Notre société a fait le choix d’abandonner aux entreprises pharmaceutiques le développement des médicaments. Un choix lourd de conséquences, car elles pratiquent des prix extravagants, exerçant ainsi une pression croissante sur la viabilité de notre Sécurité sociale.
Pendant ce temps, de nombreuses personnes souffrent ou meurent parce que certains médicaments ou vaccins ne sont pas développés. Pour les virologues par exemple, la pandémie de SARS-CoV-2 n’est guère surprenante. Des investissements plus importants auraient pu prévenir ou du moins réduire les souffrances qu’elle occasionne. Qu’est-ce qui ne va pas ? Qu’avons-nous déjà tenté et comment sortir de cette situation ?
Le job des entreprises pharmaceutiques est de développer et de commercialiser des médicaments. Pour les encourager à investir dans la recherche et le développement, nous – autrement dit la société – avons mis en place un certain nombre de mesures incitatives, dont la plus importante est le brevet qu’elles peuvent acquérir pour les nouveaux produits qu’elles mettent sur le marché.
Dans l’Union européenne, un médicament est protégé de la concurrence des génériques en moyenne durant treize ans après son lancement sur le marché [1]. Pendant cette période de monopole, son prix est beaucoup plus élevé que par la suite, quand il entre en concurrence avec d’autres produits. La firme réalise ainsi de fortes marges bénéficiaires. Le raisonnement est simple : cette période sans concurrence lui permet de récupérer les investissements réalisés pour le développement du médicament en question, mais aussi de lancer de nouveaux projets de recherche.
L’exclusivité que confèrent les brevets génère en effet beaucoup d’investissements en recherche et développement de nouveaux médicaments. Malheureusement, ce n’est pas un bon système pour amener les entreprises à s’intéresser aux maladies dans lesquelles elles devraient investir : elles concentrent l’essentiel de leurs moyens sur des médicaments dont elles escomptent des profits élevés, comme les médicaments contre le cancer. En 2016 par exemple, 803 études cliniques étaient en cours, impliquant 166 000 patients [2], sur l’immunothérapie contre le cancer basée sur les points de contrôle. Beaucoup d’entre elles étaient superflues, car d’autres entreprises menaient au même moment des études similaires, mais sans partager leurs données. Le cancer est un domaine commercialement très intéressant. Une analyse récente montre que les entreprises amortissent en moyenne en cinq ans leur investissement en recherche et développement de médicaments contre le cancer. Ils génèrent donc plusieurs milliards avant l’expiration de leur exclusivité commerciale [3].
Dès lors qu’ils ne sont pas suffisamment rentables, les besoins en santé publique sont « oubliés ». Les entreprises pharmaceutiques ignorent des domaines aussi cruciaux que les maladies infectieuses émergentes. Après tout, on sait peu de choses sur le virus qui provoquera une épidémie, sur le moment et le lieu où elle se produira. Et comme ces épidémies apparaissent généralement dans des pays pauvres, il n’y a aucun intérêt commercial. Le pipeline de médicaments ou de vaccins pour les combattre n’est donc guère impressionnant.
Un exemple récent. En 2003, le virus du SARS-CoV a provoqué une pandémie de graves problèmes respiratoires. Dix ans plus tard, un autre coronavirus apparenté – le MERS-CoV – a provoqué plusieurs flambées du même type de problèmes. Le taux de mortalité de ces deux virus est élevé et il existe un risque important qu’ils provoquent à nouveau des ravages. Il y a donc un besoin urgent d’un traitement et surtout d’un vaccin pour les prévenir. Pourtant, début 2020 les entreprises pharmaceutiques n’avaient que six études cliniques en cours pour développer des vaccins ou médicaments aptes à protéger de ces germes pathogènes. Toutes les six dépendent partiellement de fonds publics [4].
