A quoi reconnaît-on une « alternative » ou, pour le dire autrement, une initiative citoyenne qui propose des alternatives concrètes au fonctionnement actuel de la société sur un mode plus égalitaire, solidaire et démocratique ? Des étapes préalables au congrès et de ses ateliers émergent huit caractéristiques qui paraissent communes aux alternatives. Elles se recoupent, ne constituent pas un ensemble exhaustif. Discutables bien sûr, comme toute classification, elles proposent cependant une grille de lecture des alternatives.
La société de consommation nous place, en tant qu’individu, dans une position passive de consommateur. Dans cette position, l’illusion d’avoir le contrôle de la consommation réduit fortement le risque d’une rébellion. La notion de « consomm’acteur », de plus en plus utilisée ces dernières années exprime le désir de reprendre pied, de se réapproprier la possibilité de faire des choix conscients et d’influer ainsi sur le système.
L’émancipation - en langage courant, s’affranchir d’une autorité, d’une domination, d’une aliénation - consiste donc ici à s’extraire de cette position. Cela passe, d’une part, par une prise de conscience de la pièce dans laquelle nous jouons. Cela implique, d’autre part, la réappropriation de notre pouvoir individuel et collectif, la réappropriation des biens communs (voir encadré) confisqués à la communauté par la privatisation afin d’enrichir quelques-uns.
Emancipation et réappropriation constituent des pièces maîtresses pour un changement de société, le mode consommatif s’étant étendu bien au-delà des actes d’achats, aux loisirs, à la culture, à la santé [1]... Elles sont en effet à la fois préalables au « plein exercice » de la citoyenneté et acquises à travers celui-ci. Par une citoyenneté active, chacun remplit ses devoirs et fait valoir ses droits, tout en oeuvrant à l’évolution des premiers comme des seconds.
A l’échelle de l’action des alternatives, cette caractéristique représente également l’encouragement par celles-ci de l’implication individuelle, articulée à la démarche collective. L’articulation professionnels/volontaires non-professionnels est donc fréquente dans le fonctionnement des alternatives.
Le développement de l’individualisme est une condition nécessaire au maintien de la société néolibérale. Il permet l’exacerbation de la logique de concurrence et pousse jusqu’à une instrumentalisation de l’humain. ll bride également les éventuelles rébellions qui nécessitent une approche collective.
Ainsi, un souci commun aux alternatives qui a rapidement émergé lors de la préparation du congrès des maisons médicales est celui de redévelopper la convivialité, des relations chaleureuses et agréables. Au-delà du plaisir d’être ensemble, s’ouvre ainsi la voie de la confiance réciproque et de la préoccupation pour l’Autre, en tant qu’être plutôt qu’objet. La convivialité offre alors un terreau propice au redéveloppement du lien social qui permet de tisser l’action collective.
Des valeurs telles que solidarité, équité, justice sociale, respect de l’altérité, de l’humain, de la planète sont promues et mises en oeuvre par les alternatives à travers leurs actions. Elles éclairent la définition de leur finalité et induisent le souci de rendre accessibles à tous les services proposés.
L’érosion, voire la corrosion, de ces valeurs par le néolibéralisme constitue une condition de la pérennisation de celui-ci. A l’inverse, les raviver et défendre leur application à tous les niveaux d’organisation de la vie sociale semble une nécessité pour s’assurer d’une transition vers une société plus égalitaire, démocratique et respectueuse de l’environnement.
Les avancées techniques et technologiques peuvent contribuer à une réduction des atteintes portées à l’environnement et à notre santé par notre mode de vie. Elles sont cependant insuffisantes pour résoudre les défis qui se posent à nous aujourd’hui. Et souvent, elles noient elles-mêmes leur potentiel. Par exemple, un gain en efficacité énergétique sera perdu par la mise sur le marché d’appareils qui consomment globalement plus parce qu’ils sont plus volumineux ou comportent plus de « gadgets ». S’y ajoutera l’effet rebond qui consiste en une augmentation globale de la consommation permise par l’économie réalisée...
De plus, les réserves de terres rares ou de minéraux semi-précieux nécessaires au développement de nombreuses technologies sont épuisables et leur extraction nécessite de plus en plus d’énergie. Une responsabilisation de tous est donc nécessaire pour progresser vers un mode de consommation raisonné.
