autres, cette expérience leur donnera confiance en elles-mêmes et peut-être l’envie de s’impliquer dans d’autres domaines pour améliorer leurs conditions d’existence. Dans l’une des écoles, après avoir pendant plusieurs mois participé aux séances d’éducation pour la santé, les femmes réclament maintenant d’apprendre à lire dans l’espoir de mieux se faire entendre et de sortir de la pauvreté. Dans ce cas, la justification de l’éducation pour la santé ne repose pas directement sur tel ou tel objectif de santé publique mais sur un objectif préalable d’évolution du statut de la femme. Cela suppose alors des méthodes d’éducation pour la santé adaptées à cet objectif reformulé. Et l’évolution du statut de la femme s’accompagnera d’une amélioration de la santé de la population »

Une autre question de l’évaluation concernait les effets potentiellement négatifs du programme : « Le programme d’éducation pour la santé est figé : le contenu, les méthodes et les outils pédagogiques paraissent immuables, quasiment identiques dans toutes les classes. Basé sur la répétition de messages pré-établis, il n’a pas la capacité intrinsèque d’évoluer. La routine risque fort d’engendrer l’ennui. Les éducatrices pour la santé disent elles-mêmes qu’elles ont du mal à intéresser les élèves des grandes classes. L’expression des élèves et des femmes est individuelle. Le déroulement des séances permet des échanges mais ceux-ci se déroulent presque toujours entre l’éducatrice pour la santé et l’une des personnes du groupe, sous la forme de questions/réponses. L’éducatrice pour la santé est considérée comme la seule détentrice d’un savoir. On lui a appris à dire aux élèves et aux femmes ce qu’elles doivent faire. On ne lui a pas appris à aider celles-ci à analyser leurs conditions d’existence puis à chercher collectivement les moyens de les améliorer. La conception de la santé véhiculée par le programme est très médicale. Il s’agit essentiellement de prévenir les maladies en se conformant aux conseils des médecins, et de recourir suffisamment tôt aux soins. Cela risque de renforcer la déférence et la dépendance des femmes vis-à-vis des professionnels de santé plutôt que de promouvoir leur autonomie. Le programme ne prend pas suffisamment en compte l’environnement dans lequel il s’inscrit :

- on observe au sein de l’école des conditions et des habitudes d’hygiène qui ne correspondent pas aux messages véhiculés dans les séances d’éducation pour la santé ;

- la contribution de ce programme à la politique de développement, son rôle spécifique dans les systèmes de soins et d’éducation n’ont pas été précisés : cela explique notamment la difficulté qu’ont les Centres d’éducation pour la santé à installer une véritable collaboration avec les structures de soins alentour ».

Dans les recommandations, j’ai notamment écrit : « Pour l’instant, le programme d’éducation pour la santé est construit autour des habitudes qu’on veut faire acquérir à la population. Il est centré sur les messages :

- des messages de prévention ont été choisis, par exemple : il faut se laver les mains après être allé aux toilettes, il faut éviter que les mouches se déposent sur la nourriture ou il faut réhydrater un bébé qui a la diarrhée ;

- des supports pédagogiques ont été créés pour faire comprendre ces messages aux femmes et aux jeunes filles ;

- l’éducatrice pour la santé répète et fait répéter inlassablement les messages dans le but que la population apprenne puis adopte les habitudes conseillées.

La mise en place de ce dispositif a permis de créer une dynamique et une motivation forte au sein de la communauté : les femmes et les jeunes filles que nous avons rencontrées ont soif d’apprendre et veulent aller plus loin. Elles suggèrent de diversifier et d’approfondir leurs connaissances relatives à la santé, aux maladies et à la contraception. Elles veulent devenir encore plus savantes. Si l’on se contente d’ajouter de nouveaux messages à la liste et de les transmettre de la même manière, on n’évitera pas les effets négatifs décrits précédemment. Il faut maintenant adopter une démarche participative, c’est-à-dire construire le programme autour des préoccupations des femmes et des jeunes filles. Il s’agit de les aider à prendre collectivement des initiatives susceptibles d’améliorer leurs conditions d’existence et par là même de promouvoir leur santé :

- analyser, avec elles, les facteurs qui concourent et ceux qui font obstacle à la santé et au bien-être de leur communauté ;

- identifier, avec elles, ceux sur lesquels on peut agir ;

- fixer, avec elles, des objectifs concrets de changement ;

- convenir, avec elles, des méthodes qui permettront d’atteindre ces objectifs ;

- mobiliser, avec elles, les moyens nécessaires ;

- faire ce qu’on a décidé ;

- vérifier l’atteinte des objectifs, réajuster, recommencer...

Les actions qui résulteront de cette démarche pourront être de nature extrêmement variable : recherche d’informations, aménagement de l’environnement, démarche auprès de responsables institutionnels ou politiques, etc… ».

Je conclurai comme j’ai commencé, en citant Léon Blum, la dernière phrase de son dernier éditorial : « Je le crois parce que je l’espère ». La promotion de la santé, j’y crois parce que je l’espère.

Cet article reproduit le texte de la conférence inaugurale de la 3ème Université d’été francophone de santé publique, donnée à Besançon le 2 juillet 2006 et est paru dans Education Santé numéro 216 (octobre 2006).

Cet article est paru dans la revue:

n° 40 - avril 2007

Les inégalités sociales de santé

Santé conjuguée

Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...