Les pouvoirs publics ont déjà tenté d’amener les entreprises pharmaceutiques à s’intéresser davantage aux maladies qu’elles préfèrent ignorer. En 2015, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a établi une liste des agents pathogènes pour lesquels des recherches doivent être menées en priorité. Ils ont été sélectionnés parce qu’ils sont les plus susceptibles de provoquer de graves épidémies dans un avenir proche. Sur cette liste figurent aussi le SARS-CoV et le MERS-CoV mentionnés ci-dessus. Une initiative non couronnée de succès donc.
Lorsqu’il y a de l’argent à gagner, les mesures destinées à corriger le marché ont plus d’impact. Ainsi, en 2000, l’Europe a introduit un ensemble d’incitants censé rendre financièrement plus attrayant le développement de médicaments pour les maladies rares. Comme il s’agit d’un petit marché ne pouvant, par définition, générer que de petits profits, les entreprises pharmaceutiques n’avaient auparavant développé que très peu de médicaments. Depuis, ces médicaments ont davantage le vent en poupe, du moins pour certaines maladies. Entre 2016 et 2019, l’Agence européenne des médicaments (EMA) a approuvé 134 nouveaux médicaments dont 57 (soit 43 %) sont des médicaments orphelins.
Le budget que consacre notre Sécurité sociale à ce type de médicaments est également en forte hausse : entre 2006 et 2016, les dépenses ont été multipliées par cinq, passant de 80 à plus de 380 millions d’euros. Une augmentation délirante qui n’est pas exclusivement imputable à l’augmentation du nombre de médicaments orphelins. En effet, les prix exorbitants pratiqués par les entreprises pharmaceutiques pour certains produits jouent un rôle évident. Au cours de la même période, les dépenses consacrées aux thérapies innovantes contre le cancer ont plus que quadruplé, passant de 140 à près de 600 millions d’euros. La Mutualité chrétienne rapporte qu’entre 2015 et 2018 le remboursement des médicaments avait dépassé d’un milliard d’euros l’enveloppe prévue [5]. L’an dernier, la malheureuse histoire de la jeune Pia a, une fois encore, mis en évidence le défi auquel nous sommes confrontés : le Zolgensma®, le traitement pour la maladie musculaire rare SMA dont souffre le bébé, coute 1,9 million d’euros. Et de nombreux autres traitements similaires à un prix tout aussi prohibitif sont dans le pipeline de l’industrie pharmaceutique. Les conséquences de ces hausses de prix peuvent être néfastes. On peut imaginer que dans un proche avenir les pouvoirs publics ne seront plus en mesure de rembourser les coûteuses thérapies actuellement en cours de développement, que les services hospitaliers seront encore plus en danger qu’ils ne le sont déjà, que les soins dentaires seront (encore) moins remboursés...
Les entreprises pharmaceutiques ne manquent pas d’arguments pour justifier leurs prix. À commencer par la valeur ajoutée des nouveaux médicaments qui allongent l’espérance de vie des malades ou leur offrent une meilleure qualité de vie. Ils permettraient aussi aux mutuelles de faire des économies dans d’autres domaines. Mais alors, si on applique leur raisonnement de manière cohérente, de nombreux médicaments contre le cancer devraient être bien meilleur marché. Il est vrai que les entreprises pharmaceutiques ont développé quelques produits révolutionnaires, mais la valeur ajoutée de nombreux médicaments est très limitée. Une étude récente s’est penchée sur 48 médicaments contre le cancer qui ont reçu une autorisation de commercialisation entre 2009 et 2013 de l’Agence européenne des médicaments [6]. Ces 48 médicaments avaient 68 indications. Au moment de l’autorisation de mise sur le marché, seulement 24 d’entre elles ont enregistré une augmentation significative de la survie. Le gain médian en termes de survie n’était que de 2,7 mois. Les autres indications ont obtenu leur autorisation de mise sur le marché sur la base d’une mesure comme la survie sans progression. Ce paramètre désigne la durée qui s’écoule entre le début de la participation à une étude clinique et le moment où la maladie s’aggrave de nouveau. Mais d’après certaines méta-analyses, il est loin d’être prouvé que la survie sans progression laisse présager une survie globale en cas de cancer. Seules 7 des 68 indications mettaient à disposition des données concernant l’impact sur la qualité de vie. Même après un suivi de plusieurs années (jusqu’à minimum 3,3 ans après l’approbation par l’EMA), une nette amélioration de la survie ou de la qualité de la vie n’avait été démontrée que pour 35 de ces 68 applications !
