Myriam De Spiegelaere s’est toujours engagée dans la lutte contre les inégalités sociales de santé. Tout au long de son mandat de co-directrice à l’Observatoire de la santé et du social à Bruxelles (l999-2012), elle a soutenu des recherches en lien avec le terrain, sur des questions ayant souvent des répercussions politiques. Nous l’avons rencontrée pour recueillir ses principaux constats sur
Un enfant en bonne santé, c’est un enfant qui va bien sur le plan physique, neuromoteur, affectif, intellectuel et social ; qui vit dans des conditions préservant ses potentialités de développement à tous ces niveaux ; dont l’environnement protège à long terme son capital santé et favorise des comportements propices à sa santé future.
Question de Sc : Qu’estimez-vous essentiel si l’on veut promouvoir la santé de l’enfant ?
Ce qui est fondamental, c’est d’avoir une vision globale de la santé, de ses déterminants. Comme le soulignait déjà l’Organisation mondiale de la santé en 1946, la santé ne se résume pas à l’absence de maladie ou d’infirmité ; elle représente, plus largement, « un bien-être, un équilibre, une harmonie sur le plan physique, mental, social ». Cette définition s’applique à la santé de l’enfant, avec ceci de particulier : l’enfant est un être en devenir et s’il se sent bien aujourd’hui mais n’évolue pas de manière positive au plan physique, psychique, social, je ne dirais pas qu’il est réellement en bonne santé.
Promouvoir la santé de l’enfant, c’est donc aussi viser à son développement global, à son futur. Il ne faut d’ailleurs pas oublier que la santé des adultes est largement influencée par les conditions de vie et les comportements qu’ils ont eus lors de l’enfance et de l’adolescence (exemple : maladies cardiovasculaires : ni un comportement, ni une condition de vie, tabagisme, exposition aux polluants, etc.).
Sc : Les inégalités sociales de santé existentelles déjà chez les bébés ?
Très clairement ! Dès leur naissance, les enfants n’ont pas les mêmes probabilités de grandir en bonne santé. C’est une question importante, surtout à Bruxelles - ville particulièrement jeune pour la Belgique et en forte croissance démographique ces dernières années : 33.677 naissances entre 2001 et 2011. J’aime à dire que c’est une ville riche de ses enfants ! Mais c’est aussi une ville où la pauvreté augmente ; l’avenir des enfants qui y naissent et y grandissent mérite donc une attention particulière.
Je donnerai quelques exemples d’inégalités sociales de santé observées chez les tout jeunes enfants : les taux de mortinatalité [1] et de mortalité infantile [2] sont associés au statut des parents en terme de travail (voir graphique 1) ;
Graphique 1
même type de phénomène pour les données relatives au petits poids de naissance (<2.500g) (voir graphique 2).
Graphique 2
Source : Bulletin statistiques de naissances et décès, 2008-2009, Observatoire de la santé et du social
Or en 2009, seuls 39 % des bébés bruxellois étaient nés dans une famille ayant deux revenus issus du travail ; 24 % dans un ménage sans revenu du travail, dont 10,3 % de mères seules ; 17,1 % étaient nés d’une mère isolée, avec ou sans revenu. Ce pourcentage ne cesse d’augmenter depuis 2004.
Le risque de prématurité est aussi fortement associé aux conditions de vie et de travail des mères, ainsi qu’à leur état général. Ce problème est d’autant plus préoccupant que la grande prématurité a des impacts à long terme, comme le montrent diverses études en Europe : 10 à 15 % des enfants nés très prématurément souffrent de handicaps sévères, et 40 % ont des troubles du développement cognitif. Actuellement, le nombre absolu d’enfants nés très prématurément augmente : 660 au cours de la période 1998-2002, 771 au cours de la période 2003-2007. Cela entraîne évidemment des besoins accrus en termes d’accompagnement médical, psychologique et éducationnel.
Il y a bien d’autres indicateurs qui vont au-delà du tout premier âge ; les taux de couverture vaccinale, le développement physique (qui peut être approché par exemple par l’évolution de la distribution du poids et de la taille) ; ou encore le taux d’allaitement maternel. Ce dernier indicateur est particulier, parce que le taux d’allaitement maternel au-delà des premières semaines de vie peut en partie refléter la manière dont la société permet de combiner vie professionnelle et vie familiale, au bénéfice de la relation mère-enfant.
Des indicateurs portant sur les conditions de vie sont aussi essentiels, puisqu’on sait l’impact très important de ces conditions sur la santé. C’est par exemple le pourcentage d’enfants qui vivent sous le seuil de pauvreté qui ont accès à un milieu d’accueil de qualité, qui vivent à proximité d’espaces verts ; ou encore la qualité de l’alimentation, le niveau d’activité physique, le degré d’exposition aux facteurs environnementaux nocifs. Tous ces indicateurs ont un impact sur le capital santé à l’âge adulte, et ils sont généralement moins bons dans les milieux pauvres.
