Vous êtes ici :
  1. Santé conjuguée
  2. Tous les numéros
  3. La santé en toutes lettres
  4. Derrière les mots, l’idée

Derrière les mots, l’idée


23 décembre 2016, Pascale Meunier

journaliste

Derrière l’usage d’un mot se tapit un concept, une idée. Ce ne sont pas toujours des mots nouveaux, parfois des mots auxquels l’usage donne une ampleur nouvelle.

La puissance d’un mot n’est pas neuve. J’ai découvert récemment un ouvrage plutôt ancien : LTI, la langue du IIIe Reich, de Victor Klemperer (Lingua Tertii Imperii). Ce linguiste juif allemand a vu son espace de liberté se réduire de jour en jour avec la montée de l’hitlérisme : il a perdu sa chaire à l’université de Dresde, perdu le droit de fréquenter les bibliothèques, jusqu’à celui de sortir de chez lui. Il n’en a pas perdu pour autant sa capacité d’analyse sémiologique du discours ambiant. En lisant tout ce qui, lecture autorisée ou non, lui tombait sous la main, en écoutant la radio et la rue, il a poursuivi dans ses carnets l’activité intellectuelle qui lui était officiellement interdite. Sa méthode : «  Observe, étudie, grave dans ta mémoire ce qui arrive – car demain déjà cela aura un autre aspect, demain déjà tu le percevras autrement –, retiens la manière dont cela se manifeste et agit.  »

Il n’est pas question ici de faire l’amalgame entre une pensée nazifiante et des termes utilisés aujourd’hui mais de réfléchir, éclairé par la démarche d’un linguiste, à l’usage que l’on fait de certains mots, au glissement de leur sens, à leur fausse interchangeabilité (migrants/réfugiés/demandeurs d’asile/illégaux), aux néologismes (déradicalisation) absents jusqu’à nouvel ordre du dictionnaire. Bref, au message qu’ils véhiculent moins inconsciemment qu’il n’y parait. Car comme le dit Klemperer dès les premières pages de son journal : «  Comme il est courant de parler de la physionomie d’une époque, d’un pays, de même on désigne l’esprit d’un temps par sa langue.  »

Préfixe et glissement de sens

Klemperer observe les mots et les séquences qui les composent. Le préfixe de distanciation ent-, par exemple (dé- en français). Ainsi écrit-il  : «  Face au risque de bombardement aérien, les fenêtres devaient être obscurcies [verdunkelt], c’est ainsi qu’apparut la tâche quotidienne de ‘désobscurcissement’ [Entdunkeln]. Au cas où le toit prendrait feu, il fallait que rien d’encombrant [Gerümpel] ne gênât l’accès au grenier des personnes chargées de l’extinction, ils furent donc ‘désencombrés’ [entrümpelt]. De nouvelles sources d’alimentation devaient être trouvées : le marron amer [bitter] fut ‘désamérisé’ [entbittert]…  »

La radicalisation et son corolaire déradicalisation relèvent à la fois de ce ressort et du glissement de sens. A mon avis, en tout cas jusqu’à présent, la radicalité n’est pas négative. Elle est souvent associée à des positions politiques ou sociales. Il existe des radicaux de gauche en France – et il s’en trouve actuellement au gouvernement –, est-ce grave ? Je suis personnellement radicalement contre la peine de mort, suis-je une extrémiste  ? Déradicalisation. Obstinément, le correcteur orthographique de mon traitement de texte le souligne et propose à sa place dératisation. Klemperer suit l’évolution fulgurante du mot fanatique : «  Jamais, avant le Troisième Reich, il ne serait venu à l’esprit de personne d’employer ‘fanatique’ avec une valeur positive. […] Il signifie une surenchère par rapport aux concepts de témérité, de dévouement et d’opiniâtreté, ou, plus exactement, une énonciation globale qui amalgame glorieusement toutes ces vertus.  »