D’ailleurs, la valeur ajoutée des nouveaux médicaments en général est un vrai point noir. La revue médicale Prescrire [7] a récemment constaté que seuls 11 des 108 nouveaux médicaments autorisés en 2019 représentent un réel progrès par rapport aux médicaments existants. Un autre argument fréquemment avancé est le coût de la recherche et du développement. Les entreprises pharmaceutiques affirment que les coûts énormes du développement de nouveaux médicaments ne leur laissent d’autre choix que de pratiquer des prix élevés. Mais quand il s’agit de dévoiler leurs coûts, motus et bouche cousue. Le Tufts Center for the Study of Drug Development, un institut de recherche parrainé par l’industrie pharmaceutique, avance un coût moyen de mise sur le marché de 2,8 milliards de dollars. Des sources indépendantes arrivent à un coût nettement plus faible, allant de 314 millions à 1,3 milliard de dollars [8].
Il y a peu d’arguments raisonnables lorsqu’il s’agit de fixer le prix des nouveaux médicaments. Les entreprises pharmaceutiques cherchent à maximiser leurs profits et testent la société : combien est-elle prête à payer pour leurs produits ?
Ce que l’on sait avec certitude, c’est que la contribution publique au développement de médicaments est considérable. Une analyse récente montre que la recherche fondamentale financée par les pouvoirs publics est à l’origine de tous les médicaments approuvés entre 2010 et 2016 aux États-Unis [9]. Un quart de ceux approuvés par les autorités américaines entre 2008 et 2017 a été découvert dans des centres de recherche publics, universités ou spins offs de ces organismes publics [10]. Exemple parmi d’autres : le tenofovir, l’un des médicaments les plus utilisés contre le VIH, a été découvert par des chercheurs de la KULeuven en collaboration avec un institut de recherche tchèque.
En outre, les entreprises pharmaceutiques peuvent également compter sur divers types d’avantages fiscaux accordés dans le but de stimuler la recherche et le développement. En Europe, la Belgique est championne en matière de mesures fiscales : en 2016, l’État a perdu 1,9 milliard d’euros de recettes en accordant des avantages fiscaux aux entreprises – tous secteurs confondus –, soit dix fois plus qu’en 2007. À elles seules, les entreprises du secteur médical ont recueilli une manne de 872 millions d’euros [11]. Et que constate-t-on ? Les avantages fiscaux qui absorbent le plus de moyens manquent leur but [12]. En résumé : la société paie deux fois ses médicaments. Une première fois par des investissements dans la recherche et via des avantages fiscaux. Une seconde fois par le biais des remboursements de la Sécurité sociale.
À la lumière de tout ceci, il est clair que la situation est intenable. Mais faire changer les choses est une tâche extrêmement difficile, car les entreprises pharmaceutiques sont championnes pour trouver les failles dans la légis- lation et les moyens de détourner les mesures les mieux intentionnées. Un exemple ? Dans le contexte de la pandémie de Covid-19, une firme a osé ouvertement réclamer le statut de médicament orphelin pour un médicament contre le SARS-CoV-2 ! Le remdesivir est l’un des médicaments testés sur les patients atteints du Covid-19. Gilead a demandé – et obtenu ! – le statut de médicament orphelin [13]. Aux États-Unis, ce statut peut être attribué si moins de 200 000 personnes sont atteintes de la maladie que le médicament soigne. Le 23 mars, jour de l’attribution du fameux statut, on dénombrait plus de 35 000 cas aux États-Unis [14]. Une interprétation scandaleuse de la législation. Aujourd’hui – 30 avril – on compte plus d’un million de cas. Devant la vague d’indignation publique et médiatique, Gilead a demandé à la Food and Drug Administration (FDA), l’agence américaine qui autorise la commercialisation des médicaments, de retirer au remdesivir son statut de médicament orphelin [15].
