Climat, sexisme ou encore racisme et inégalités : les jeunes d’aujourd’hui ne sont pas moins militants qu’auparavant, mais leur engagement se réinvente sous de nouvelles formes.
On est plus chaud, plus chaud, plus chaud que le climat ! » Début 2019, des milliers de jeunes manifestants défilaient tous les jeudis dans les rues de diverses villes belges, brandissant des pancartes et scandant des slogans pour réclamer des mesures fortes contre le réchauffement climatique. Depuis plusieurs années, la thématique climatique et plus largement environnementale mobilise une jeunesse aux profils variés. L’enquête « Génération quoi » de la RTBF menée en 2016 [1] avait déjà mis en avant les préoccupations des jeunes pour l’environnement. Pour 49 % des répondants âgés de dix-huit à trente-quatre ans, c’était la problématique qui les préoccupait le plus. « C’était une jeunesse qui souhaitait s’exprimer sur ses galères : la difficulté de l’accès à l’emploi, la difficulté à pouvoir s’émanciper de la famille, etc. Pourtant, sa première préoccupation, c’était quand même l’environnement ! Et peu de temps après, ils étaient dans les rues », constate Johan Tirtiaux, sociologue à l’Université de Namur qui a coordonné cette enquête.
L’environnement, mais également les questions féministes ou antiracistes : les nouvelles thématiques qui mobilisent les jeunes dépassent les clivages idéologiques traditionnels gauche-droite. Des clivages « qui se jouaient auparavant sur des divisions normatives classiques : le rôle de l’État, la redistribution des richesses, la protection sociale, la liberté d’entreprises... », analyse Patricia Loncle, sociologue et professeur de sociologie à l’École des hautes études en santé publique (EHESP), invitée à l’émission Entendez-vous l’éco ? de France Culture consacrée à la jeunesse en janvier dernier [2].
Tous les observateurs s’accordent : si les jeunes d’aujourd’hui témoignent d’une forte défiance envers le système politique, ils ne sont pas moins engagés que les générations précédentes. Mais leurs mobilisations prennent de nouvelles formes, moins inscrites dans les structures traditionnelles - telles que les syndicats. « Il y a un rapport beaucoup plus individuel à l’engagement : sur une cause, à un moment donné, et puis ça change. C’est un engagement qui se situe plus souvent en dehors du collectif et de ses contraintes », observe Arthur Lambert, vice-président de l’organisation de jeunesse Ecolo-J et conseiller communal à Braine-l’Alleud. Patricia Loncle, de son côté, ne dit pas autre chose : « On ne peut pas dire qu’ils seraient moins engagés, mais ils fabriquent leurs engagements beaucoup plus que par le passé, du fait des contraintes de l’individualisation. Ils vont avoir une attitude plus pragmatique, peut-être plus de refus de délégation de la parole, ils vont être plus soucieux de permettre aux uns et aux autres de s’exprimer dans la sphère associative et ils vont créer d’autres espaces. »
L’engagement des jeunes, moins institutionnalisé, plus pragmatique, parfois plus ponctuel, s’exprime dans la rue ou sur les réseaux sociaux. Il combine souvent les sphères privées (par exemple en consommant autrement), locales (par exemple en s’investissant dans l’aide aux migrants) et internationales. Et une même personne peut déployer l’ensemble de ces facettes. « Aujourd’hui on n’est pas militant féministe, écologiste ou antiraciste pendant les deux heures d’une manifestation ou les deux heures d’une réunion militante. L’écologie, cela traverse les personnes, c’est un questionnement personnel, explique Geoffrey Pleyers, sociologue et professeur à l’UCL également invité dans l’émission de France Culture. C’est un engagement qui sépare moins le privé du politique. C’était aussi le cas pour d’autres mouvements auparavant, mais je crois que c’est plus profond aujourd’hui. C’est en même temps une lutte pour changer le monde et pour se changer soi-même, et dans ce sens, on ne pourra pas toujours le mesurer aussi précisément que les engagements précédents. »
Au-delà des thématiques mobilisatrices, cet engagement « à la carte » conjugue les moyens d’action traditionnels – rassemblements et manifestations – et d’autres modes opératoires. « Beaucoup de jeunes ont commencé en allant dans la rue le jeudi dans les grèves du climat, rappelle Arthur Lambert. Et puis ils se sont retrouvés avec cette question : “qu’est-ce qu’on fait pour que ça avance plus ?”, notamment suite à l’échec de la loi climat ». Se côtoient des engagements aux contours variés : individuels, politiques ou au sein d’actions de désobéissance civile, dans des collectifs comme Extinction Rébellion ou d’autres, plus petits.
