Nous avons conjugué le verbe manger à de nombreux temps. Au fil de l’exercice, nous avons rencontré le « mangeur » éternel, soumis au paradoxe de l’homnivore, contraint biologi quement de varier son alimentation en s’expo sant à la nouveauté, donc au risque et à la peur. Dans un monde où les repères vacillent, les dispositifs et les habitudes qui conjuraient cette peur s’étiolent, tandis que l’industrialisation que l’approvisionne d’une nourriture dont il ne sait même plus comment elle est produite et qui semble remplir les profits plutôt que les esto- macs. De la vache folle au soja fou (gentil sobriquet des organismes génétiquement certain nombre de réflexions « brutes » pour modifiés), les menaces le laissent désemparé : l’Etat déçoit dans son rôle de sécurité et les Plans Nutrition, centrés sur les comportements individuels, semblent s’attacher à culpabiliser des mangeurs qui se vivent plutôt comme victimes d’un système. Tous alors se tournent vers la science et ses ersatz pour retrouver un paradis alimentaire perdu : la science des anciens avec ses produits de terroir, si rassurants, ou la science moderne avec sa promesse d’une santé calibrée sur la table des calories. Le temps des famines semble loin dans un Occident victime aujourd’hui d’une surabondance dérégulée qui frappe particulièrement les enfants. La faim pourtant demeure une arme au service des intérêts politiques au-delà des frontières des pays riches, et elle réapparaît chez nous, sous forme de déséquilibre alimentaire, dans le creusement inexorable de la fracture sociale.
Les bonnes volontés ne manquent pas pour tenter d’éclaircir ce noir tableau. Mais le traitement de la problématique alimentaire pèche par manque de vision de l’ensemble de ses aspects, par impuissance à développer une approche globale, tant au niveau des intervenants directs que des décideurs : il est difficile de parler de santé en la matière sans médicaliser, difficile d’attendre un changement si la disponibilité et la qualité des produits se décide ailleurs, difficile de prendre en compte les aspects interculturels et anthropo-sociologiques...
Il pèche aussi par déficit démocratique : quand l’économie contrôle production et flux pour son propre bénéfice sans rencontrer d’opposition de taille à remettre ce fonctionnement en question, quand la science procède par des injonctions dont la variabilité prend l’excuse du progrès, quand les autorités ne trouvent pas la force de prendre leur autonomie face à l’économie et à la science, que reste-t-il aux citoyens pour s’ap proprier leur santé ? L’apparente liberté dont nous jouissons en matière alimentaire est un leurre.
Les expériences par lesquelles nous avons commencé ce cahier illustrent à la fois les péchés nous dénonçons ici, mais aussi le souci de favoriser l’implication des « mangeurs » à développer une maîtrise sur leur alimentation. L’objectif de ce cahier était de mettre à dispo sition de tous, intervenants comme usagers, un avancer dans cette direction. Nous vous souhai tons une bonne métabolisation. .
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...