L’art est une parole d’homme à homme. Si une oeuvre d’art nous touche c’est parce qu’elle a été conçue par un humain et parle à notre humanité, la nourrit, l’enrichit au point de renouveler notre regard sur le monde et notre présence à celui-ci.
L’art s’il est une parole d’homme à homme n’est pas, à proprement parler, une parole d’expert à profane, une parole d’initié à novice, puisqu’en vertu du processus artistique le créateur artiste n’est pas loin de se considérer comme le premier des ignorants, le découvreur lui-même étonné par ce qu’il a découvert et qu’il invite à découvrir. Et celui qui accueille, et reçoit, l’œuvre s’en trouve immédiatement saisi, surpris, intéressé, pris sous le charme, sans un quelconque processus d’apprentissage, comme si malgré sa nouveauté, l’œuvre était comme « reconnue » d’emblée au point de faire dire : c’est beau, c’est fort, c’est saisissant. Je me laisse toucher, j’entre dans cet espace a priori étranger.
L’art est une parole d’homme à homme et non pas a priori une parole de malade adressée à un thérapeute, une parole de psychotique adressée à un spécialiste de la psychose, une parole d’analysant adressée à un analyste. Si telle parole n’est adressée qu’à un autre particulier elle ne relève pas a priori de cette adresse à tous qui authentifie l’œuvre d’art. Quand Antonin Artaud écrit Le Pèse-nerf, ou L’Ombilic des limbes, ce n’est pas un psychotique qui parle, c’est un homme qui fait œuvre, tout écorché soit-il, un homme dans les cris duquel nous pouvons nous reconnaître et entendre, reflétée, fragmentée, diffractée, notre propre douleur d’être. Même si l’on sait par ailleurs que certaines périodes de la vie d’Artaud ont été marquées par des processus dramatiques de dissociation et de reconstruction délirante qui ont parfois rendu sa voix inaudible. Et Nerval lorsqu’il nous confie « je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé… » nous donne à lire sa phrase comme celle du ténébreux et de l’inconsolé que nous sommes tous quelquefois. Cette phrase nous lui sommes reconnaissants qu’il la fasse chanter mieux que personne, et ses ténèbres parlent à nos ténèbres, enrichissant ce patrimoine universel qui fait que nous sommes hommes, c’est-à-dire reliés profondément par la même expérience de corps, de vie ou de destinée, à la fois belle, tragique et passionnante.
Entre les mots clinique et création nous ne pouvons manquer de ressentir une certaine tension. Les deux vocables viennent d’horizons sémantiques différents, la création est un acte fondamental de notre être-au-monde alors que le mot clinique vient de clinein , coucher, c’est dire qu’une certaine odeur de soin y est associée. Des acceptions plus récentes et propres à la sphère psychothérapeutique ont toutefois donné au concept quelques extensions, et « clinique de… » peut s’entendre aussi comme : « pratique fine et experte à l’écoute de… ». Ainsi l’on dira : « clinique de la psychose », « clinique de l’adolescence », « clinique de l’exil »… Il n’empêche que si l’art est une parole d’homme à homme, cela ne va pas tout à fait de soi de lui accoler un mot qui pourrait le cantonner dans un espace d’observation restreint et transformer en expert celui qui est sensé le recevoir, l’accueillir, être en prise avec l’universalité qu’il véhicule.
N’oublions jamais que l’art est une parole d’homme à homme bien avant d’être l’expression d’une problématique ou d’une blessure singulière dont on pourrait retrouver sur l’œuvre le figement momentané ou la trace révélatrice. Tel serait l’écueil principal d’une dite « clinique de la création », l’autre écueil étant celui dans lequel donnent les multiples pratiques d’art-thérapie lorsqu’elles proposent en vrac des ateliers artistiques avec un intitulé, une orientation thérapeutique préalable, une écoute de l’animateur essentiellement dirigée vers le déploiement et la verbalisation de la problématique psychique personnelle, avec au final une ambiance fort peu propice à l’avènement d’une œuvre d’art authentique.