Depuis le début de la crise sanitaire, de nouvelles préoccupations se sont invitées dans le débat. Isolement, détresse psychologique et précarité : suite aux mesures de distanciation sociale dues au Covid-19, des milliers d’étudiants ont témoigné de leurs difficultés et ont manifesté pour que celles-ci soient prises en compte. La perte, pour nombre d’entre eux, d’un job étudiant, a intensifié le phénomène de précarité étudiante, préexistante à la crise. « Certains jeunes se retrouvent avec 100 euros par mois pour manger », déplore Arthur Lambert. Cette question, à l’agenda de la Fédération des étudiants francophones (FEF) depuis les élections de 2019, a pris de l’ampleur et, en février 2021, une consultation de 5 500 étudiants a fait émerger trois priorités : la diminution des droits d’inscription, le remboursement du matériel de cours, les aides au logement. « Nous travaillons sur ces mêmes revendications qui nous occupaient auparavant : le Covid n’a fait que renforcer des situations qui existaient déjà… » commente Chems Mabrouk, présidente de la FEF.
Le Covid-19 génère chez les plus jeunes le double souhait paradoxal d’un retour à la normale – avec des cours en présentiel, l’accès à la culture et aux échanges interpersonnels – et d’un changement « post-crise ». Une enquête menée auprès d’adolescents (de douze à dix-huit ans) en mai dernier par l’Université de Liège a d’ailleurs mis en lumière le besoin des jeunes de faire entendre leur voix et de participer aux différentes étapes de la crise et de l’après-crise. Un jeune sur deux a aussi déclaré « se sentir prêt à s’engager pour la société » [3].
Le Covid a aussi poussé certains jeunes à tester de nouveaux types d’actions afin de respecter les consignes de distanciation sociale. « La crise nous a forcés à repenser nos pratiques militantes pour rester connectés au terrain. C’est la raison pour laquelle nous avons mis en place cette enquête et lancé une action sur la précarité étudiante via une application qui comptait les pas de chaque étudiant, ce qui permettait de nous mobiliser en respectant les mesures », explique Chems Mabrouk. Mais si le premier confinement a engendré une vague de réflexions sur « le monde d’après », les mois qui ont suivi ont vu une énergie militante à la baisse. C’est en tout cas ce dont témoigne Arthur Lambert : « J’ai plutôt constaté que c’est très difficile de militer en temps de Covid. À cause des restrictions, mais aussi du fait que, quand il y a des réouvertures, on a plutôt envie de profiter. Ce qui fait la militance, c’est aussi la joie et le lien, et pour le moment, il n’y en a pas beaucoup… » Et d’ajouter : « Pourtant la militance a tout son sens parce que la crise Covid ce n’est pas un petit virus qui est apparu de nulle part. Il est issu de notre système productiviste et c’est potentiellement le premier d’une longue série. Sans parler des conséquences du changement climatique. Ce n’est pas toujours facile de se retrouver face à ces constats, mais cela vaut vraiment la peine d’essayer de se réinventer ».
La jeunesse est plurielle et la militance n’échappe pas aux fractures sociales. Exemple avec le climat. En octobre 2019, l’Appel pour une école démocratique (Aped), un mouvement de professeurs qui luttent pour une démocratisation de l’enseignement, publiait une étude montrant que les connaissances, la motivation, l’engagement des élèves au sujet des enjeux environnementaux sont très variables selon les filières d’enseignement [4].
Militer reste en effet souvent réservé aux catégories de jeunes les plus favorisés. « Quand on finance soi-même ses études, s’investir dans des endroits militants, ça fait parfois trop, confirme Arthur Lambert. Mais il y a aussi un aspect symbolique : comme les jeunes militants ont un capital culturel important, la question des rapports de domination au sein des collectifs peut freiner l’investissement de certains. » Chartes « genre », formations aux notions de privilèges de genre, de classe et de race, autant d’initiatives prises par certains collectifs pour déjouer le piège d’un militantisme élitiste. Mais celles-ci suffiront-elles pour toucher les jeunes les plus fragilisés ? Car l’engagement et la militance ne s’apprennent pas sur les bancs de l’école et certains jeunes ne sont sensibilisés à la « chose politique » que très tard ou de très loin.