Petit exercice : comptabilisons le nombre d’occurrences du terme déradicalisation lu ou entendu quotidiennement dans la presse, dans la bouche de nos élus… «  Mais la langue ne se contente pas de poétiser et de penser à ma place, elle dirige aussi mes sentiments, elle régit tout mon être moral d’autant plus naturellement que je m’en remets inconsciemment à elle. Et qu’arrive-t-il si cette langue cultivée est constituée d’éléments toxiques ou si l’on en a fait le vecteur de substances toxiques  ? […] Si quelqu’un, au lieu d’ ‘héroïque et vertueux’, dit pendant assez longtemps ‘fanatique’, il finira par croire vraiment qu’un fanatique est un héros vertueux et que, sans fanatisme, on ne peut pas être un héros. Les vocables ‘fanatique’ et ‘fanatisme’ n’ont pas été inventés par le Troisième Reich, il n’a fait qu’en modifier la valeur et les a employés plus fréquemment en un jour que d’autres époques en des années.  » Cependant, à trop employer un mot et à le superlativiser, on le condamne. «  Ainsi Goebbels fut poussé à cette absurdité qui consistait à tenter de renchérir sur ce qui ne pouvait plus faire l’objet d’aucune surenchère. Dans le Reich [hebdomadaire nazi censé représenter le Troisième Reich à l’étranger, NDLR] du 13 novembre 1944, il écrivit que la situation ne pouvait être sauvée que ‘par un fanatisme sauvage’. Comme si la sauvagerie n’était pas l’état nécessaire du fanatique, comme s’il pouvait y avoir un fanatisme apprivoisé.  » Autrement dit  : être fan inconditionnel est un pléonasme.

Les lieux et les gens

Klemperer témoigne de la «  rectification  », de la germanisation des noms de rue («  Les maires et conseillers municipaux les plus anciens et les plus inconnus sont déterrés, et leurs noms scrupuleusement inscrits sur les plaques des rues  »), de celui des villages («  Dans la circonscription de Gumbinnen, sur 1 851 communes, pas moins de 1 146 ont été débaptisées  »), des prénoms également (nettement moins de Sara, moins de Christa, place aux Dieter, Uwe et Margit…). En France, le maire Front National de Baucaire, dans le Gard, a débaptisé la rue du 19 Mars 1962, date du cessez-le-feu entre l’Algérie et la France. Elle s’appelle désormais rue du 5 Juillet 1962, jour marqué par le massacre d’Européens à Oran. Même guerre, juste une question de perspective. Le maire de Béziers lui a emboité le pas en modifiant la rue jumelle de sa cité en rue Hélie Denoix de Saint-Marc, un militaire, résistant et partisan de l’Algérie française (Le Monde, 27 novembre 2015). De petites histoires qui se réécrivent perpétuellement dans l’Histoire.

Il y a aussi les appellations dont on affuble certains endroits et qu’aucune carte topographique ne mentionne. La Jungle de Calais. Un oxymore. Qu’entend-on comme sauvagerie derrière l’exotisme de ce terme, comme espace dont l’humanité est absente  ? Il n’y a pas d’humanité dans cette zone parce qu’aucun Homme n’y habiterait  ? Pas étonnant qu’à quelques kilomètres de là, de l’autre côté de la frontière, cette jungle fasse peur… «  La ‘calaisisation’ de la Côte belge menace  » (Le Soir, 29 janvier 2016). On sent le potentiel de perte. A l’oreille, le mot tire même furieusement vers colonisation. Feuilletons une fois encore Klemperer. Coventry a produit le verbe coventriser (anéantir une ville en la pilonnant), la Première Guerre mondiale avait déjà engendré «  liéger  », lüttichieren (en référence à la résistance durant dix jours d’une division de l’armée belge aux assauts des Allemands). Ce dernier n’a pas occupé longtemps nos dictionnaires mais la manière de bâtir des vocables guerriers – offensifs ou défensifs – n’a pas changé. Cette jungle qui ne s’avoue pas bidonville révèle un habillage dont nous sommes friands pour masquer la réalité. Que dénie-t-on à un homme en lui refusant jusqu’à l’hospitalité d’un mot  ? Klemperer s’est aussi attardé au terme Untermenschentum, «  sous-humanité  », création propre de la LTI. On n’osera pas s’aventurer jusque-là. Relevons quelques euphémismes : dans Coke en stock, où la cargaison découverte par Tintin n’était en réalité pas du minerai  ; dans Le Quai de Ouistreham, où Florence Aubenas, façon Tête de Turc de Günter Wallraff, se fond dans la masse des demandeurs d’emploi de Basse-Normandie pour grappiller non pas des contrats de travail mais des «  heures   ». On ne parle plus d’emploi mais d’un confetti de périodes de prestations, on ne parle plus d’humains mais de combustible.

