Un atelier d’écriture qui agit sur le réel et qui permet à des gens en difficulté de se redéployer. Cette expérience dans un centre pour sans-abri montre à quel point la reconnaissance de l’autre en tant que citoyen agissant est un moteur puissant qui peut tout changer, même la pratique des intervenants et des institutions.
Éducatrice à la maison d’accueil Sans Logis, à Liège, j’animais un atelier d’écriture. C’est-à-dire que je réunissais trois ou quatre hommes un soir par semaine pour deux heures de travail autour de jeux de mots et de petits textes. Mais voici qu’un jour la directrice nous annonce que le voisinage s’est plaint à l’échevin de l’Environnement : les habitants de la maison d’accueil salissent sans arrêt le quartier.
L’échevin a décidé de rencontrer les fauteurs de troubles. Le soir-même, au moment de l’atelier, les hommes n’ont pas la tête à la poésie. Ils fulminent. Ils m’expliquent qu’ils se sentent une fois de plus jugés, humiliés, discriminés, désignés comme coupables. Pourtant, ils s’apprêtent à subir l’opprobre avec la fatalité caractéristique des gens « sans » abri, santé, argent… La seule solution qu’ils envisagent pour marquer leur désaccord est de fuir. L’échevin ne trouvera personne lors de sa visite. Je leur propose alors une alternative : utiliser l’atelier d’écriture pour préparer la venue suivante de l’échevin, écrire ce qui semble si difficile à dire. Les participants sont preneurs et proposent d’élargir la démarche à tous les résidents du centre qui seraient intéressés. L’atelier prend dès ce jour une nouvelle orientation, qu’il gardera.
Le lendemain, je distribue à tous une synthèse des Intelligences Citoyennes de Majo Hansotte [1]. C’est sur cette base que nous allons travailler. Il s’agit, pour être très brève, de passer de la plainte à l’action en identifiant quatre étapes : raconter et identifier ce qui est juste et ce qui ne l’est pas ; argumenter à travers le débat et la confrontation d’idée ; puis déconstruire ce qui apparait comme arbitraire pour enfin revendiquer, dans l’espace public, plus de justice. Il s’agit aussi de passer d’une plainte personnelle à la construction d’une revendication collective ou, autrement énoncé, de passer du « je » au « nous ». Les mots utilisés par l’auteure étonnent mais plaisent : on lit « intelligence », « justice », « injustice », « citoyennes », « débusquer l’arbitraire » et même « prescrire »… Les usagers du service sont de plus en plus intéressés.
L’originalité de l’atelier se situe à plusieurs niveaux. Le premier est de mobiliser les ressources des personnes telles qu’elles sont, là où elles sont, dans l’ici et maintenant. Le second est de travailler le collectif dans une démarche positive. C’est-à-dire, avec ces personnes trop souvent isolées, expérimenter la force d’un « nous » agissant. Enfin, à travers le travail concret de la citoyenneté, inscrire ce travail dans celui de l’empowerment. Celui-là même revendiqué par le plan d’action d’Helsinki pour la santé mentale en Europe et signé en 2005 par les ministères de la Santé de cinquante-deux pays, sous l’égide de l’Organisation mondiale de la santé : « L’empowerment fait référence au niveau de choix, de décision, d’influence et de contrôle que les usagers des services de santé mentale peuvent exercer sur les événements de leur vie. […] La clé de l’empowerment se trouve dans la transformation des rapports de force et des relations de pouvoir entre les individus, les groupes, les services et les gouvernements » (OMS 2006).
Ce que je constate dans les faits, c’est que les personnes impliquées dans ce travail sont dynamisées. Elles sont plus vives, plus actives. Il me semble que la reconnaissance en tant que citoyen à part entière – et, de plus, citoyen agissant – inverse complètement les regards. Celui que les résidents du centre posent sur eux-mêmes d’abord, mais également celui posé par l’entourage, y compris par l’échevin et des travailleurs sociaux étonnés des résultats.
