L’euthanasie, définie comme un acte mettant intentionnellement fin à la vie d’un patient à sa demande, a été dépénalisée dans notre pays par la loi du 28 mai 2002, entrée en vigueur le 22 septembre 2002. Alors que cet acte était jusqu’alors considéré comme un meurtre avec préméditation – un assassinat – cette loi en a fait, sous des conditions précises, un acte médical qui permet aux médecins d’assurer en toute impunité une mort calme à des patients incurables en grande souffrance qui leur en font la demande, sous le contrôle rétrospectif d’une commission fédérale composée de 16 membres nommés par le Sénat (8 médecins dont 4 professeurs d’université, 4 professeurs de droit ou avocats et 4 représentants de milieux chargés de la problématiques des patients incurables). Cette commission est chargée d’examiner les données médicales des documents d’enregistrement complétés par les médecins qui ont pratiqué une euthanasie et de s’assurer que les conditions légales ont été respectées. Après sept ans, il est donc possible et légitime d’estimer si cette législation a atteint ses objectifs, si elle a apaisé les craintes d’abus qui s’étaient exprimées, si elle a mis fin aux controverses qui ont précédé son adoption.
Il faut d’abord souligner que le vote de cette loi représentait une initiative audacieuse à divers points de vue. En effet, contrairement aux Pays-Bas, nous n’avions pas bénéficié d’une longue période préalable de tolérance judiciaire ni d’une jurisprudence progressivement acquise. Jusqu’à la veille de l’entrée en vigueur de la loi, l’euthanasie était encore qualifiée dans notre pays de meurtre avec préméditation, de sorte que les moyens adéquats à utiliser pour provoquer une mort calme et sans souffrance, n’ayant pas pu être enseignés ni publiés, n’étaient pas connus des médecins, surtout en Communauté française. Bien que le soutien de la grande majorité de la population, documenté par plusieurs enquêtes d’opinion, fût acquis à la dépénalisation et que de nombreuses personnalités de tous les milieux, y compris des milliers de médecins dont d’éminents praticiens et chefs de service de grands hôpitaux, se fussent prononcées en sa faveur, l’hostilité des hiérarchies religieuses et de plusieurs dignitaires d’organisations médicales avait été ouvertement proclamée. De plus le contexte politique européen et mondial était particulièrement défavorable et à l’exception des Pays- Bas, aucun État n’avait légiféré dans ce sens.
Tout en respectant la liberté médicale, le but de la dépénalisation était de permettre d’assurer, par les moyens les plus adéquats, une mort rapide et calme aux malades incurables qui, en situation médicale désespérée et en grande souffrance, souhaitent qu’il soit mis fin à leur vie par une aide médicale active. Jusqu’en 2002, pour contourner l’interdit légal et se protéger, les médecins utilisaient parfois dans ce but des moyens indirects (« cocktails lytiques ») qui engendraient une mort souvent dramatique après un temps plus ou moins long. Il faut souligner que la loi ne modifie en rien la possibilité de mise en oeuvre de traitements antalgiques et sédatifs, souvent utilisés en extrême fin de vie pour soulager des agonies pénibles, même s’ils peuvent éventuellement rapprocher le moment du décès. Les rapports de la commission fédérale de Contrôle permettent d’évaluer la mise en œuvre de la loi. Nous en reproduisons ci-après l’essentiel.
Une moyenne de près de 60 euthanasies mensuelles
Le nombre d’euthanasies pratiquées en accord avec la loi et qui ont donc fait l’objet d’une déclaration à la Commission fédérale de Contrôle a été de plus de 3000 depuis l’entrée en vigueur de la loi avec une progression annuelle (voir figure 1 page suivante). La moyenne mensuelle a été de 68 par mois en 2009.
Une progression raisonnable et prévue
La mortalité annuelle en Belgique étant voisine de 100.000 décès, l’euthanasie reste exceptionnelle puisqu’elle concerne moins de 1 % des décès. Les prédictions alarmistes qui faisaient croire que la légalisation entraînerait une épidémie d’euthanasies ne se sont pas vérifiées. La raison principale est, bien entendu, la volonté de vivre malgré la souffrance pour autant que la vie soit supportable, ce que permettent souvent les soins palliatifs, très développés dans notre pays. Il faut aussi tenir compte des hésitations médicales devant un acte médical exceptionnel ainsi que de la charge émotionnelle pour le médecin qu’implique un tel acte, ce qui rend l’euthanasie quasi impossible à envisager si une relation personnelle étroite ne s’est pas établie avec le malade : le rôle du médecin en charge du patient est donc essentiel.