Manque de mots, choc du logos

Echauffourées à Calais, les habitants s’en prennent aux «  migrants  ». Au micro d’un journaliste de France 2 le 24 janvier 2016,un riverain plutôt nerveux lâche, péremptoire : «  Qu’ils s’en vont !   ». Certes l’espace médiatique ne lui permettait pas de développer plus largement sa pensée mais on ne peut que relier son intervention à la phrase de Gilles Vigneault : «  La violence, c’est un manque de vocabulaire.  » Ou le choix d’un certain vocabulaire. France 2 toujours, reportage du magazine Envoyé spécial diffusé le 14 janvier. Il est question de la sémantique des discours de Marine Le Pen. Mots choisis  : «  Catastrophique, dramatique, inépuisable, submersion migratoire, impossibilité d’accueil, passionnément francophile, invasion massive, triomphe, ravage, menace… Criez votre colère/hurlez votre espérance/bougez-vous…  » La liste est longue, constituée de très nombreux superlatifs faisant davantage réagir les tripes que le cortex. Une militante  : «  Elle a une façon de parler qui fait qu’on a envie de voter pour elle.  » J’en appelle à nouveau à Klemperer et à son analyse du discours des années 30  : «  Ce qui est populaire, c’est le concret ; plus un discours s’adresse aux sens, moins il s’adresse à l’intellect, plus il est populaire. Il franchit la frontière qui sépare la popularité de la démagogie ou de la séduction d’un peuple dès lors qu’il passe délibérément du soulagement de l’intellect à sa mise hors circuit et à son engourdissement.  »

Langage d’inclusion ou d’exclusion

Première année de son journal, 20 avril 1933. Klemperer écrit : «  Le mot ‘peuple’ [Volk] est employé dans les discours et les écrits aussi souvent que le sel à table, on saupoudre tout d’une pincée de peuple : ‘fête du peuple’ [Volksfest], ‘camarade du peuple’ [Volksgenosse], ‘communauté du peuple’ [Volksgemeischaft], ‘proche du peuple’ [volksnah], ‘étranger au peuple’ [volksfremd], ‘issu du peuple’ [volksentstammt]…  ». Un sentiment d’appartenance à ce peuple s’instille… En Flandre, terre de bekende Vlamingen où même la côte n’est plus qualifiée de belge, il n’y a guère que le SP-A et Groen ! pour ne pas adjoindre le grand V régional à leur nom… Le journal télévisé de la RTBF, le 25 janvier dernier, faisait écho de la décision du collège communal de Coxyde de ne pas interdire l’accès de la piscine aux demandeurs d’asile suite à un incident survenu quelques jours auparavant. Marc Vanden Bussche, bourgmestre VLD, peu favorable à cette autorisation, arguait  : «  Nous ne pouvons pas interdire l’accès à la piscine, c’est juridiquement impossible selon le Centre pour l’égalité des chances. Nous avons alors réfléchi aux mesures que nous pouvions prendre. Nous demandons donc au centre d’asile d’organiser urgemment des cours d’information sur nos us et coutumes ici dans notre commune et en Flandre.  » Le grand choc des cultures se confine désormais à des limites régionales voire municipales. Coxyde vs le reste du monde !