S’engager dans un travail créatif a des effets indéniables, souvent bénéfiques. Les écrivains n’hésitent pas à parler du caractère puissamment transformateur qu’a eu leur œuvre sur leur existence, et nous observons cela tous les jours dans les ateliers que nous proposons en milieu de soins : quand un véritable processus artistique est en route, il génère des effets thérapeutiques « de surcroît » lesquels pourraient autoriser à parler d’une certaine « clinique de la création », vue alors comme une pratique d’accompagnement du processus créateur chez les personnes fragilisées, en demande de pacification ou d’évolution personnelle. Ces effets thérapeutiques « de surcroît » sont de plusieurs ordres et ils vont être très différents d’un participant à l’autre. D’un point de vue assez général je situe trois grands vecteurs.
Effets liés à la simple (re)mise en mouvement d’une faculté endormie ou atrophiée : toute mobilisation requiert autrement notre regard sur le monde, nous vivons alors un éveil, un réveil, une (ré)ouverture… Et l’expérience nous apprend combien un grand nombre de personnes en souffrance psychique sont précisément atteintes par la répétition, l’enfermement, l’immobilité et par voie de conséquence le rétrécissement de l’espace de vie…, que ce soit dans l’inhibition, le malheur dépressif, les formes déficitaires ou cicatricielles de la psychose, ou sous le coup des neuroleptiques incisifs. Les mots ne servent plus dans ces circonstances qu’à entretenir quelques contacts soutenants. Une aventure alors artistique, même ponctuelle, peut se révéler mobilisante, déjouant certaines impasses, et remettant en route en de nouveaux équilibres des mécanismes de restauration tant de l’image de soi que du lien à l’autre. Cette remise en mouvement peut s’accompagner parfois d’une remise en jeu au sens où : du jeu est donné parmi les configurations psychiques bloquantes, inhibantes, générant de la rigidité, de l’appauvrissement et un bien maigre accès à l’inconscient pour reprendre la métaphore de Pierre-Jean Jouve (« L’imagination c’est un libre rapport avec notre inconscient. »). L’imaginaire est une dimension essentielle de notre rapport au réel, il nous permet souplesse, adaptation, intégration. Gelé parfois dans la psychose ou appauvri, voire rigidifié dans la névrose grave, il vulnérabilise le sujet. Tout l’intérêt est alors de remettre du jeu par le procès artistique, user du dispositif théâtral par exemple pour indiquer : au-delà de cette ligne on joue, on invente, on entre dans la jubilation enfantine du « comme si », du « on disait que », on découvre une liberté nouvelle puisque là tout est sans conséquence…
Mais l’essentiel n’est peut-être pas encore dit : lorsque le processus artistique est mené à son terme et que l’objet est là dans une forme qui semble achevée, à la fois fruit d’un travail personnel, portant la marque intime du sujet et se donnant au regard de l’autre, s’adressant à lui à ce niveau d’humain et d’universel qui est celui de toute forme d’art, on pourra dire : quelque chose est détaché, quelque chose est donné. Le surcroît alors évoqué devient un surcroît de sens, soit quelque chose qui donne sens à notre présence en ce monde, suscitant d’ailleurs l’envie de renouveler l’expérience, relancer le processus pour se (le) porter toujours plus loin. Ceux qui ont épousé la carrière artistique témoignent régulièrement de la mobilisation puissante et paradoxale que suscite ce travail qui les mène toujours au plus aigu, au plus sensible d’eux-mêmes, non sans exiger qu’ils y consument une part de leur confort et quelquefois de leur confort social. Les patients psychiatriques sont rarement engagés dans une telle destinée mais ils sont comme disait Henri Michaux les frères des artistes en ce qu’ils vivent comme eux, parfois si douloureusement, l’exclusion au quotidien. Eveillés à la création, s’y éprouvant passagèrement dans un moment difficile mais souvent fécond de leur existence, ils ne peuvent que ressentir en profondeur ces effets authentiques de reconnaissance que suscitent leurs productions, et à la faveur de celles-ci se sentir singulièrement réadmis dans la communauté des hommes.
