Isabelle Ferreras est sociologue et politologue, chercheure au Fonds national de la recherche scientifique (FNRS) à Bruxelles et à l’université d’Harvard et professeure à l’université catholique de Louvain. Elle vient de publier un petit ouvrage : Gouverner le capitalisme ? [1]. Christian Legrève nous en présente sa propre lecture, subjective, en la reliant au sens que peut prendre l’autogestion dans les maisons médicales.
C’est un petit ouvrage décoiffant et un peu énervant. Il m’énerve à plus d’un titre. D’abord parce que je ne partage pas un certain nombre d’a priori idéologiques qui en sont le fondement. Pour l’auteure, « le fait capitaliste n’est pas, aujourd’hui, contournable. ». Elle situe clairement sa recherche dans le cadre de l’entreprise capitaliste, sans remettre en cause la légitimité du profit. Elle conteste, par contre, la pertinence de se centrer sur la lutte contre les inégalités économiques. Il m’énerve aussi, à l’inverse, parce que sa proposition repose sur l’idée que les propriétaires du capital financer sont soucieux « d’éviter la révolution, ou - moins gravement - la perte de leurs capacités d’innovation, la perte d’efficacité du travail, l’absentéisme, la démotivation et la dépression de leurs ressources humaines ». Que les actionnaires, en bref, souhaitent s’investir dans la recherche d’un mode de gouvernement des entreprises « légitime, raisonnable et intelligent ». Je n’en crois rien.
Et pourtant… Pourtant, il y a des choses à aller chercher dans son travail. Dans un curieux appendice (24 objections au bicamérisme économique - sa proposition), on trouve matière à encouragement sur notre chemin. L’objection 13 est la suivante : « Le modèle autogestionnaire a été tenté et a échoué. C’est une solution du passé, pas de l’avenir ! ». Et elle contre-argumente : « Faux ! Personne ne peut affirmer que ce modèle a échoué car l’échantillon d’évaluation est trop faible. On sait, par exemple, que l’échec de certaines entreprises autogestionnaires peut être imputé aux difficultés d’accès au crédit (...). ».
Son analyse montre que le capitalisme et le marxisme ont ramené l’entreprise à sa seule fonction instrumentale (production en vue d’un profit pour les uns, et d’un salaire pour les autres) au détriment de ce qu’elle appelle la fonction politique. La fonction politique, telle qu’elle l’a définie, c’est bien l’organisation de la délibération entre les différentes parties prenantes au sujet des finalités et des moyens. Et c’est bien sur la diversité des conceptions du capital qu’elle est basée. Pour Isabelle Ferreras, il est temps de proposer une structuration de l’entreprise comme institution politique. La gouvernance démocratique étant « le standard du politique dans les sociétés occidentales en modernité avancée », il n’est plus possible que les détenteurs du capital financier accaparent le pouvoir.
Elle fait le constat que, pour la première fois dans l’histoire, tous les jeunes adultes européens des deux sexes ont été éduqués par des parents « nés avec le droit de vote ». Après une analyse historique de l’apport du bicaméralisme politique [2] dans l’évolution de nos sociétés, elle formule sa proposition, qui consiste à initier cette évolution dans le monde économique, et à organiser le gouvernement des entreprises sur base de deux chambres d’avis, l’une représentant « les apporteurs de capital », l’autre « les investisseurs en travail », les deux exerçant un pouvoir égal sur l’exécutif, la structure de management.
Une partie de nos questions de départ tournaient autour du sens politique de l’autogestion, de sa pertinence face à un pouvoir économique qui a changé. De la réalité de la reprise autogestionnaire du pouvoir, de l’exercice de la liberté économique. De la capacité de l’autogestion à incarner une alternative.
A l’occasion de l’analyse des stratégies syndicales, Ferreras nous dit « (...) Nos démocraties capitalistes font, aujourd’hui, face à leur propre contradiction. Les salariés demandent d’être émancipés et veulent sortir de la subordination domestique, imposée unilatéralement par l’employeur - représentant des apporteurs en capital. Et le travail n’est que plus efficace et innovant s’il est exercé avec responsabilité. ». Voilà, en creux, un magnifique plaidoyer pour la pertinence politique d’une structure autogestionnaire. Elle considère qu’il faut revenir sur la frontière entre les libertés politiques et le domaine économique, où seule la liberté des détenteurs du capital est garantie, alors que l’absence de liberté des travailleurs est maquillée par l’invention, la fiction, du contrat de travail.
Selon Isabelle Ferreras, la logique de fond de toutes les innovations institutionnelles du XXème siècle en matière de démocratie au travail, c’est d’impliquer les travailleurs dans la gestion de l’entreprise à l’intérieur d’un cadre fixé par les apporteurs en capital. « C’est ce que nous appelons participer à la gestion de l’entreprise, par opposition au fait de peser sur le gouvernement de l’entreprise ». La nuance est importante, et l’auteure s’y arrête longuement. Dans la délibération sur le gouvernement de l’entreprise, les termes de l’échange sont politiques. « Ils touchent aux conceptions de la justice et portent sur les finalités et les moyens de l’activité. » En transposant aux maisons médicales, voilà qui ouvre un horizon de sens à donner à notre organisation. Il ne s’agit pas tant, dans nos structures, de marchander les conditions de travail que de délibérer sur les finalités de notre action. Au passage, ceci rend tout son sens spécifique au cadre syndical dans nos structures autogérées.