On pourrait poursuivre à l’envi cette plongée dans la rhétorique d’une époque et construire de multiples ponts avec nos sociétés, les messages publicitaires qui nous abreuvent, les marottes des médias, les petits euphémismes qui jalonnent notre quotidien et qui peu à peu font le nid des idées qui les sous-tendent (voir encadré). Klemperer encore  : «  On cite toujours cette phrase de Talleyrand, selon laquelle la langue serait là pour dissimuler les pensées du diplomate (ou de tout homme rusé et douteux en général). Mais c’est exactement le contraire qui est vrai. Ce que quelqu’un veut délibérément dissimuler, aux autres ou à soi-même, et ce qu’il porte aussi en lui inconsciemment, la langue le met au jour.  »

Au matin du 13 février 1945 tombe l’ordre d’évacuer les derniers Juifs résidant encore à Dresde, dont Victor Klemperer jusqu’alors préservé de la déportation par son mariage avec une Aryenne. Le soir même, les Alliés bombardent la ville, permettant au linguiste d’échapper in extremis à la Gestapo. Se définissant lui-même davantage Allemand que Juif, il s’est établi par la suite en République démocratique allemande où il mourut en 1960.

Parlez-vous le social ?

Véronique Georis, directrice d’AMOS asbl.

Que dit une politique d’accueil qui choisit de parler de migrants plutôt que de réfugiés ? Que dit une politique de santé selon qu’elle parle de clients plutôt que de patients ?

En première ligne de l’aide sociale générale, spécialisée ou de «  l’accueil  » des demandeurs d’asile, sommé d’appliquer des politiques inhumaines, récompensé pour son zèle au même titre que la personne précarisée, le travailleur social se voit coupé progressivement des motivations mêmes qui ont fait son engagement. Le langage, première institution sociale, se retourne contre lui. Euphémismes, métonymies, oxymores, voici quelques expressions qui font le quotidien des travailleurs sociaux dans certaines institutions publiques dont l’objet social avoué est l’accueil des plus démunis.

Figures de style messagères de politiques qui datent du début de ce siècle et dont les effets ne cessent d’accroître la dénommée «  fracture sociale  » qu’ils sont censés résoudre, ces glissements silencieux de sens montrent comment les nouvelles politiques managériales tentent de neutraliser l’impact d’une inhospitalité sociale grandissante [1]. Florilège plus amer que doux.

Déclinatoire motivé (au CPAS) : document administratif par lequel le demandeur se voit refuser les moyens de sa survie.

Dossier (CPAS)  : norme de financement forfaitaire du personnel des CPAS dont l’élaboration ne tient pas compte des demandes n’ayant pas abouti à une décision.

Droit à l’intégration sociale (CPAS 2001) : droit qui remplace, dans un contexte de chômage croissant, le droit au minimum vital d’existence (loi de 1974). Droits universaux à titre résiduaire (CPAS) : visent une sous-population particulière et temporaire jusqu’à la restauration d’une situation normale de travail. Entretien (au CPAS et au Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides) : processus par lequel l’individu est amené à dire la vérité que veut entendre le travailleur social, sur lui-même. Mise à l’emploi «  normale  »  : accès à un sous-statut de type article 60 pour un bénéficiaire du minimum vital.

Non recours : attitude par laquelle l’ayant droit refuse de demander l’aide sociale à la suite d’une perte de confiance totale dans le système (voir Observatoire français du non recours).

Racisme «   ordinaire  » : racisme auquel sont confrontées majoritairement les personnes en recherche d’insertion, issues de l’immigration, de la part d’employeurs potentiels.

Solidarité responsable (au CPAS) : nouvelle conception de l’aide sociale qui vise la responsabilisation individuelle des demandeurs d’aide et le conditionnement de l’octroi des moyens de survie, à l’existence d’un projet d’insertion (Vande Lanotte 2001).

[1La plupart de ces expressions trouvent leur source dans mon expérience professionnelle de travailleuse sociale et dans un article d’Abraham Franssen : « Le sujet au cœur de la nouvelle question sociale », La Revue nouvelle, extrait de la thèse doctorale de l’auteur «  La fabrique du sujet : transformations normatives, crises identitaires et attentes de reconnaissance  », mars 2002

Cet article est paru dans la revue:

n° 77 - décembre 2016

La santé en toutes lettres

Santé conjuguée

Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...

Dans ce même dossier