Dans la démarche entamée, le passage par l’écriture demeure un élément essentiel. Cela permet évidemment de garder une trace du travail réalisé. Mais au-delà de cela, chaque mot, chaque phrase travaillée par un « écrivant » le situe dans une démarche positive car chaque mot tracé correspond à une forme d’intelligence citoyenne, définie comme telle. L’écriture permet aussi de confronter sa pensée à celle des autres avec une certaine distance, celle du temps de l’écriture puis celle de la lecture et de l’écoute. Grâce à cette double distance et au renforcement positif que représente la reconnaissance mutuelle de sa qualité d’écrivain, le groupe parvient à un travail en profondeur et de qualité. L’écriture permet également la clarification des idées car ce travail entamé n’est pas anodin : il s’agit aussi de sortir de sa position de victime pour se positionner comme citoyen revendiquant ses droits.
Aux quatre intelligences citoyennes de Majo Hansotte, nous en avons ajouté une cinquième, celle de la proposition. Nous désirions un win-win où chaque partenaire serait gagnant : les habitants du centre, les voisins et même l’échevin. Alors, ces hommes ont cherché. Ils ont consulté différents documents, dont des textes législatifs. Ils ont posé des questions, écrit, raturé, ré-écrit, confronté leurs idées avec des intervenants sociaux ou des fonctionnaires communaux, réfléchi et finalement créé cette proposition : ils ont demandé à l’échevin qu’un des leurs accompagne le balayeur du quartier dans sa tâche, et ce gratuitement. Ils ont également réclamé des chaussures de travail et une veste indiquant clairement « Sans logis au travail ». Enfin, ils ont réclamé que cet accompagnement bénévole débouche sur la possibilité d’accéder à un emploi dans le cadre de l’article 60.
Le jour où l’échevin est venu dans l’institution, il a rencontré des citoyens avec lesquels il a pu dialoguer. La majorité des résidents étaient présents et la discussion s’est déroulée posément.
Une dernière remarque importante concerne ma position en tant qu’animatrice dans ce type de travail social. Elle est celle d’une participante comme les autres, mais avec un rôle différent : je garantis le bon déroulement de la procédure mise en place, que ce soit pendant le travail de recherche, d’analyse ou de la concrétisation de l’action. Dans les ateliers qui suivront, je laisserai d’ailleurs de plus en plus de décision et de responsabilité aux autres participants. Je me contenterai d’être facilitatrice des rencontres, laissant aux premiers intéressés le rôle (préparé) de négociateur. Enfin, la clé de la réussite de ce type d’atelier est la reconnaissance par l’espace public du travail réalisé. Ce sera fait. Non seulement il y aura des assistants-balayeurs « sans logis » dans le quartier, mais quelques « articles 60 » seront engagés dans les années qui suivront, grâce également à l’échevin qui tiendra parole. Nous avons constaté que, d’une manière ou d’une autre, la majorité des personnes présentes dans l’établissement avaient participé à l’action. Elles se sont exprimées sur la fierté de l’avoir réalisée ainsi que sur la satisfaction de vivre le changement de regard à leur égard. En tant que travailleurs sociaux, nous avons constaté un apaisement des tensions pendant quelques semaines à l’intérieur du centre ainsi qu’un plus grand investissement de la part des résidents dans des projets concrets.
Susciter une relation égalitaire, se laisser apprendre, surprendre, dépasser dans ses compétences… c’est amusant et stimulant (à partir du moment où la relation à la personne est bien clarifiée dès le départ). J’ai appris le « lâcher-prise » dans l’animation du groupe... Cette expérience nourrit toujours ma pratique d’ateliers d’écriture. D’autres pistes se sont ouvertes : j’ai mis au point un dispositif d’atelier d’écriture citoyenne et revendicatrice slam, proposé dans différentes institutions. Avec Majo Hansotte, je travaille actuellement sur une publication afin de clarifier une méthodologie pour les travailleurs sociaux, sur base de mon expérience professionnelle en lien les Intelligences citoyennes qu’elle a conceptualisées.
[1] Majo Hansotte, Les Intelligences citoyenne. Comment se prend et s’invente la parole collective ; De Boeck Université, 2002, Bruxelles.
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...