Une constatation inattendue : l’énorme disparité Nord-Sud
Le nombre de déclarations d’euthanasie rédigées en français et en néerlandais a mis en évidence une étonnante disparité entre le Nord et le Sud du pays (fig.1) : plus de 80 % des euthanasies sont en effet pratiquées en Flandre.
Les raisons sont probablement multiples : la plupart des médecins qui ont décrit la technique à utiliser étaient originaires du Nord du pays ; par ailleurs, l’opposition de beaucoup d’équipes palliatives à l’euthanasie semble plus radicale et plus fréquente en Communauté française qu’en Flandre ; enfin, des différences socioculturelles entre le Nord et le Sud du pays, tant en ce qui concerne la population que les médecins, peuvent intervenir. Il est donc vraisemblable que, si en extrême fin de vie les mêmes moyens médicaux qu’avant la législation continuent à être utilisés partout (avec en plus l’utilisation fréquente d’une « sédation palliative terminale »)2, les euthanasies sont à la fois moins demandées au Sud du pays qu’au Nord et que les médecins francophones sont moins enclins à les entendre. Quant à prétendre que la différence résulte simplement d’un refus par les médecins francophones de la déclaration à la commission de Contrôle d’euthanasies qu’ils auraient effectivement pratiquées - une explication parfois invoquée sous prétexte de refus d’une « paperasserie » inutile - elle est infâmante pour le corps médical puisqu’elle signifierait le refus d’un contrôle démocratique d’un acte aussi grave (rappelons que pour le code pénal il s’agit d’un assassinat), alors que ce contrôle ne comporte que l’obligation d’un compte-rendu médical succinct plus simple à rédiger que le rapport médical habituel après examens spécialisés ou intervention chirurgicale. Cette explication est, de plus, peu crédible en raison du risque qu’encourrait le médecin qui a pratiqué une euthanasie avec les moyens létaux adéquats, lesquels nécessitent une prescription dont le contrôle est aisé.
Il s’agit toujours d’affections incurables particulièrement graves et s’accompagnant de grandes souffrances : des cancers généralisés ayant subi de multiples traitements et ayant suivi des soins palliatifs de longue durée (près de 80 % des cas) ainsi que des affections neurologiques évolutives mortelles ou gravement invalidantes (près de 10 % des cas). Comme la loi l’autorise, dans un faible pourcentage de cas, la mort n’était pas prévisible à brève échéance3, ce qui a nécessité l’avis de deux consultants.
Les souffrances physiques relevées le plus fréquemment dans les déclarations sont une cachexie, l’épuisement, des obstructions digestives à différents niveaux, une dyspnée incontrôlable, des hémorragies, des plaies importantes, et, plus rarement, des douleurs répondant mal aux antalgiques. Les souffrances psychiques sont essentiellement une dépendance totale, une perte de dignité, la désespérance face à une situation sans issue. Le plus souvent les souffrances présentes sont à la fois physiques et psychiques.
Dans plus de 90 % des cas, le décès a été obtenu en induisant par injection intraveineuse une inconscience profonde (en général par injection de 2 à 3 gr de Pentothal®), et (sauf si le décès se produit par arrêt respiratoire en quelques minutes, ce qui est fréquent) en injectant ensuite un paralysant neuromusculaire. D’après la littérature médicale, une telle manière d’agir est effectivement la plus adéquate pour remplir les conditions requises pour une euthanasie correcte : décès rapide et calme, sans souffrance ni effets secondaires. Certaines euthanasies ont consisté en l’administration par le médecin d’un barbiturique en potion que le malade a avalé lui-même. Un tel acte peut être qualifié de « suicide médicalement assisté ». Cette manière de procéder est autorisée par la loi (pour autant que le médecin en assure le déroulement et que toutes les conditions et les procédures légales aient été respectées) puisqu’elle n’impose pas la technique à utiliser. Il faut souligner aussi une conséquence importante de la légalisation de l’euthanasie qui n’était guère prévue : il s’agit de la proportion importante des décès par euthanasie (plus de 50 %) qui ont lieu à la résidence du patient. Cette constatation jointe à la présence fréquente de proches au lit du malade pendant l’acte et le caractère calme et rapide de la mort qui survient en quelques minutes de sommeil profond, fait de l’euthanasie lorsqu’elle est réalisée dans un contexte familial favorable et dans des conditions médicales correctes, une fin de vie beaucoup plus humaine que ne l’est fréquemment la mort dite naturelle avec ses souffrances, ses aléas, son agonie de durée imprévisible qui entraîne fréquemment une mort solitaire.