« (...) Il est fondé - et urgent - d’abandonner un schéma de compréhension simpliste de l’entreprise, d’autant plus lorsqu’on se pose la question de son gouvernement. (...) De ce point de vue à construire, la diversité de [ces] contributions pourra être consolidée. Et de leur éparpillement actuel pourra naître une consolidation des connaissances dignes d’un véritable champ scientifique, riche des controverses scientifiques qui pourront enfin se construire au départ de cette diversité. ». La poursuite, l’observation et l’amélioration de la pratique autogestionnaire prendrait donc sens dans une histoire de la sociologie du travail et de la démocratie plus largement, et pourrait nourrir un champ scientifique nouveau qui se construit, que viennent alimenter les disciplines qui, en fait, sont structurées chacune autour d’une de nos définitions du capital.
À la source de la proposition de Ferreras se trouve une réflexion sur ce qu’est une entreprise. On l’a vu, l’entreprise est, sans conteste, le lieu de déploiement d’une rationalité instrumentale, où l’actionnaire recherche le retour le plus important, et le salarié les meilleures conditions de travail, de salaire notamment. Mais c’est, en même temps, le siège d’une autre rationalité, de type politique. Et celle-là serait largement portée par lesinvestisseurs en travail, qui engagent leur personne au quotidien dans le travail. « Cela revient à dire que le rapport au travail, à l’investissement dans le travail - et dans l’entreprise plus généralement - au-delà de ses aspects techniques et instrumentaux, se nourrit de sens, est support de sens. ». Encore une fois, vues comme ça, nos équipes peuvent devenir un formidable laboratoire pour le futur. Cela à la condition qu’on ne marche pas à contre-courant de l’histoire que raconte Ferreras, en se repliant sur une conception strictement instrumentale de nos rapports.
L’organisation autogestionnaire, certes problématique, ouvre potentiellement des espaces au déploiement de la rationalité politique de l’action en soins de santé. « Au niveau descriptif, l’entreprise est comprise comme instituant une lutte d’influence et un compromis entre ces deux rationalités. Elle est le siège, actuellement, d’un rapport de force d’autant plus violent qu’il n’est pas canalisé par des institutions appropriées. ».
On peut également éclairer à quel point cette vision rend leur place à chacune des définitions du capital évoquées en première partie du cahier. Capital social, culturel, symbolique, politique ne peuvent s’enrichir et s’exprimer que dans un cadre où il est fait place à la rationalité politique de l’entreprise. Nos (réputées) épuisantes réunions d’équipe, nos (soi-disant) interminables assemblées générales, nos (supposées) inutiles journées au vert peuvent certes être améliorées, mais sont les lieux irremplaçables d’expression de cette rationalité-là. A nous de faire qu’ils le restent. Ou le redeviennent.
Qu’est-ce que le travail ? Question idiote ? Pas tant que ça ! C’est un autre fondement de la proposition du bicaméralisme économique. « Travailler veut-il dire quelque chose, à part gagner un salaire ? ». L’auteure s’attache à analyser ce que représentent pour les salariés l’expérience du travail, et, partant, l’institution dans laquelle cette expérience prend place.
Elle insiste d’abord sur la dimension expressive du travail. Dans son vocabulaire, expressive signifie porteuse de sens. Et elle décrit quatre dimensions à cette expressivité du travail : travailler, cela représente le fait d’être autonome, d’être inclus dans le tissu social, de sentir utile, et, enfin, de faire « un travail intéressant ».
Elle relève ensuite le caractère public du travail. Elle souligne l’évolution qui nous a conduits d’une économie industrielle à une économie de services. Le secteur tertiaire est certes hybride, mais l’expérience du travail y présente un certain nombre de caractéristiques communes. Elle en souligne une, dont l’impact est encore mal identifié : c’est la présence, directement sur le lieu de travail ou indirectement, outre les collègues, chefs et subalternes, de la figure du client. Cette irruption a des conséquences sur la sociologie des relations de travail, parce que les salariés doivent composer avec les différents modes de communication, ceux qu’ils développent entre eux, avec les clients, et aussi entre eux sous le regard des clients. Nous sommes dans le cadre de l’entreprise capitaliste marchande, mais nous voyons directement les analogies.
Dans le monde capitaliste, Ferreras décrit encore « le régime d’interaction domestique » promu par le management dans les relations avec le client. Elle utilise délibérément le terme domestique pour rapprocher ce régime de celui qui liait les domestiques aux maîtres (mettant les uns au service des autres, supposant l’anticipation des attentes des seconds par les premiers), et pour insister sur la contradiction avec l’espace public de la relation. Ici encore, nous pouvons réfléchir aux analogies avec notre situation, avec le système complexe de nos relations ambivalentes entre collègues, entre pairs du même secteur, et avec les patients, dans les différentes situations où nous les rencontrons.
[1] Ferreras I., Gouverner le capitalisme ?, PUF, Paris, 2012. Toutes les citations dans ce texte renvoient à ce livre.
[2] Le bicamérisme (ou bicaméralisme) est un système d’organisation politique qui divise le parlement en deux chambres distinctes, une chambre haute et une chambre basse. Le mot, introduit au XIXème siècle, est constitué de « bi » (deux) et de « camera » (chambre en latin) (Wikipédia).
n° 63 - janvier 2013
Tous les trois mois, un dossier thématique et des pages « actualités » consacrés à des questions de politique de santé et d’éthique, à des analyses, débats, interviews, récits d’expériences...