Ivan Illich [2] invitait déjà à une société conviviale où l’homme domine l’outil et où il n’est pas dominé par lui. Aujourd’hui, le slogan de la simplicité volontaire[« La simplicité volontaire peut être définie comme un mode de vie visant à réduire sa consommation sur base volontaire, ainsi que ses impacts, afin de mener une vie davantage centrée sur les valeurs essentielles. » La Simplicité Volontaire : est-ce un mode de vie durable et acceptable ? Rustin Amaury, mémoire de fin d’études IGEATULB 2009-2010. Voir aussi « Les sentiers pentus de l’alternative : l’objection de croissance », Jean Cornil, Santé conjuguée 54, décembre 2010.]] : « Moins de biens, plus de liens » appelle à plus de convivialité, à être plutôt qu’à avoir, à se désencombrer et à se relier, à soi, aux autres, à notre environnement.
Les alternatives tendent donc à privilégier les approches préventives plutôt que curatives, tant en matière de santé que d’impacts environnementaux. Elles favorisent une consommation responsable, dans le sens d’une utilisation rationnelle des ressources et d’un recours raisonné à la technologie. Elles veillent également à articuler les démarches individuelles et collectives, jusqu’à l’action politique et citoyenne.
Le(s) bien(s) commun(s)
Ricardo Pétrella le définit ainsi : « Le bien commun est l’ensemble des principes (par exemple, la dignité humaine, la liberté, la justice...), des institutions (pensons à la démocratie représentative...) des biens (tels que les forêts, la langue maternelle, la sécurité...) et des moyens (par exemple, le budget national, la fiscalité à finalité redistributive, la police...) que la société se donne et dont elle assure la responsabilité collectivement pour garantir le droit à la vie, humainement digne, à tous ses membres (les citoyens), le vivre ensemble le plus coopératif et pacifique possible, un devenir « soutenable » au niveau de l’écosystème en général, dans l’intérêt aussi du droit à la vie des générations futures et de l’ensemble des espèces vivantes. ». Il nous dit également que « La notion du bien commun reste nécessairement vague, car ses contenus réels dépendent de la culture et de l’histoire de chaque société. ».
Les biens communs au sens où nous l’entendons ici recouvrent donc des ensembles de ressources larges, variés et à plusieurs niveaux, allant des ressources tant naturelles (eau, énergies, biodiversité et son patrimoine génétique, air…) que sociales, culturelles (y compris numériques, technologiques ou pharmaceutiques) …
Selon Silke Helrich, « Les biens communs, [constituent] un paradigme commun pour les mouvements sociaux et plus encore ». Elle développe en quinze points la proposition de s’appuyer sur cette convergence avancée dans le cadre du Forum social mondial de janvier 2010.
Ricardo Pétrella, Le Bien commun, Eloge de la solidarité, Labor, Bruxelles, 1996.
Silke Helrich :
• http://commonsblog.wordpress.com/2010/01/28/the-commons-as-a-common-paradigmfor- social-movements-and-beyond/
• www.framablog.org/index.php/post/2010/04/30/les-biens-communs-espoirpolitique# pnote-823-1 (traduction).
La dimension collective est également très présente dans les alternatives considérées ici. Au lieu de traiter les problèmes ou les manques au niveau individuel, au risque d’écraser l’individu sous le poids de responsabilités sociétales reportées sur ses épaules, il s’agit de faire le lien entre les niveaux individuels et collectifs. Le diagnostic et la recherche de solution se portent donc à un niveau plus large, nécessaire pour développer une vision systémique. L’action se conçoit et se met en oeuvre collectivement.
En toute logique, l’approche collective des alternatives s’accompagne le plus souvent d’un souci d’adopter un mode d’organisation interne démocratique et favorisant l’implication de chacun, du fonctionnement quotidien à la prise de décision en termes d’orientation. Les actions concrètes sont également articulées à un travail de lobbying politique sans lequel le changement mis en oeuvre au niveau local risquerait d’y rester confiné voire de s’y étouffer.
Bien des effets pervers de la société néolibérale trouvent leur origine dans l’application des principes de l’économie de marché à tous les aspects de la vie, bref dans la marchandisation [3]. L’argent n’est plus un moyen comme il le fut à l’origine pour permettre des échanges différés au-delà du système de troc. Il est devenu la fin, l’objectif en soi, de plus en plus capitalisé et virtualisé [4]. Les alternatives, au sens où nous l’entendons ici, sortent ou n’entrent pas dans cette logique marchande. Elles développent des activités ou services basés sur la réciprocité et la participation de chacun, les échanges gratuits, parfois une monnaie locale. Elles développent une économie centrée sur l’humain et la relation plutôt que sur l’argent et défendent la notion de bien commun.