Aucun cas n’a nécessité la transmission du dossier aux autorités judiciaires (une telle décision peut être prise à la majorité des deux tiers si la commission estime que les conditions de la loi n’ont pas été respectées). Contrairement aux craintes manifestées, sincèrement ou non, par certains lors des débats relatifs à la dépénalisation, l’âge avancé n’a pas constitué un facteur favorisant l’euthanasie. La grande majorité des euthanasies concernent en effet des patients âgés de 40 à 79 ans et moins de 20 % concernent des patients de plus de 80 ans. Quant à l’« invasion » par des patients venant de l’étranger dont le spectre a été agité, elle ne s’est pas produite : les exigences légales reprises dans la déclaration à adresser à la commission de contrôle impliquent que le médecin ait suivi le patient de manière continue pendant un temps suffisamment long avant l’euthanasie, ce qui, en pratique, nécessite que celui-ci réside et soit soigné en Belgique.
Le contexte idéologique propre à une société comme la nôtre où coexistent plusieurs conceptions éthiques entraîne très naturellement des obstacles d’ordre religieux ou philosophique à la pratique de l’euthanasie. Des entraves, plus ou moins ouvertement avouées sont mises par les dirigeants de certaines institutions de soins, le plus souvent catholiques, à la pratique de l’euthanasie dans leurs murs. Par ailleurs, beaucoup de médecins ignorent encore soit les conditions légales soit les techniques à utiliser et hésitent à pratiquer un acte aussi inhabituel. Il n’est donc pas étonnant que, comme l’attestent de nombreux témoignages, des demandes émanant de patients se trouvant dans la situation sans issue prévue par la loi restent sans réponse. Par contre, il n’est pas sans intérêt de relever qu’après de longues hésitations, le Conseil national de l’Ordre des médecins a supprimé l’article du code de déontologie qui interdisait au médecin de « mettre fin à la vie d’un patient, même à sa demande, ou de l’aider à se suicider ». Faute d’espérer pouvoir abolir la loi, certains nostalgiques du respect absolu de la « mort naturelle » rêvent d’imposer des conditions d’application et des contraintes supplémentaires. En sens opposé, la question des mineurs d’âge reste non résolue, la portée de la déclaration anticipée qui ne s’applique actuellement qu’aux états d’inconscience reste très limitée et, enfin, les limites médicales fixées par la loi sont, pour certains, trop étroites. Les débats sur tous ces sujets restent vifs mais il est peu probable que des modifications significatives soient apportées à la loi actuelle dans un avenir proche.
Dans les limites qu’elle s’est fixées, la dépénalisation de l’euthanasie donne aux patients incurables en situation de dégradation irrémédiable de leur qualité de vie, la possibilité légale de solliciter un décès calme et rapide au moment souhaité et aux médecins la possibilité légale d’accéder à cet ultime souhait. En opposition à l’éthique de soumission à la « loi naturelle », elle fonde, face à la mort, une éthique humaniste de liberté, de responsabilité et de solidarité. Isolées au sein d’une Europe traversée par des courants intégristes de plus en plus virulents, les législations hollandaise, belge et luxembourgeoise restent cependant fragiles. À ceux qui partagent l’éthique qui les sous-tend de les défendre.
Drug use in assisted suicide and euthanasia - Battin M.P. et Lipman A.G. éd. - Pharmaceutical Products Press – The Haworth Press – New York-London 1996.
« Palliative treatments of last resort » Quill T. E. - Ann Intern Med, 2000, 132 : 488-93.
End-of-Life decision-making in six European Countries : descriptive study - van der Heide A, Deliens L, Faisst K, et al - Lancet, 2003 ; 361 : 335-45.
Euthanasia and other end-of-life decisions in the Netherlands in 1990, 1995, and 2001 - Onwuteaka- Philipsen BD and al. - Lancet, 2003, 362 : 935-9.
Rapports de la commission fédérale de Contrôle et d’Evaluation de l’Euthanasie : www.health.fgov.be/euthanasie
n° 53 -juillet 2010
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...