Depuis des années, les soins de santé dans les prisons belges sont pointés du doigt par le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains et dégradants (CPT), l’Observatoire des prisons et d’autres organisations (inter)nationales.
En Belgique, le Conseil de santé pénitentiaire (en 2008) et le mémorandum Vers des Soins de santé à part entière pour les détenus et les internés en Belgique [1] (en 2014) demandaient également aux autorités de transférer la responsabilité des soins de santé pénitentiaires du ministère de la Justice à celui de la Santé publique et des Affaires sociales. C’est pourquoi, en 2015, à la demande de la ministre de la Santé et du ministre de la Justice, le Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE) [2] a été chargé d’analyser l’organisation actuelle des soins dans les prisons belges et de formuler des propositions de réformes, en tenant compte des principes de l’équivalence des soins et des caractéristiques spécifiques de l’environnement carcéral. Durant deux ans, le KCE, en collaboration avec des équipes externes [3], a d’abord réalisé un état des lieux de la situation actuelle, sur base des données anonymisées provenant des dossiers médicaux électroniques et d’entretiens avec des acteurs-clés, complété par une revue de la littérature nationale et internationale.
En 2015, selon la Direction générale des établissements pénitentiaires du SPF Justice, la population carcérale comprend 10 557 hommes et 483 femmes, répartis dans trente-cinq prisons. 56,3% des détentions sont inférieures à trois mois et 14% inférieures à une semaine. 3 498 personnes étaient en détention préventive, 6 455 étaient condamnés et il restait 904 internés. 55,6% des détenus n’ont pas la nationalité belge ; 10% ne parlent pas le français, le néerlandais, l’anglais, l’allemand ou l’espagnol. S’il s’agit d’une population jeune, avec un âge moyen inférieur à quarante ans, en mauvaise santé. Plus de 70% des personnes détenues souffrent de problèmes psychologiques sévères (vs 25% dans la population générale) et près de 30% ont un problème d’addiction. La prévalence des maladies infectieuses est également plus élevée (sept fois plus pour la tuberculose par exemple).
À l’analyse les données Épicure© [4], il ressort que près de la moitié des prescriptions médicamenteuses concernaient des médicaments traitant le système nerveux (43,3%). En termes de consommation de soins, les détenus des prisons belges ont totalisé 554 412 contacts avec un professionnel de santé dans l’enceinte de la prison [5] : 45% avec un médecin (toutes spécialités confondues) et 44% avec un infirmier. Une personne détenue a en moyenne seize contacts par an avec un médecin généraliste (hors examen d’admission). Les psychiatres représentent 12% des consultations médicales.
Le Service des soins de santé en prison (SSSP), un département du SPF Justice, a pour mission principale d’assurer la gestion et la surveillance des soins de santé conformément à l’esprit des règlementations en vigueur. Cette cellule compte moins de sept équivalents temps plein, dont trois médecins à 0,2 ETP chacun et un chef infirmier chargé de la coordination de l’entièreté des soins de santé dans tous les établissements du pays.
Sur le terrain, de grandes disparités ont été relevées. Près de 11% des détenus de la prison d’Andenne bénéficient d’un traitement de substitution aux opiacés, pour seulement 1,66% à Leuven Centraal. À Leuze, on compte 18,5 consultations de médecine générale par détenu par an et 11,2 à Saint-Hubert. Le nombre de consultations psychiatriques par personne varie de 0 à plus de 12 par an.
À la faible guidance thérapeutique s’ajoute une faible guidance organisationnelle entrainant une coordination locale insuffisante, que ce soit entre les professionnels de santé eux-mêmes, entre les professionnels de santé et le personnel pénitentiaire, notamment en ce qui concerne les extractions pour raisons médicales, mais également avec le tissu associatif sociosanitaire gravitant autour des prisons. Enfin, l’absence d’un monitoring analytique ne permet pas d’avoir une vue d’ensemble de la santé et des soins de santé des personnes détenues. On observe des pratiques de micromanagement, renforçant les disparités entre les prisons et entre les détenus.
Les détenus sont exclus de l’assurance maladie invalidité (AMI), ce qui empêche le contrôle des honoraires réclamés par certains prestataires et institutions de soins. Cela implique aussi que les mécanismes de contrôle de l’AMI ne sont pas appliqués, comme le recours au médecin-conseil de la mutuelle pour l’octroi de certaines prestations. Pour le détenu, cette rupture de la couverture AMI complique la continuité des soins et ajoute au poids de la reconnexion administrative à sa sortie de prison.
Le SPF Justice doit gérer un budget qui n’est pas spécifiquement dédié à la santé, cela peut entraîner une priorisation des investissements sous tutelles. Le financement par la Justice est susceptible de soumettre les prestataires de soins à une double loyauté, notamment pour certains médecins appelés à valider des sanctions disciplinaires (notamment les mises à l’isolement).
L’organisation actuelle met une forte pression sur les médecins généralistes, surtout en l’absence d’un tri : ils doivent répondre à nombre de demandes qui ne relèvent pas toujours de la médecine générale. Comme il n’existe pas à proprement parler d’équipes de soins dans les prisons, des temps formels de coordination et d’échange ne sont pas prévus, ce qui contribue à la fragmentation des prises en charge. La complexité des besoins des détenus n’est que partiellement rencontrée par les professionnels en première ligne. Le manque d’effectifs et de compétences ne permet pas d’assurer de check-up d’admission complet et la continuité à la sortie de prison reste problématique. De même, des erreurs dans l’administration des médicaments ont été rapportées par certains acteurs de terrain, quand ce ne sont pas des gardiens qui se chargent de leur administration.
Concernant la deuxième ligne de soins, bien que la demande ne soit pas clairement identifiée à cause d’un manque de données de qualité, le manque de psychiatres et de professionnels de santé mentale ne permet pas d’assurer une réponse adaptée à la demande. Pour les soins somatiques, s’il est prévu de les concentrer dans les deux centres médico-chirurgicaux des prisons de Saint-Gilles et Bruges ou au centre hospitalier régional de la Citadelle de Liège, en pratique, plus de cent hôpitaux différents ont réalisé des prestations pour le SPF Justice, ce qui complique la coordination des professionnels et le transport des détenus. De plus, les équipements médico-techniques actuellement disponibles en prison sont dépassés et leur maintien à des standards de qualité est coûteux.
L’absence de guidances thérapeutiques et le manque de contrôle sur les professionnels de santé contribuent à la faible qualité des soins. Ils ont peu de formations spécifiques et n’ont pas d’association professionnelle qui pourrait les soutenir dans l’exercice de leurs missions.
L’organisation actuelle des soins de santé en prisons ne permet pas d’assurer à chaque personne détenue des soins de santé équivalents à ceux prodigués hors des prisons, continuant ceux reçus avant l’incarcération. Ces soins ne sont pas non plus adaptés aux besoins spécifiques des détenus, et ne permettent pas de conserver ou d’améliorer l’état de santé physique et psychique du patient. De plus, les soins de santé en prisons doivent également viser la prévention et la protection sanitaires ainsi que la réinsertion sociale des détenus. Il est donc indispensable de repenser les soins de santé dans les prisons belges.
[1] Document élaboré par le groupe de réflexion « Soins et détention », juillet 2014
[3] DRG-Abacus, KULeuven, Moebius, UGent, ULB et ULg.
[4] Logiciel utilisé pour la gestion des dossiers médicaux informatisés en médecine générale et en médecine de spécialité.
[5] Les contacts avec les professionnels de santé en dehors de la prison ne sont pas enregistrés dans Épicure©.
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