La logique de concurrence, qui va de pair avec la marchandisation les attend cependant au tournant, car être des alternatives dans la société telle qu’elle est aujourd’hui nécessite aussi de la vigilance pour ne pas tomber dans les pièges du système dans lequel nous baignons. Le risque de basculer, entre alternatives, dans la concurrence plutôt que dans la coopération et le soutien mutuel est donc présent et sans doute augmenté par le mode sur lequel les soutiennent les pouvoirs publics [5].
La question de l’ancrage local peut être vue sous deux angles.
On peut d’abord considérer la dimension de relocalisation de l’économie prônée dans la perspective de transition économique. Il s’agit là de développer un potentiel de résilience [6] dans la perspective des effets du pic pétrolier. Ainsi, Richard Heinberg [7], au-delà de la nécessaire réduction de la consommation d’énergies fossiles, appelle à la construction de « canots de sauvetage » qui consistent à relocaliser et re-communautariser à l’échelle locale ou régionale les activités de production et d’échange économique, afin de limiter les transferts superflus et la consommation d’énergie pour le transport ainsi que les perturbations des marchés locaux qui l’accompagnent. Dans cette logique, il s’agit notamment de développer les circuits courts et les services de proximité.
La deuxième dimension de l’ancrage local, liée à la première est celle de l’adaptation aux conditions et spécificités locales, en termes de production comme de services. Nous nous concentrerons sur cette dimension, car elle concerne davantage les maisons médicales que la première dimension. En ce sens, les alternatives visent la valorisation des ressources locales et veillent à s’adapter aux spécificités et aux besoins locaux. Elles se fondent sur une notion de proximité, en lien avec la convivialité et le développement du lien social. Elles contribuent à la mise en réseau à l’échelle d’un territoire et proposent éventuellement un « lieu » comme moyen d’appropriation et d’émergence d’initiatives citoyennes.
D’une part, les alternatives assurent un rôle de témoin, de vigie, de relais des réalités sociales, économiques et environnementales.
D’autre part, elles jouent un rôle de pionner, un rôle actif dans l’émergence de solutions nouvelles, et pas seulement techniques : de mode de vie aussi, de manière d’être ensemble... Elles accordent de l’attention à l’évaluation et à la réorientation de leur projet afin de rester dans une dynamique d’innovation dans la durée et veiller à s’adapter continuellement à l’évolution de la société et des besoins.
Nous avons choisi de l’illustrer ici sous deux angles différents :
• l’innovation sous forme de projet pilote non reproductible à l’identique, avec l’expérience de L’Espoir, projet pilote présenté par la Coordination et initiatives pour et les réfugiés et étrangers - CIRE ;
• l’innovation dans la durée, avec L’Autre « lieu ». Cet article à propos des caractéristiques soulèvera déjà des questions qui seront développées ensuite, concernant notamment les relations entre les pouvoirs publics et les alternatives, ainsi que sur les voies possibles pour un profond changement de société.
Illustration : chacune des huit caractéristiques sera illustrée par une initiative dont vous lirez la description dans les articles qui suivent.
[1] Cité dans « Gérer la transition écologique », Benoît Lechat In La Revue Nouvelle, Novembre 2008/n°11. www.revuenouvelle. be/rvn_art_list.php3 ?id_rubrique=106.
[2] Cité dans « Gérer la transition écologique », Benoît Lechat In La Revue Nouvelle, Novembre 2008/n°11. www.revuenouvelle. be/rvn_art_list.php3 ?id_rubrique=106.
[3] Selon Larousse « tendance à tirer un profit mercantile d’une activité non marchande ».
[4] « […] le capitalisme naît au moment où le premier capitaliste décide de considérer ses richesses comme du capital à faire fructifier et non comme un objet de dépenses somptuaires ou d’enjeu pour des opérations de négoces. » Mendra et Forsé (1983) cités dans Le Management de Transition vers la Soutenabilité. Aperçu de la théorie et de quelques critiques, Cassiman, Stéphane, Mémoire de fin d’études 2007-2008. IGEAT – ULB.
[5] Voir article : Les pouvoirs publics se déchargent-ils de leur responsabilité ? de François Moens dans ce cahier, page 72.
[6] La résilience est définie comme la capacité à bien vivre et à se reconstruire après un traumatisme, dans ce cas, le choc de la fin prochaine du pétrole abondant.
[7] Cité dans « Introduction à la transition économique et écologique », Jonet Christian, Décembre 2010. www.barricade.be.
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...