Quant à ceux qui s’y éprouvent tout au long de leur vie avec courage, obstination et sincérité, tout laisse à penser que le processus de détaché-donné aura à la longue un certain effet de décapage de l’égo (même si la surexposition et l’angoisse inhérente au destin d’artiste peuvent tendre de redoutables pièges pour l’égo). Le romancier s’oublie dans ses personnages, rendant ainsi l’expérience innombrable et exténuant peu à peu son amour de soi dans une « explication » incessante avec les êtres. Certes les périodes creuses, les moments d’assèchement peuvent être vécus dramatiquement. Mais la pratique répétée de la dépossession, le côtoiement régulier de la « couche humaine commune », conduit bon an mal an à mieux accepter notre condition d’humain et de mortel. Pour paraphraser Marguerite Duras (et d’autres) : apprendre à vivre, c’est apprendre à mourir.
D’autres effets bénéfiques sont liés à la mobilisation du collectif dans certains ateliers. Il ne s’agit pas là d’une fusion d’individus indifférenciés mais d’un nous recherché, travaillé, soutenu, traversé par ce que l’on pourrait appeler une dimension verticale, que ce soit l’accord éphémère, la fragile harmonie entre tous, ou le temps magique de l’exposition, du spectacle. Saisi dans ce nous qui transcende les individualités chacun des participants y trouve une place qui lui est propre et se sent par ailleurs enrichi par sa participation à l’œuvre d’ensemble.
Je ne peux pas faire l’impasse sur les effets potentiellement destructeurs qu’aurait une mise au travail artistique forcée ou inappropriée. Il ne faut pas perdre de vue que le premier temps de la création est un temps « dissociatif ». Le moi du sujet créateur se met en retrait, en « survol », face à l’œuvre en devenir. Certes la conscience ne disparaît pas comme dans le rêve, certes il subsiste un contrôle, et le champ (le cadre) est bien délimité, mais il y a inévitablement réveil de forces inconscientes qui si elles ne trouvent pas une mise en forme appropriée peuvent faire retour sur le sujet de manière destructrice. Le créateur est alors soit débordé par ses productions, soit, et c’est le cas le plus fréquent, accablé par une impossibilité de mise en forme, qu’il vit de manière angoissée comme un tarissement inéluctable. L’aventure artistique est alors dans l’impasse, et avec elle toute la charge de sens que le créateur y a placée. La tentation peut être alors très forte de retourner cette négativité contre soi-même (autodestruction, alcoolisme, prise de toxiques…).
C’est dire que dans les ateliers l’accompagnement sera délicat, relevant chez l’animateur d’une maïeutique subtile qui donne toutes ses lettres de noblesse à cette dite « clinique de la création » comprise ici comme l’art de susciter, reconnaître, accompagner le processus créateur chez le participant à l’atelier. C’est d’abord la suscitation d’un moment privilégié, d’un lieu dont l’ambiance a valeur d’invitation. Cette atmosphère inductrice tient tant au détail de l’atelier (espace, objets, références…) qu’à l’engagement artistique de l’animateur, sa manière d’être en prise avec la discipline qu’il promeut et qu’il désire transmettre. Et l’on sait que toute réelle transmission se fait bien davantage par ce que l’on est que par ce que l’on communique explicitement. Rappelons que chaque participant est à un point différent de son parcours et que ce parcours est toujours singulier, inconstant, passant parfois par une série de passages obligés dont il peut être inconséquent de bousculer la temporalité (refigurer même obsessivement presque la même chose peut participer pour le participant créateur d’un processus inesquivable). Le mouvement en art n’implique pas nécessairement de passer à autre chose mais bien, le plus souvent, de passer autrement vers la même chose, en des répétions qui peu à peu s’épuiseront jusqu’à la découverte d’un élément authentiquement neuf.
Au cœur de l’accompagnement le maître mot est sans doute celui de reconnaissance. C’est en sentant reconnue pour vraie, parlante, saisissante telle ou telle étape décisive du processus que le participant se découvre peu à peu autorisé à s’avancer plus loin dans la voie qui s’est ouverte. Cette reconnaissance n’est possible que si l’animateur est engagé par ailleurs et pour lui-même dans la discipline artistique qu’il tente de faire partager. C’est à partir de cette expérience qu’il peut faire acte de reconnaissance et permettre au participant de poser un jalon fragile dans le trajet qui lui est propre.
Cet article est extrait du texte Quelle clinique de la création ? disponible sur le site www.francoisemmanuel.be.
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