Il faut aussi déplorer l’attitude des pouvoirs publics qui se tirent régulièrement une balle dans le pied, se laissant convaincre par les arguments du secteur pharmaceutique. L’an dernier, une résolution lui demandant plus de transparence a été déposée sur la table de l’Assemblée générale de l’OMS. Il y était notamment question du coût de développement des médicaments. Rien de plus logique puisque c’est l’un des éléments permettant de déterminer un prix équitable pour un médicament. Mais en fin de compte, ce passage a été largement expurgé en raison de l’opposition de plusieurs pays. Incompréhensible quand on sait que ces mesures pourraient renforcer leur position lors des négociations avec les entreprises ! Il faut savoir que le secteur pharmaceutique est un puissant lobby. En 2019, les dix plus grandes entreprises du secteur ont dépensé plus ou moins 15 millions d’euros en activités de lobbying pour influencer les décisions au niveau européen [16]. Également en Belgique – où le secteur des médicaments innovants représente plus de 37 000 emplois – l’Association générale de l’industrie du médicament pharma.be participe en coulisses à la rédaction des lois et des règlements !
En tant qu’organisation de consommateurs, la viabilité de notre système de sécurité sociale et l’accès des patients aux médicaments dont ils ont besoin nous tiennent à cœur. C’est pourquoi, en collaboration avec Médecins du Monde et Kom op tegen Kanker, Test Achats a établi en 2018 une liste de recommandations politiques. Celles-ci doivent se traduire en une politique volontariste afin de rétablir l’équilibre en faveur de la santé publique. Nous estimons que les autorités doivent plus se concerter et collaborer ensemble et elles doivent jouer un rôle plus actif dans le développement des médicaments. L’argent que nous consacrons déjà à la recherche doit être dépensé plus efficacement, avec des conditions claires en matière de prix et de disponibilité.
Les autorités doivent également s’intéresser davantage aux besoins de santé publique, notamment en concentrant leurs investissements sur les problèmes de santé les plus importants. Par ailleurs, il est urgent de réfléchir à des incitants financiers autres que les brevets, par exemple des milestone prizes, des récompenses pour une étape clé de la mise sur le marché des médicaments nouveaux et précieux. Ces propositions ne constituent bien entendu qu’une partie de la solution à un puzzle bien plus complexe.
Pour en savoir plus, voir le site : www.medicamentstropchers.be.
Article traduit du néerlandais par DRP Copywriting.
[1] Copenhagen Economics, Study on the economic impact of supplementary protection certificates, pharmaceutical incentives and rewards in Europe,final report, 2018.
[2] P. Workman et al., “How much longer will we put up with $100,000 cancer drugs ?”, Cell, 168(4), 2017.
[3] K. Tay-Teo et al., “Comparison of sales income and research and development costs for FDA-approved cancer drugs sold by originator drug companies”, JAMA Network Open.9 ;2(1).
[4] www.who.int.
[6] C. Davis et al., “Availabi- lity of evidence of bene ts on overall survival and qua- lity of life of cancer drugs approved by European Me- dicines Agency : retrospec- tive cohort study of drug approvals 2009-13”, BMJ, j4530., 2017.
[7] “Drugs in 2019 : a brief review”, Prescrire International, n°214, 2020.
[8] J. Olivier et al., “Estimated research and development investment needed to bring a new medicine to market, 2009-
[9] E. Cleary et al., “Contribution of NIH funding to new drug approvals 2010-2016”, PNAS, mars 2018.
[10] K. Rahul et al., “Public sector nancial support for late stage discovery of new drugs in the United States : cohort study”. BMJ n°367, 2019
[11] « Médicaments : vous les payez deux fois ». Test Santé, février 2019, n°149.
[12] Bureau fédéral du plan, M. Dumont, Tax incentives for business R&D in Belgium, third evaluation, avril 2019
[15] www.gilead.com.
[16] Corporate Europe Observatory, Pharma lobbying threatens a ordability of medicines in Europe, 2019. https://corporateeurope.org.
n°91 - juin 2020
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...