En 2019, un atelier radio lancé à la demande du plan de cohésion sociale Machtens et animé par l’asbl Comme un lundi et le Gsara tend le micro aux jeunes habitants de deux tours de logements sociaux à Beekkant, un quartier de Molenbeek. En émerge une première saison de la série À l’ouest podcast [5], qui propose un tableau du quotidien dans les logements sociaux : la solitude, les amours, la vétusté, les rêves.
Mais les ateliers prennent ensuite un tour inattendu. Thibault Coeckelberghs, animateur radio, se remémore : « On devait commencer la saison deux au moment du premier confinement. En mai-juin, je suis revenu dans les logements et les jeunes m’ont dit que Le Logement molenbeekois – société immobilière de service public – allait changer d’opérateur (et donc la travailleuse sociale en charge de mettre en œuvre ce plan de cohésion sociale, NDLR). Les jeunes n’étaient pas d’accord avec cette décision. On sentait cette envie de tout péter. Cela a été un nouveau point de départ à l’atelier. » L’équipe ne se positionne plus seulement comme des animateurs radio, mais aussi comme les animateurs d’une action citoyenne. Commence alors l’apprentissage de la militance : prendre contact avec les interlocuteurs du Logement molenbeekois, préparer ses arguments, chercher des alliés, dont le délégué général aux droits de l’enfant qui a sollicité pour le groupe un rendez-vous auprès de la secrétaire d’État en charge du logement à Bruxelles, Nawal Ben Hamou. « Les jeunes ont pu s’exprimer face à elle, mais elle ne pouvait rien faire. Ils ont perdu leur combat, même si la ministre a tout de même promis de les revoir et s’est engagée à ce qu’il y ait une règlementation qui oblige les centres d’insertion socioprofessionnelle à prendre en compte l’avis des jeunes sur les domaines qui les concernent. »
Pour Ibtissam, qui a participé au projet, l’exercice de la militance était une première. Auparavant elle avait tout au plus élevé la voix pour se faire entendre de ses professeurs à propos du fonctionnement de sa classe. « En Belgique, on n’a presque jamais été entendus. Quand on a fait À l’ouest podcast, j’ai eu un peu d’espoir. » Et si elle déclare aujourd’hui avoir envie de remettre le couvert, ce sera en étant « plus ferme parce que quand on est trop gentils, ça ne passe pas : il faut aller droit au but, chercher plus haut et plus loin les personnes concernées ». Car si les jeunes participants au projet en sont ressortis avec de nouvelles compétences, « il en résulte aussi une grosse désillusion, car ils ont tout fait dans les règles de l’art, mais sans résultats… », conclut Thibault Coeckelberghs.
La jeunesse veut se faire entendre, mais elle a souvent l’impression d’être peu comprise. « On est entendu parce qu’on crie beaucoup. C’est notre job de mettre la pression, d’essayer de créer un rapport de force suffisant, assène Chems Mabrouk. Mais on n’est pas toujours écouté. Le fait qu’on soit des jeunes, oui, ça va parfois être utilisé pour nous dire “Vous êtes des idéalistes : un jour vous comprendrez”. Il y a quelque chose de très paternaliste là-dedans. Alors qu’en fait, nous avons surtout des désaccords idéologiques, politiques. »
Déconfinement, retour des cours en présentiel… : « Ce n’est pas juste un caprice de gens qui en ont un peu marre, c’est un vrai besoin. Si les protocoles étaient réfléchis avec les jeunes, je suis sûr qu’on pourrait éviter plein de contaminations », estime de son côté Arthur Lambert.
[1] Génération quoi ? La grande enquête sur les 18- 34 ans dans toute l’Europe, RTBF, Université de Namur, 2016, http:// generation-quoi.rtbf.be
[2] « L’âge de l’engagement », épisode 2/3 de « Jeunesse : la fin des illusions », Entendez-vous l’éco ?, France Culture, 27 janvier 2021, www.franceculture.fr.
[3] Lien social, besoin d’appartenance et engagement : impliquer les jeunes dans les différentes étapes de la crise, 25 novembre 2020, www.uliege.be.
[4] M. Vandemeulebroucke, « Tous “chauds pour le climat” : les élèves favorisés ont une ardeur d’avance », Alter Échos n° 479, décembre 2019.
[5] Th. Coeckelberghs, À l’ouest podcast, Comme un lundi, 2020-2021, à écouter sur https://commeunlundi.be, Spotify ou YouTube.
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