Ce qu’il faut souligner, c’est que, pour pouvoir évaluer la santé des enfants dans une région donnée, il faut combiner des indicateurs portant sur les différents aspects du concept de santé, adopter une vision écologique des déterminants de la santé et du bien-être chez l’enfant (voir graphique 3 ci-dessous).
Graphique 3 : vision écologique des déterminants de la santé et du bien-être des enfants et des adolescents
Source : adapté de Bronfenbrenner, U. 1979), The Ecology of human Development : Experiments by Nature and Design. Groupe d’experts pour les jeunes en difficulté (1991). Un Québec fou de ses enfants. Conférence des régies régionales de la santé et des services sociaux du Québec (1999). Agir ensemble pour le bien-être des enfants et des adolescents.
Des indicateurs tels que la santé perçue (comment l’enfant perçoit sa propre santé), des échelles de bien-être physique, mental ou social sont encore en cours de développement pour l’évaluation de la santé des enfants au niveau de la population. Ils devraient permettre de mieux aborder à l’avenir la question du suivi du droit à la santé des enfants.
Sans être exhaustifs, quelques rapports tentent d’approcher ces différents aspects. Ainsi, la dernière édition du Tableau de bord de la santé à Bruxelles comporte un chapitre sur la santé des enfants bruxellois où l’on retrouve les principaux indicateurs disponibles ; d’autres indicateurs sont aussi présentés dans des rapports de la Communauté française, de la Région wallonne ou de provinces comme le Hainaut[C, D, E, F].
Sc : Globalement, la santé des enfants est tout de même meilleure qu’avant ?
Bien sûr ! Le taux de mortalité par exemple a diminué de manière spectaculaire chez les nouveaux-nés : au début du XXème siècle, un sur dix mourait avant l’âge d’un an, 4 à 5 pour 1000 aujourd’hui - 20 fois moins ! Il faut signaler que cette amélioration est surtout liée à l’amélioration des facteurs protecteurs dans l’environnement (conditions de travail des femmes, hygiène générale…).
La médecine a aussi joué un grand rôle, bien sûr : depuis la fin du XIXème jusqu’à la première moitié du XXème siècle, l’organisation des soins, l’introduction des antibiotiques, les vaccinations ont permis de diminuer fortement la mortalité des enfants entre un mois et quatre ans. Plus tard, en particulier à partir des années 70, la mortalité néonatale a encore fortement diminué grâce aux progrès de la médecine à ce niveau.
Mais le plus interpellant aujourd’hui, c’est que les inégalités sociales augmentent, qu’elles ont différents impacts sur la santé, et qu’elles interviennent très tôt dans la vie. La médecine n’a malheureusement pas un grand pouvoir d’action sur ces réalités.
A Bruxelles, la paupérisation est d’autant plus préoccupante que la majorité des enfants en bas âge vivent dans les quartiers les plus pauvres ; ce sont des quartiers comportant une plus grande proportion de personnes immigrées, qui sont plus jeunes et ont de plus grandes familles que la moyenne. Or, ces quartiers sont aussi les moins bien dotés en termes d’infrastructures, d’environnements favorables au bien-être de l’enfant. Quelques vues aériennes sont très éloquentes en ce qui concerne la distribution des espaces verts (photo ci-dessous).
Molenbeek Saint-Jean
Woluwe Saint-Pierre
SC : Quelles sont vos principales recommandations ?
Il faut vraiment comprendre que seule une vision systémique permet de comprendre et d’agir sur l’ensemble des facteurs qui influencent le bienêtre, la santé des enfants. On peut améliorer la situation de multiples manières, dans des lieux divers, à travers différentes stratégies dont certaines ne s’adressent pas directement aux enfants et dont beaucoup ne relèvent pas du champ classique de la santé (voir graphique 4).
Graphique 4
Autrement dit, si l’on veut promouvoir la santé des enfants, augmenter les chances pour tous les enfants de naître et de grandir en bonne santé, il faut sans cesse souligner que toutes les politiques sont concernées (voir graphique 5).
Graphique 5
[1] Le taux de mortinatalité est le rapport du nombre d’enfants nés sans vie après six mois de grossesse, à l’ensemble des nés vivants et nés sans vie.
[2] Le taux de mortalité infantile est le rapport entre le nombre d’enfants décédés à moins d’un an et l’ensemble des enfants nés vivants.
n° 67 - mars 2014
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...